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La pluralité figurative

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 136-141)

CHAP. 2 - DES APPARITIONS DISCONTINUES

2.1. La pluralité figurative

2.1. La pluralité figurative

Dans la poésie senghorienne, les mots sont « enceintes d’images ».215 Ce sont des mots qui recèlent en eux déjà une pluralité d’images potentielles dont l’activation se fera sous l’action du sujet-lisant. Cette multitude d’images dans le corps même des mots conduit à une pluralité sémantique et à une diversité figurative. En fait, la parole poétique senghorienne laisse le sujet-lisant en autonomie relative devant toutes les images qu’enfantent ses mots. De ce fait, le sujet-lisant peut choisir librement les images qui lui conviennent pour l’intelligence du poème. Cependant cette élection ne met pas un terme aux images non-élues. Au contraire, dès qu’elles sont aperçues, souvent du coin de l’œil, elles s’animent dans le voir proprement interne du sujet-lisant. Les images délaissées se bousculent autour des images élues et, fréquemment, font intrusion dans le champ même de ces dernières. Ces assauts continus contre le premier champ de figuration instaurent un changement continuel d’objets figurés en faisant que des figurations différentes succèdent à d’autres ou parfois cohabitent entre elles. Cette incessante guerre d’images fait que la figuration durant l’expérience de lecture n’est jamais stable : un apparaissant venant constamment troubler le précédent avant d’être lui-même troublé par un autre. Par conséquent, les objets figurés pendant la lecture ne s’offrent que de façon discontinue à la conscience imageante du sujet-lisant.

Cette diversité figurative est, par exemple, intérieurement visible à l’audition de la

« Prière des Tirailleurs Sénégalais » ; plus exactement au segment délimité par « Seigneur écoute l’offrande » et « comme l’éclaire et la foudre ensemble ».216 En effet, la lecture de cet extrait donne d’abord à voir l’image d’un sacrifice nécessaire : celui des « victimes noires » et « des paysans de France » qui doivent faire au « Seigneur » « l’offrande de [leurs ndlr] corps » pour « Que l’enfant blanc et l’enfant noir(…) aillent main dans la

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main ».217 En d’autres mots, le sujet-lisant voit d’abord le caractère essentiel du sacrifice dans l’édification d’un futur plus radieux. Il se figure le rôle fondamental du sacrifice de ces hommes pour que leurs enfants « poussent et denses dans les plaines illimitées ».

Cependant, cette vision

heureuse

du sacrifice n’occulte aucunement la sombre et lugubre violence qui l’entoure. En effet, la noblesse du sacrifice n’altère en rien sa couleur sombre et sa dimension funèbre. Quelque soit la dignité de son objectif, le sacrifice demeure moralement discutable, parce qu’il fait perdre à l’homme son humanité. D’ailleurs, cette deshumanisation est clairement perceptible dans ce segment de la « Prière des Tirailleurs sénégalais ». À la lecture de cet extrait, le sujet-lisant voit progressivement l’homme perdre ses traits humains. Plus exactement, les hommes apparaissent successivement comme de simples boucliers à l’image des « victimes noires paratonnerres »,218 ou comme de simples automates sans émotions, sans âme, sans passé et dont l’avenir se résume à «la mort après la première poignée de main et les premières paroles échangées ».219 Mieux encore, le sacrifice déshumanise l’homme en le réduisant au statut de simples engrais agricoles. Cette vision des choses se fait particulièrement nette lorsque le sujet-lisant rencontre ces mots :

Seigneur, (…). Nous t’offrons nos corps(…). Pour qu’ils poussent dru dessus nous les enfants nos cadets, (…) Qu’à leurs pieds nous formions l’humus d’une épaisse jonchée de feuilles pourrie/ Ou les cendres des vieux troncs et des vieilles tiges récoltés, maltraités.

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Ainsi, l’homme sacrifié ou l’homme qui se sacrifie perd son humanité et devient semblable à une feuille pourrie et à de la cendre de vieux tronc. Il cesse d’être un homme pour devenir non pas un objet, mais un

sous-objet

. Il est vrai que se profile ici la vision très chrétienne du retour du corps-terre sa nature de poussière ; certes, il y a ici une

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démarche sacrificielle caractéristique de la religion chrétienne qui repose sur le sacrifice du Christ. Cependant, il n’en demeure pas moins qu’objectivement, une feuille dite

normale

est plus indispensable qu’une feuille pourrie. De même, un vieux tronc physiquement ferme est plus utile qu’un autre à l’état de cendre. Au delà de la vision noble du sacrifice se profile donc toujours cette dimension ignoble qui vient se greffer à figuration première.

Ainsi, l’amitié entre « l’enfant blanc et l’enfant noir » ainsi que « le couple Demba-Dupont » apparaissent successivement au cours de l’expérience de lecture comme les fruits d’un holocauste noble et comme les symboles d’une offrande ignoble. C’est comme si l’offrande changeait chaque fois de visages en prenant variablement celui de l’humanité et/ou celui de l’inhumanité. En fait, le lecteur de cet extrait a d’abord une vision

« heureuse » du sacrifice dans la mesure où il donne lieu à l’union des peuples et à la prospérité des générations naissantes.

Cependant, ce tableau paisible est très vite troublé par le surgissement de la dimension sinistre du sacrifice : celle qui montre l’homme réduit au statut de sous-objet. Mais là encore, cette vision ne reste que très peu de temps car elle est vite remplacée par la première. Pour ainsi dire, ces deux figurations différentes du sacrifice se font une guerre incessante dans le voir proprement interne du sujet-lisant. En fait, les images se bousculent sous les mots du poète parce qu’ils charrient dans leurs mouvements des ambivalences ņ enfant noir-enfant blanc, Demba-Dupont, ou encore mort-vie ņ dont ils font coexister les contenus sémantiques et figuratifs en mettant en lumière leurs lieux communs. C’est pourquoi, dans la poésie senghorienne, le futur se donne à voir à la fois comme la mort du passé et son prolongement.

De même, la mort apparaît en même temps comme l’origine et la fin de la vie.

Le dire poétique de Senghor donne donc lieu à une diversité d’orientations figuratives qui tentent, chacune à sa manière, de faire main basse sur l’intelligence sémantique du poème.

Ainsi, à la lecture d’un passage comme « Il fallait bien conduire le troupeau par tanns et harmattans, car la liberté est désert »,221 le sujet-lisant est particulièrement prudent devant l’expression « la liberté est désert » qui recèle une grande pluralité de sens. D’abord elle peut

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nommer l’absence de liberté. Dans ce cas, l’aridité, le vide, l’absence qui caractérisent le désert sont ici appelés à la rescousse pour rendre palpable l’image de la non-liberté ou de l’

a-liberté.

Dans cette perspective l’impératif annoncé par le verbe falloir ņ « il fallait » ņ trouve son sens en imposant la nécessité d’une quête de la liberté absente. Ensuite, cette expression peut s’entendre comme une mention imagée de ce qui fait l’essence même de la liberté : c'est-à-dire l’absence d’entraves aux gestes libres. De ce fait, elle présente la notion incontestablement abstraite de

liberté

sous les traits concrets d’un milieu relativement plat, donc sans corps dominants ņ comme le sont, par exemple, certains grands arbres qui, dans la forêt, font aux plus petits une ombre néfaste à la croissance.

Autrement dit, dans cette seconde perspective d’idées, le désert caractérisant la liberté pointe cette absence d’entraves pouvant compromettre l’épanouissement individuel et collectif. Cependant, au delà de ces hypothèses, cette expression garde tout son mystère en se dissimulant sous le sable de la pluralité sémantique et de la diversité figurative. C’est aussi cette pluralité figurative et sémantique qui se donne à voir à la lecture du segment

« Et point de sommeil, ô tornade ! lorsque tout dort à l’abri des éclairs».222

Plus exactement, la diversité sémantique se construit autour de l’expression « lorsque tout dort à l’abri des éclairs ». En effet, dans un premier temps, le sujet-lisant est tenté d’entendre cette formule comme désignant le sommeil des habitants après les feux d’artifice tirés le quatorze juillet. Mais très vite, cette intelligence première est troublée par la possibilité que cette expression trace la vue qu’a le poète depuis ses « hautes terrasses tristes »,223d’un lieu ņ ville ou village ņ dont les rues sont désertes à cause d’un violent orage. Il y a donc ici deux images différentes construites sur le même socle expressif. Autrement dit, par cette expression, le poème tente de s’échapper par la porte dérobée de la pluralité sémantique.

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De même, la lecture du segment poétique délimité par « joie de la délivrance » et « j’ai revêtu ma livrée bise »224 laisse entrevoir des ombres épaisses donnant à la figuration de l’espace diégétique une certaine ambigüité formelle. En effet, le sujet-lisant a l’impression que la guerre et la paix constituent au même titre la matière figurative du segment. Il apparaît qu’en ces lieux, le poème effectue en même temps, et avec la même énergie, la description des deux contraires que sont la paix et la guerre. Aussi, le sujet-lisant peut d’abord être convaincu d’apercevoir, à travers des mots et expressions comme « Joie, liberté, jouir, fraîcheur, soleil, belle saison, sommeil, vie, boire, manger, roses, lumières rythmées, taureaux lustrés, poissons abondent, miel dans la voix, noces » le dessin d’un espace spatio-temporel paisible.

Cependant, la lecture d’autres passages tels que « ventouses des humidités, des chaleurs, du sang, du sperme, murmurer alentour, danger (2 fois), point n’est sommeil, lance au poing, il n’est question de boire de manger, je m’y prépare, jeûne, crucifier, barbarie »225 lui donnent à voir un cadre hostile et instable. De ce fait, il est impossible au sujet-lisant de savoir avec certitude si le texte est célébration de la paix ou dénonciation de la guerre.

Parce que ces deux réalités sont traitées avec la même intensité et d’une même voix. Par conséquent, la figuration de ce segment se construit précairement au carrefour de ces deux pôles figuratifs.

Ainsi, la pluralité figurative de la parole poétique senghorienne trouve sa source dans l’ambivalence des mots et des expressions qu’elle charrie. Cette ambivalence explique pourquoi les images que se fait le sujet-lisant pendant l’expérience de lecture apparaissent et disparaissent continuellement. En fait, c’est un peu comme si les poèmes senghoriens se construisaient dans une temporalité singulière. Il convient d’étudier cela de plus près.

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