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CHAPITRE 4 : Résultats

4.2 Progresser dans la formation doctorale en SHS : possibilités et contraintes

4.2.2 Facteurs individuels de progression dans la formation doctorale en SHS

4.2.2.1 Défis psychologiques

D’emblée, les résultats de la présente recherche mettent en exergue toute l’importance que l’ensemble des participant-e-s accorde aux défis psychologiques que sous-tend le processus de formation doctorale :

C’est quand même le défi d’une vie pour beaucoup de personnes : « est-ce que je suis capable d’aller jusque-là ou pas »? C’est sûr que tout le monde se pose cette question-là. […] C’est aussi une sorte d’évaluation qu’on fait de soi-même : « est-ce que j’ai ce qu’il faut? Est-ce que je suis un imposteur ou pas? Est-ce que j’ai raison de penser que je peux aller jusque-là? (Directeur 6, Lettres et Humanités)

Je pense que les étudiants, les chercheurs en fait, [vivent] tous plus ou moins quelque chose qui est d’ordre de la crainte ou de la prise de risque. Il y en a pour qui c’est un inhibiteur : ils ont peur « d’y aller » et ça peut même affecter leur façon de travailler. Soit parce qu’ils n’osent pas; ils voient la somme de travail et ils la contournent au lieu de foncer. Donc, finalement ils n’avancent pas. Soit,

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au contraire, ils y vont, mais là ils veulent tout voir puis ils n’ont jamais fini de faire le tour de leur question. Donc ils se rassurent en lisant, lisant… mais ils ne savent plus où s’arrêter ou dans quelle direction chercher. Donc, ils vont accumuler toutes sortes de notes, mais ils ne savent pas comment les organiser. Et ils ne finissent pas par écrire. (Directrice 13, Philosophie)

Les directeurs et directrices évoquent ainsi la difficulté qu’éprouvent nombre d’étudiant-e-s à jauger de manière réaliste l’ampleur du travail de thèse. Deux tendances opposées sont observées : soit l’étudiant-e se met « la barre trop haute » et conçoit un projet dont l’envergure est irréaliste en termes de temps ou de complexité, soit il ou elle minimise l’ampleur de la tâche et cherche à aller trop vite en « sautant des étapes » :

Je vois souvent des étudiants qui voudraient finir avant d’avoir commencé. Ça, j’ai vu ça mille fois : un étudiant sur deux! (Directeur 14, Sciences de l’éducation)

La phrase que j’ai entendue le plus souvent dans mon doc, puis que j’ai trouvé difficile à chaque fois, c’est : « là, il ne faudra pas que tu prennes ça à la légère. » Depuis quand je prends ça à la légère?! Tu sais, ce n’est pas parce que [je vais] vite que je prends ça à la légère! Mais je pense que c’est une façon de me dire : « fait attention pour ne pas sauter d’étapes. » Tu sais, de penser que ça va être facile puis tout ça. Puis je dirais… peut-être que l’écriture « académique », j’ai pris ça à la légère. Je ne le sais pas. (Doctorante 5, Sciences de l’éducation) Puis il y a aussi l’envergure du projet. Il y en a qui sont beaucoup plus ambitieux que d’autres, qui ont les capacités. Il y en a qui sont plus ambitieux et qui n’en ont pas les capacités […] Il y en a qui ont des sujets plus ou moins ambitieux et puis des capacités plus ou moins correspondantes. Quand c’est des capacités correspondantes, ça donne des choses extraordinaires, même si ça prend un an de plus, tant mieux là! Et sinon bien ça prend 1 ou 2 ans de plus pour quelque chose de correct, mais sans plus… (Directrice 13, Philosophie)

Mais, au-delà de la capacité à bien saisir l’ampleur du travail de thèse, plusieurs directeurs et directrices soulignent que la majorité des doctorant-e-s, à un moment ou un autre de son parcours, va se buter à ses propres limites. Les doctorant-e-s rencontrés dans le cadre de la thèse rendent d’ailleurs compte de difficultés liées à une tendance au perfectionnisme, au doute quant à leurs compétences, à l’angoisse de s’exprimer en public ou encore au fait d’être constamment évalué, de devoir défendre ses idées et d’accepter la critique :

Quand tu ouvres la porte du monde de la recherche, c’est comme si tu t’embarquais sur une mer que tu ne connais pas : tu peux avoir tous les outils pour naviguer correctement, si tu ne connais pas les vents, tu ne sais pas trop où

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tu vas… C’est-à-dire que d’une certaine manière ton directeur, ça peut être ton gouvernail. Mais les vents, c’est tous les aléas possibles. Et tous les aléas possibles, c’est toutes les difficultés que tu vas rencontrer : la lecture c’est dur, l’écriture c’est dur, l’accès aux données c’est dur, la mise en forme des données une fois que tu les as c’est dur, si tu n’es pas à l’aise à l’oral, c’est compliqué […]. (Directeur 12, Sciences de l’administration)

Ce n’est même pas un questionnement, c’est des doutes. À savoir : suis-je vraiment à la bonne place? Parce que je rencontre des défis et les défis [c’est] nouveau pour moi. Des défis dans le sens de… Ok, je rédige, mais il y a des journées où j’écris à peine 2-3 phrases. Il y a des journées [où] je n’avance même pas. Et, je procrastine, je ne suis pas en mesure de me concentrer. Tout cela fait en sorte que… Ayoye! Je ressens un découragement! (Doctorant 2, Sciences de l’éducation)

Je trouve qu’elle est là la marche entre la maîtrise et le doctorat : être capable de défendre ce que tu fais. Défendre ce que tu fais, puis être bon oralement. Moi, c’est là-dessus que je travaille très fort parce que c’est ma faiblesse. Je trouve ça vraiment difficile. Quand j’ai eu à soutenir mes examens 1 et 2, mon document, je le sais qu’il était bon! Puis là quand vient le temps de le défendre [oralement] : Bahhh, bahhh… pas capable d’aligner deux idées! (Doctorante 19, Sciences sociales)

Cette nécessité de devoir constamment repousser ses propres limites couplée à la nature même du travail de thèse peut induire une difficulté à maintenir sa motivation à travers les années, ce qui s’avère aussi un défi important de la formation doctorale :

Ce qu’on observe, c’est que c’est un long processus et les étudiants frappent souvent des poches de démotivation, de lassitude... (Directeur 14, Sciences de l’éducation)

Des fois, j’aimerais ça faire quelque chose de simple et de répétitif. Arrêter de me casser la tête, me reposer en faisant quelque chose de moins… mais je me dis je ne veux pas vraiment ça. C’est juste que, là, je suis tannée et fatiguée. Il y a comme une fatigue intellectuelle qui arrive un moment donné et des fois je me dis : je me fais un peu chier pareil! Mais au bout du compte [à la fin de la journée], j’aime ça ce que je fais. (Doctorante 19, Sciences sociales)

Des doctorant-e-s issus de disciplines plus fondamentales ont d’ailleurs évoqué à quel point la perception sociale de leur discipline peut influencer leur motivation. Ainsi, le fait de réaliser un doctorat en philosophie ou dans un domaine des lettres et humanités impliquerait parfois de faire face au jugement négatif, voire au dénigrement de leur discipline, mais aussi de la pertinence de leur travail de thèse :

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Quand je dis que je fais un doctorat en [discipline x] : hein!? Qu’est-ce que tu vas faire avec ça?! Ah ouin?! Et ce n’est pas « ah oui! C’est donc bien le fun! C’est quoi ton sujet? C’est : « Ah ouin?! [dans le sens de] Ah! Un “bs” de luxe, un autre. C’est mes taxes qui te payent toi ». Je le sens à [ville où se situe l’université]. Puis, c’est dur pour moi. (Doctorant 14, Lettres et Humanités) On a eu le conflit étudiant et il y a beaucoup de choses qui ont été dites… Souvent les philosophes étaient pris en exemple, comme si on servait strictement à rien. […] Du coup, cette perception-là, sociale, à l’égard de la philosophie, ça commence à toucher le chercheur d’un point de vue individuel. Tu te dis : c’est bien beau le faire pour moi-même, [mais] il y a quand même aussi une prétention à contribuer à un [monde] meilleur… On donne quand même à l’humanité dans la philosophie! Comme dans l’art, par exemple. Mais si l’humanité n’y croit plus, ou si mes semblables n’y croient plus, pourquoi au final je continue de faire ça? (Doctorante 11, Philosophie)

Enfin, même si comme le souligne un des administrateurs, les étudiant-e-s sont beaucoup moins isolés aujourd’hui qu’avant l’arrivée d’internet, quelques doctorant-e-s parlent d’un « grand isolement » (Doctorant 2, Sciences de l’éducation), de la difficulté de « penser tout seul dans [son] coin » (Doctorant 12, Sciences de l’éducation) et voient ainsi la solitude comme un des aspects les plus difficiles du processus de formation doctorale :

[…] comme je ne fais pas partie d’un laboratoire, je n’ai pas d’endroit où je peux discuter de ce que je suis en train de faire. Ce qui fait que je passe mon temps à la bibliothèque. Mais, passer mon temps à la bibliothèque ça veut dire que je suis pas mal toute seule dans ma tête, pendant de longues périodes. Puis, à un moment donné, je sens vraiment la solitude, puis ça, c’est vraiment difficile. Personnellement, c’est mon plus gros défi au doctorat : la solitude. (Doctorante 11, Philosophie)

C’est un long voyage… Vous êtes tout seul dans la voiture, y’a pas d’autres passagers! Souvent y’a juste le directeur qui passe de temps en temps. Tu descends la vitre [de la voiture], il te dit : ça va? Tu réponds : ça va… (Doctorant 22, Sciences de l’administration)