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Constat des pratiques d’évaluation économique en France

Dans le document en fr (Page 103-107)

4.3.1 Une pratique déficiente de l’évaluation économique

Il est unanimement reconnu que l’évaluation économique, considérée comme une évaluation « a priori» de l’efficience économique des actions entreprises, n’est généralement pas pratiquée par les

1Ces propos sont particulièrement bien développés dans les travaux de Guillaume [110].

4.3. Constat des pratiques d’évaluation économique en France 81 acteurs de la gestion des inondations en France. Ainsi, dès 1994, dans un rapport de commission d’en-quête de l’assemblée nationale [156], le président Mathot et le rapporteur Mariani appelaient à pallier ce manque de pratique :

« Or, cette gestion économique du risque ne semble guère pratiquée au sein des administra-tions et des établissements publics français, qui ont tendance à investir dans la prévention des risques sans calcul économique préalable.»(Mathot et Mariani [156], pages 53–54)

Selon le rapport de la Cour des Comptes de 1999, le vœu exprimé par les rapporteurs Mathot et Mariani n’a toujours pas été suivi à cette date.

« L’approche économique du risque d’inondation est lacunaire ou peu exploitée.»(Rapport de la Cour des Comptes 1999 [16])

À l’occasion d’un récent rapport fait pour le compte du ministère chargé de l’Environnement [147], un entretien conduit auprès de M. Le Trionnaire, alors chef du bureau de la prévention des inondations et du domaine public fluvial à la Direction de l’Eau duMEDD, a permis d’asseoir ce constat concernant le financement des« travaux de protection contre les inondations»(c’est-à-dire des aménagements visant à modifier le comportement hydrologique d’un cours d’eau).

« Aujourd’hui, les travaux de protection contre les inondations sont financés dans le cadre des Contrats de Plan État Région (CPER). Le niveau central du Ministère de l’Environ-nement et du Développement Durable n’a que peu de remontée sur le contenu précis des projets financés, excepté pour les plus importants d’entre eux. Chaque préfecture gère une enveloppe régionale consacrée à cette question particulière en affectant les financements disponibles aux différents besoins, en concertation avec les partenaires locaux.

Dans les dossiers portés à sa connaissance, la Direction de l’Eau n’a jamais constaté que des arguments économiques quantifiés étaient mis en avant dans la justification des investis-sements projetés. Les considérations économiques sont purement qualitatives (descriptions des enjeux, précision sur les emplois concernés, etc.).

[...]

L’État n’impose ni n’incite à des analyses économiques dans le processus de décision de financement de ces travaux. Constat est fait que ces aménagements sont pour la plupart décidés au lendemain d’événements catastrophiques, donc de manière très conjoncturelle.

Ni l’État ni les autres financeurs (collectivités territoriales) ne remettent alors en cause le bien fondé de ces investissements et n’exigent des justifications économiques. Pour l’État, il importe surtout que ces travaux soient compatibles avec la doctrine énoncée précédem-ment1.»(Ledoux, Reliant et Grelot [147], pages 7-8)

Seules quelques expériences, certes de grandes envergures mais néanmoins ponctuelles, ont été me-nées comme celle s’inscrivant dans le cadre du Plan Loire Grandeur Nature [31] ; comme l’évaluation sur les dommages liés aux crues en région parisienne effectuée de l’IIBRBSen association avec l’État, la Région Île-de-France et l’Agence de l’Eau Seine-Normandie [149] ; comme encore l’évaluation de type coût-bénéfice effectuée pour le compte de l’EPAMAdans son projet de gestion des inondations sur le bassin versant de la Meuse [36].

1C’est-à-dire la protection des vies humaines en priorité, puis du bâti existant, en aucun cas des zones non urbanisées.

4.3.2 Les raisons de l’absence d’évaluation économique

4.3.2.1 Une pratique incompatible avec la« culture»française

Les raisons avancées à cette absence de pratique de l’évaluation économique sont multiples. Mathot et Mariani avancent une pratique qui serait incompatible avec la culture française. Le principe même de l’évaluation, permettant la mise en relief du choix des moyens pour un réduction de l’exposition d’un territoire aux inondations, ne serait pas acquis1:

« Sans doute une telle approche est-elle plus familière dans le contexte d’une culture anglo-saxonne que dans la nôtre. [...] Le choix entre des méthodes de prévention structurelles ou non structurelles intégré à une gestion économique du risque traité est un principe qui, chez nous, n’est pas encore appliqué sur une grande échelle ni même encore unanimement admis, mais qui, votre Rapporteur en est convaincu, devra impérativement guider la lutte contre les inondations.»(Mathot et Mariani [156], pages 54–55)

Ce manque de confiance dans l’apport d’une évaluation économique se retrouve d’ailleurs chez des praticiens reconnus de la gestion des inondations en France. Rappelons par exemple, que la méthode Inondabilité dont il a été question en introduction (chapitre1, page 3), a été construite en évitant soi-gneusement toute référence aux calculs économiques [98]. De la même façon, les membres de l’équipe pluridisciplinaire Loire Grandeur-Nature ne semblent accorder que peu de crédit aux enseignements d’une évaluation économique menée dans le cadre de l’EPALA[31].

4.3.2.2 Un manque de méthodes disponibles

Le rapport de la Cour des Comptes en 1999 constate une approche jugée bien trop parcellaire pour permettre l’émergence d’une pratique de l’évaluation économique. Il appuie ce constat par celui d’un manque de méthodologie permettant l’évaluation :

« Hormis une vaste évaluation, réalisée en 1994 et actualisée en 1998, de l’institution inter-départementale des barrages-réservoirs du bassin de la Seine et une étude pluridisciplinaire de 1998 pour la Loire et ses affluents, les analyses économiques du risque d’inondation sont rares, et, pour les conduire, aucune méthodologie générale adaptée n’est disponible au ni-veau national.»(Rapport de la Cour des Comptes 1999 [16]

Ce manque de méthode est également pointé par la partie basée sur l’entretien avec Le Trionnaire du rapport de Ledoux, Reliant et Grelot [147] :

« La faiblesse des approches économiques est imputable en partie à l’absence de méthodes solides et faciles à mettre en œuvre. La mise à disposition de tels outils devrait inciter les porteurs de projet et leurs partenaires financiers à exiger de telles approches.» (Ledoux, Reliant et Grelot [147], page 8)

1Espérons que le point de vue de Le Breton ne soit pas partagé par les services potentiellement en charge de l’évaluation :

« Appuyés sur les données épidémiologiques, n’ayant donc qu’une valeur probabiliste, ces campagnes (d’ex-perts, Ndlr) parient sur une logique d’intérêt fondée sur une vision purement rationnelle de l’homme [...]. La décision de l’acteur est transformée en équivalent d’une stratégie économique pour le meilleur gain. Mais la vie réelle se déroule dans une autre dimension, loin de ce genre de calcul ou d’un utilitarisme propre à l’homo economicus qui ne sont que des éléments dans une décision qui implique bien d’autres données, comme la va-leur attribuée à une action, le plaisir pris à l’accomplir, la présence des autres à ce moment, l’ambivalence de l’individu, sa recherche de transgression, etc. Le modèle rationnel de l’évaluation du risque est une fiction rassurante, mais loin des événements et des sensibilités collectives. Modèle économique, il souligne davantage un idéal particulier de conduite qu’une attitude permanente et bien enracinée (...). Dans l’existence réelle l’af-fectivité des acteurs est toujours première et subordonne une rationalité, toujours modulée, reformulée selon les circonstances.»(Le Breton [144])

4.3. Constat des pratiques d’évaluation économique en France 83 Ce même rapport note également que l’instruction desPPRIne donne en aucun cas l’occasion de pratiquer ne serait-ce que les prémisses d’une telle évaluation :

« Les études parcellaires entreprises pour élaborer les plans de prévention des risques ne peuvent être considérées comme des bilans de coût–efficacité, d’abord parce que l’échelle locale est inadaptée au risque d’inondation, qui doit être traité au niveau des grands bassins versants, et ensuite parce que ces études ne comportent pas de comparaison chiffrée entre le coût des ouvrages de protection et des dispositifs de prévention envisageables, d’une part, et la charge financière prévisionnelle des conséquences des inondations futures, compte tenu de leur probabilité d’occurrence, d’autre part.» (Rapport de la Cour des Comptes 1999 [16])

Déjà mis en lumière du temps de l’élaboration desPER[145], ce constat a été confirmé par des études plus récentes [122, 58].

Pourtant, d’autres pays pratiquant l’évaluation économique des politiques de gestion des inondations ont en effet été étudiés dans la littérature française. Depuis la collaboration entre Torterot et des an-glais du Flood Hazard Research Centre [179], l’ouvrage de Hubert et Ledoux [121] sur l’estimation du coût des inondations proposait de faire le point, de façon assez synthétique, sur les cas anglais, améri-cains, hollandais, allemand. Cette approche a été complétée récemment, dans une perspective plus liée à l’évaluation économique de la gestion des inondations dans un récent rapport de Ledoux, Reliant et Gre-lot [147] au Ministère chargé de l’Environnement pour l’Angleterre, les États-Unis, l’Allemagne et de façon moins approfondie pour les Pays-Bas, la Suisse et l’Australie. Le cas particulier des Pays-Bas a fait l’objet d’un programme de recherche financé par le Ministère chargé de l’Environnement dans le cadre du programme “Évaluation et prise en compte des risques naturels et technologiques” [33]. Concernant les aspects assurantiels, une comparaison selon différents pays a été réalisée par Gaschen et al. de la Swiss Reinsurance Company [93].

Il ressort de ces études que, autant en Angleterre qu’aux États-Unis [147] ou encore aux Pays-Bas [33], la pratique de l’évaluation existe de façon institutionnalisée depuis plusieurs décennies. Ces pratiques, comparées à celle de la France, interpellent, nécessairement. En tout cas, elles tendent à mon-trer qu’attribuer la cause de la déficience du manque d’évaluation économique à une incapacité mé-thodologique est une piste peu pertinente. Il apparaît que les institutions de certains pays ont résolu ce problème, peut-être pas parfaitement, au moins suffisamment pour qu’elles estiment que l’évaluation est suffisamment faible pour éclairer les prises de décisions.

4.3.2.3 Organisation collective incompatible avec l’évaluation

Mathot et Mariani notent que l’organisation de la gestion des inondations au niveau de l’État ne facilite pas une pratique aisée et transparente de l’évaluation :

« Mais la dispersion des moyens de prévention entre plusieurs ministères ne facilite pas non plus ce genre d’arbitrage entre prévention et réparation.»(Mathot et Mariani [156], pages 54–55)

Ce constat est cohérent avec la description de l’implication de l’État telle qu’elle ressort de la des-cription donnée précédemment par le rapport de Ledoux, Reliant et Grelot [147].

Dans le chapitre précédent, nous avons montré que la gestion collective des inondations s’organisait principalement à deux échelons : l’échelon national pour tout ce qui est réglementation de l’implanta-tion en zone inondable et système d’indemnisal’implanta-tion, l’échelon des collectivités territoriales pour ce qui concerne les mesures dites de prévention. Bien que le Ministère chargé de l’Environnement tende à re-grouper en son sein la plus grande partie des compétences et des attributions pour organiser la gestion

des inondations, cette impression est en partie illusoire. Par exemple, conçue comme un tout par la loi de 1982, le système alliant indemnisation et réglementation de l’implantation en zone exposée n’est pas strictement géré par la même entité. La commission en charge de la déclaration des arrêtés de Catas-trophes Naturelles n’agit pas forcément en cohérente avec l’esprit de la loi originelle, comme le note avec humour Huet [123] pour qui le fait qu’un événement décennal soit considéré comme une catas-trophe évoque un« glissement sémantique».

Pourtant, s’il est clair que l’organisation de la gestion des inondations à la française n’est en rien comparable avec celle existant par exemple aux États-Unis où un organisme unique est en charge de l’organisation générale de cette prévention, le même principe de base prévaut où des actions décidées à un échelon local sont financées, au moins en partie, par l’échelon national. Parce que certains pays ont su s’organiser pour associer à cette étape de financement une étape d’évaluation économique selon des critères qui ont le mérite de pouvoir donner lieu à débat [116], parce que transparents, il n’existe que peu de justification au manque évident de contrôle opéré par l’État français sur les ressources qu’il met à disposition des collectivités territoriales.

4.3.2.4 Des données peu accessibles

Le rapport de la Cour des Comptes en 1999 pointe pour sa part le problème crucial d’acquisition des données nécessaires à l’estimation du risque d’inondation, étape préliminaire à toute évaluation éco-nomique. Il remarque ainsi l’impossibilité d’utiliser les données issues du système d’indemnisation des Catastrophes Naturelles, ce qui pourtant serait bien légitime au regard du coût d’un tel système pour une majorité de français n’en tirant que peu de bénéfices directs :

« L’approche économique du risque d’inondation est lacunaire ou peu exploitée. Une mé-thodologie esquissée au niveau national en 1979 pour évaluer les grands travaux de préven-tion des inondapréven-tions a été délaissée, au motif d’un manque d’informapréven-tion sur le volume des dégâts prévisibles : la loi de 1982 n’a pas, en effet, prévu d’obligation pour les assureurs privés d’informer l’État des montants des dommages indemnisés, mais il n’apparaît pas non plus que les services concernés se soient attachés à les obtenir.»(Rapport de la Cour des Comptes 1999 [16])

Il apparaît que les injonctions renouvelées par de nombreux auteurs [44, 123, 146] de mettre en place un système de retour d’expérience permettant l’acquisition des données nécessaires à l’évaluation éco-nomique n’ait que peu d’effets. Certes, des projets sont à l’étude notamment celui d’un observatoire de la vulnérabilité par le Ministère chargé de l’Environnement, mais il est extrêmement pénalisant que les données issues du système d’indemnisation Catastrophes Naturelles ne puissent, encore à ce jour, être utilisées pour préciser la vulnérabilité des biens assurés.

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