• Aucun résultat trouvé

Ils viraient en sifflant sur leur traîne sur leurs pennes sur leurs ailes

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 184-189)

voir lorsque Joal et la Normandie se donnent la main, lorsque la France et le Sénégal se lient d’amitié forte, lorsque l’Afrique et l’Occident accordent leurs violons.

C’est donc ici un choix du peintre, un geste d’engagement surement à l’image de celui du poète choisissant de prêcher le mélange des cultures nécessaire à la renaissance heureuse du monde. Pour ainsi dire, chez Chagall le mélange est une ouverture mutuelle conduisant à la fécondation des différences. C’est aussi autour du mélange que Hans Hartung choisit d’organiser son illustration de l’«Élégie des Alizés ». Plus précisément, la mise en images effectuée par Hartung se concentre sur l’aspect physique des vents Alizés tel qu’il est pointé par Senghor en ces mots :

Comme des morts propices, les premiers vents alizés caressant les collines des mamelles

Dédaignant la piste des longs courriers, les premier Alizés.

Ils viraient en sifflant sur leur traîne sur leurs pennes sur leurs ailes

Tissaient un tour d’honneur sur la Métropole, avant de s’annoncer aux conques bouches de Gambie. […] Et pendant trente jours, soufflèrent sifflèrent les Alizés sur leurs ailes rythmées.

305

Dans ce segment, les vents acquièrent un corps, ils deviennent presque concrets. Les Alizés sortent de l’invisible et se font palpables comme leurs actions sur l’environnement. Mieux encore, les vents Alizés sont presqu’humanisés puisqu’ils sont dotés comme les humains de cette aptitude à caresser et à crier. Les vents se donnent donc à voir comme des être vivants à part entière : ils se mettent en mouvement et font des choix. Ce sont des êtres hybrides dans la mesure où ils sont humanisés par leurs capacités à dédaigner et à tisser, tout en apparaissant comme des animaux ailés et sifflants. En fait, en héritant à la fois des traits de l’être humain et de ceux de l’animal, les vents Alizés prennent des allures d’une créature terrifiante. En réalité, la force terrifiante de ce corps s’origine dans la quantité. Plus exactement, dans cette même quantité de vent qui différencie la petite brise agréable de l’ouragan horrifiant.

ϯϬϱ/ĚĞŵ͘ƉϮϳϬ͘

̱ͳͺ͸̱

Effectivement, le premier est faible parce qu’il est seul, le second est d’une force dévastatrice parce qu’il résulte de l’action commune de forces multiples. C’est d’ailleurs cette toute puissance de la fusion des différences que choisit Hans Hartung comme source illustrative du poème senghorien. Plus précisément, la mise en images qu’il fait du poème de Senghor se constitue des vents dont les mouvements puissants et les composants tourbillonnants donnent des allures de cyclone. En effet, sur ce tableau sont visibles à la fois des vents provenant du bas de la toile à gauche pour s’étendre sur tout le flanc droit de celle-ci. Ces premiers vents sont rejoints dans leur progression ņ sensiblement au centre du tableau ņ par d’autres courants plus virevoltants trouvant leurs sources dans le haut de la toile à droite et au centre.

Cette rencontre de vents différents et contraires crée une zone de forte tension au milieu du tableau qui ressemble fort à l’œil d’un cyclone. Hartung matérialise d’ailleurs assez clairement cette zone de force par des traits plus appuyés, quitte à en faire une zone d’ombres. Hans Hartung a donc fait le choix de démontrer la toute puissance de l’hybridation en mettant en évidence la multitude des courants comme source première de la toute puissance des vents Alizés. Évidemment, ce choix du peintre peut avoir d’autres explications possibles.

Ainsi, le métissage apparaît comme un thème fondateur dans la mise en images des poèmes des Senghor. Cependant ce thème n’est pas le seul traité dans les poèmes senghoriens. Il y a donc toujours pour l’illustrateur la nécessité de choisir l’idée autour de laquelle il organisera son travail. C’est précisément ce choix libre qui explique que Chagall et Hartung donnent deux illustrations différentes du même poème. En fait, le thème du métissage s’impose, par le poème et surtout par les travaux critiques de Senghor, comme matériau de base. La liberté de l’illustrateur n’agit que dans son traitement. Mais au delà du métissage, le passé glorieux de l’Afrique n’organise-t-il pas aussi l’illustration des poèmes de Senghor ?

̱ͳͺ͹̱

(Fig.4)

Hans Hartung - « Élégie des Alizés »

(Eau-forte originale. 1978)

̱ͳͺͺ̱

4.2. L’Afrique, terre des mélanges millénaires

L’autre élément caractérisant la poésie senghorienne et son illustration est l’affirmation de l’idée selon laquelle l’Afrique est une terre d’accueil millénaire. En fait, le poète et ses illustrateurs aspirent à donner une vision concrète de tous les branchements culturels qui ont eu pour principal théâtre le sol africain. Effectivement, l’Afrique est depuis des milliers d’années le berceau d’échanges commerciaux politiques et culturels entre plusieurs populations du monde. Ce sont justement ces multiples et fertiles contacts entre cultures différentes que pointe Senghor dans son « Élégie de Carthage » et que restitue picturalement Pierre Soulages. Plus exactement, ce sont ces rencontres entre les cultures différentes ainsi que leurs inévitables cortèges de tensions hostiles que met en images Pierre Soulages.

D’abord, il faut souligner que l’illustration picturale que fait Pierre Soulages de l’« Élégie de Carthage »306 a la forme d’un idéogramme chinois constitué de six épais traits de peinture noirs, trois à la verticale et trois à l’horizontale, qui se rencontrent dans une anarchie apparente. Ces traits noirs reposent sur un fond gris-clair qui se donne plutôt à voir comme blanc eu égard à l’effet optique induit par le contraste entre le noir et le gris-clair sous l’arbitrage de la lumière. Cependant, ces lignes noires organisant la forme de l’illustration ne présentent pas de limites rigoureuses parce qu’en elles sont encore visibles les touches de pinceaux qui les ont fait naître. Le corps-objet qu’enfantent ces lignes noires porte encore clairement les marques des gestes du travail qui a conduit à son surgissement dans monde réel. Autrement dit, ces traits paraissent comme toujours en esquisse, ils semblent inachevés en leurs limites, toujours en friches. En fait, les extrémités des lignes de cet idéogramme témoignent des traces de pinceaux guidés par la main du peintre. De même, lorsque le tableau de Soulages est observé à une certaine distance, il laisse apparaître comme la vision d’une planète. Effectivement, il semble que les six lignes noires construisent un univers précis dans les limites de la toile. Cet univers peut être inscrit dans un cercle passant quasiment par toutes les extrémités des traits et dont le centre serait sensiblement à l’intersection entre le trait verticale central et celui horizontal central.

ϯϬϲ >ĠŽƉŽůĚ ^ĠĚĂƌ ^E',KZ͕ ͨůĠŐŝĞ ĚĞ ĂƌƚŚĂŐĞ͕ͩ ĂƋƵĂƚŝŶƚĞ ŽƌŝŐŝŶĂůĞ ĚĞ WŝĞƌƌĞƐ ^ŽƵůĂŐĞƐ͕ ĚĂŶƐ>ĞƐ ůĠŐŝĞƐ DĂũĞƵƌĞƐ͕ 'ĞŶğǀĞ͕ ZĞŐĂƌĚ͕ ϭϵϳϴ͘ sŽŝƌ ĂƵƐƐŝ ĚĂŶƐ>ĠŽƉŽůĚ ^ĠĚĂƌ ^ĞŶŐŚŽƌ͕ ůĞ WŽğƚĞ Ğƚ ůĞƐ WĞŝŶƚƌĞƐ͕

WĂƌŝƐ͕ŝďůŝŽƚŚğƋƵĞŚŝƐƚŽƌŝƋƵĞĚĞWĂƌŝƐ͕ϮϬϬϲ͕Ɖ͘Ϯϴ͘

̱ͳͺͻ̱

L’illustration que fait Pierre Soulages de ce poème senghorien se donne donc à voir immédiatement de manière globale. C’est un monde dans lequel les couleurs se rencontrent, les traits s’entrecroisent avec certaines tensions. C’est un univers de mélanges, certes avec quelques tensions inhérentes à la rencontre des différences. En réalité, toutes les caractéristiques formelles de cette toile trouvent leur source entre les lignes de l’« Élégie de Carthage ». En effet, l’illustration que fait Pierre Soulages de ce poème se construit sur des thèmes dispersés dans l’ensemble du texte. Plus exactement, ces thèmes sont des lieux autour desquels s’organise l’imagination du lecteur-illustrateur. Dans l’« Élégie de Carthage », ces lieux de cristallisation imaginale sont nombreux ; il convient de les étudier plus en détails.

D’abord le premier lieu de cristallisation imaginal qui s’offre à la lecture de l’ « Élégie de Carthage » est le noir. La couleur noire, le noir ébène, le noir de la nuit, le noir du nègre. Cette perspective d’idées est clairement illustrée par la récurrence dans ce poème senghorien d’expressions appelant implicitement ou explicitement la couleur noire. C’est par exemple le cas lorsque le poète évoque le « front d’ébène bleu » de son père, les

« arabesques d’ombre » des hirondelles, (p.315), « la Négresse, la Grande-Prêtresse de Tanit couleur de nuit ? » (p.316), « la ténèbre des hautes forêts », « sa sombre splendeur »,

« Les Garamantes à la peau de daim noir » (p.317), le « Héros sombre et sans ombre » (p.318), « sa peau sombre de bronze ! » (319), le salut « aux faces noires d’ivoire » (p.320)307. Cette omniprésence du noir dans le poème de Senghor explique, entre autres, la prédominance de cet élément dans l’illustration qu’en fait Pierre Soulages : elle justifie pourquoi la plus grande partie du tableau peint par soulages ņ pour donner à voir autrement ce poème ņ est constituée d’une multitude de traits noirs relativement épais.

Cependant le noir n’est pas le seul constituant de cette mise en images. En effet, sur les lieux du tableau non-colonisés par le manteau noir, se manifeste triomphalement la couleur gris-clair qui, par un effet d’optique, apparaît plutôt comme un blanc à cause du contact intime le liant à l’empire noir. C’est assez dire que l’image de cette illustration trouve sa beauté esthétique dans le riche contraste qu’elle instaure entre le noir et le blanc ou, plus exactement, entre le noir et le gris-clair. Là encore, l’origine de ce rapprochement se donne à voir dans le poème de Senghor à travers le thème du brassage, du mélange des différences pour une renaissance plus glorieuse de l’ensemble de l’humanité grâce à la magie salvatrice du métissage.

ϯϬϳ>ĠŽƉŽůĚ^ĠĚĂƌ^E',KZ͕ͨůĠŐŝĞĚĞĂƌƚŚĂŐĞ͕ͩŽƉ͘Đŝƚ͕ƉĂŐĞƐ͕ϯϭϱăϯϮϬ͘

̱ͳͻͲ̱

Cela est précisément lisible lorsqu’évoquant son

« Souvenir souvenir ! »

du passé carthaginois, le poète déclare :

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 184-189)

Outline

Documents relatifs