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CHAPITRE I Conséquences attendues sur l’instabilité bancaire de l’adoption des normes

3. Conséquence attendue n°2 : la réduction, induite par la qualité supérieure des états

4.1. Canaux d’influence des accruals de juste valeur sur l’instabilité

4.1.2. Canal des anticipations

Le point précédent a montré que l’intégration dans les comptes des banques d’accruals de

juste valeur estimés en référence à des prix extraits de marchés illiquides peut être la source

d’un risque d’instabilité, lorsque l’information comptable sert d’input aux arrangements

contractuels dont les termes orientent les décisions managériales. Ce point identifie un mécanisme alternatif d’influence de la comptabilité en juste valeur sur le risque d’instabilité bancaire. Le fonctionnement de ce mécanisme, qui repose sur l’hypothèse de fixation des

investisseurs sur l’information comptable « saillante » (« functional fixation hypothesis »),

c'est-à-dire l’information dont les coûts de traitement et d’analyse sont faibles, peut être résumé schématiquement de la façon suivante.

Supposons que les déposants, dotés d’une attention limitée, forment leurs anticipations quant à la capacité de remboursement des dépôts sur la base d’indicateurs de performance « saillants », tel le résultat comptable. Supposons, par ailleurs, que les banques détiennent jusqu’à échéance des crédits valorisés à la juste valeur par le résultat et que la juste valeur des crédits soit déterminée en référence à un prix extrait d’un marché de prêts titrisés imparfaitement liquide. Dans ce cadre, il peut être démontré qu’un choc de liquidité survenu sur le marché en question peut causer des fuites de dépôts inefficientes.

Le choc de liquidité contraint les banques à comptabiliser des pertes latentes anormales (au sens où le choc de liquidité est sans incidence sur la valeur fondamentale des crédits détenus jusqu’à échéance) et transitoires (au sens où ces pertes sont amenées à se résorber avec le retour à des conditions normales de marché). Si les déposants, en raison des biais de traitement de l’information auxquels ils font face, sont inaptes à distinguer le caractère anormal et non récurrent de ces pertes, alors l’inscription de celles-ci au compte de résultat

peut pousser les détenteurs de contrats de dépôt à vue à se ruer aux guichets des banques. L’existence d’une telle possibilité permet d’expliquer, en partie, les critiques formulées à l’égard de la comptabilité en juste valeur, dans le cadre de la crise bancaire de 2007/2008. Ci-dessous, nous revenons plus en détail sur le fonctionnement du mécanisme.

En l’absence d’imperfections, les investisseurs traitent sans faille toute l’information publique disponible (et notamment l’information comptable), sans que les formats de présentation de cette information aient une incidence sur les anticipations (Khotari 2001, par exemple). Dit autrement, seule compte l’implication qu’a cette information quant à la capacité

des firmes à générer du cash flow. À l’inverse, les investisseurs dotés d’une capacité limitée

de traitement de l’information se focalisent sur l’information saillante qu’ils tendent à « fixer » naïvement, même si cette information reflète avec erreur la capacité des firmes à générer des flux de trésorerie. Hirshleifer et Teoh (2003), par exemple, montrent ainsi que la probabilité qu’une information soit utilisée par un nombre élevé d’investisseurs et que cette information, en conséquence, soit reflétée dans le prix des titres croît avec sa facilité de traitement cognitif.

Bien que discuté, un pan important de la littérature en comptabilité conclut notamment à la propension des investisseurs à se focaliser sur le résultat comptable, même lorsque celui-ci s’avère être un indicateur biaisé de la performance future. Dans un article pionnier, Sloan

(1996) constate que la composante d’accruals du résultat comptable tend à moins « persister »

(c'est-à-dire à disposer d’un pouvoir explicatif de la performance future moindre),

comparativement à sa composante de flux de trésorerie.65,66 Parce qu’il est possible d’inférer

de l’historique des comptes publiés par les firmes la plus faible persistance des accruals, on

devrait s’attendre à ce que ces derniers soient moins valorisés par les marchés. Cette hypothèse, toutefois, n’est pas validée : Sloan constate qu’il est possible de tirer un profit sans risque de la stratégie consistant à être simultanément « court » en firmes à performance d’accruals élevée et « long » en firme à performance d’accruals faible, suggérant ainsi que les investisseurs tendent à surévaluer (sous-évaluer) – à court terme, au moins – les firmes à

performance d’accruals élevé (faible) et à se focaliser naïvement sur le résultat comptable.

65

La capacité plus faible de la composante d’accruals à expliquer le niveau de performance futur serait liée à la

plus grande subjectivité de cette composante, comparativement à la composante de cash flows.

66

La composante d’accruals, qui représente la portion du résultat liée aux ajustements opérés dans le cadre de la

comptabilité d’engagement, lie le flux de trésorerie CF au résultat comptable R. Dans l’équation de

détermination du flux de trésorerie, donnée par : CF = R – (ΔActif – ΔPassif) (avec : ΔPassif et ΔActif, les

variations des postes du passif et des postes de l’actif net des dépréciations et des amortissements), (ΔActif –

Dans un article connexe, Richardson et al. (2005) associent la notion de persistance de

l’information comptable à celle de fiabilité (« reliability »). Un item comptable est fiable s’il

est raisonnablement mesuré sans erreur et sans biais et s’il représente le plus fidèlement possible, en conséquence, ce qu’il est censé représenter (à savoir, les avantages économiques futurs pour les firmes dans le cas d’un actif et les sorties de ressources au bénéfice de tiers dans le cas d’un passif). Le manque de fiabilité des items comptables peut provenir des pratiques intentionnelles de gestion des comptes par les dirigeants ou d’événements non

intentionnels affectant la valorisation des éléments de l’actif et du passif.67 Sur ces bases, les

auteurs classifient les accruals suivant leur degré attendu de fiabilité, puis montrent :

(1) que les accrualsa priori les moins fiables (variations de stock, changements de valeur

des créances–clients et changements de valeur des immobilisations corporelles et incorporelles) disposent d’un pouvoir explicatif plus faible de la performance future ;

(2) que le marché–actions ne tient pas compte de cette fiabilité plus faible lorsqu’il

valorise les firmes. En effet, dans la lignée des résultats de Sloan (1996), Richardson

et al. (2005) trouvent que les firmes à performance d’accruals non fiables élevée

présentent des signes de surévaluation à court terme.

Malgré sa controverse (Kothari, Loutskina et Nikolaev 2006, Kraft, Leone et Wasley 2006, Zach 2006, par exemple), l’hypothèse de fixation permet d’identifier un canal d’influence alternatif de la comptabilité en juste valeur sur le risque d’instabilité, dans le cas

où les fair values manquent à refléter la réalité de la situation financière des banques. Par

exemple, les justes valeurs de prêts déterminées en référence à des prix extraits de marchés de

crédits titrisés illiquides constituent une classe d’accruals non fiable (au sens vu supra),

lorsque les banques n’ont pas l’intention de céder ces prêts avant leur échéance. De fait, de

telles « justes » valeurs reflètent les effets des chocs de liquidité survenus sur les marchés

d’actifs, alors même que ces chocs sont sans incidence sur les flux de trésorerie attendus à

l’échéance des crédits – lesquels équivalent, en principe, aux flux de trésorerie négociés à l’origine des contrats de prêts.

Sur les phases baissières (haussières) de cycle, où la liquidité, rarissime (abondante), créée une distorsion entre prix et valeur fondamentale, les justes valeurs sous-estiment (surestiment)

67

« Note that while we characterize the errors as resulting from aggressive and conservative accounting,

respectively, we do not mean to imply that all errors result from intentional earnings management. Errors could also result from the neutral application of GAAP (e.g., a one-off gain from a LIFO inventory liquidation) and unintentional errors (e.g., overestimating the creditworthiness of a new customer, or overestimating the future sales price of work-in-process inventory) (Richardson et al., 2005, p.442). »

les avantages économiques futurs liés à la détention des actifs.68 Si, par suite, les déposants

non assurés69 conditionnent les retraits de dépôts à la performance comptable, mesurée par le

résultat, et si ce dernier contient des accruals de juste valeur donnant une image

excessivement mauvaise de la dégradation de la situation financière des banques, alors les déposants fixant naïvement le résultat pourraient, de la même manière que les investisseurs se

focalisant sur le résultat provoque un mispricing des actions, provoquer des fuites de dépôts

inefficientes.70 Les courses à la liquidité sont inefficientes dans la mesure où s’ils percevaient

la plus faible persistance des accruals de juste valeur estimés en référence à des prix extraits

de marchés illiquides, les déposants ne se rueraient pas aux guichets des banques pour exiger le remboursement de leur dépôt.

4.2.Discussion

Pris globalement, les développements présentés ci-dessus indiquent que la comptabilité en juste valeur est déstabilisatrice lorsque les deux conditions suivantes sont réunies :

(1) les accruals de juste valeur imprègnent les items comptables « sensibles », c'est-à-dire ceux conditionnant les décisions managériales – par le biais des contrats, notamment – et les comportements des apporteurs de ressources « fixant » naïvement l’information comptable ;

(2) les estimations de juste valeur reflètent les effets des chocs de liquidité survenus sur

les marchés d’actifs, c'est-à-dire qu’elles donnent, à un moment donné, une image

biaisée des cash flows qui pourraient être obtenus lors de la réalisation de ces actifs

dans des conditions normales de marché.

68

Moins strictement, les justes valeurs peuvent être qualifiées de non fiables lorsqu’elles reflètent des conditions de liquidité anormales et temporaires et que les banques ont une intention de détention de ces actifs à long terme.

69 Les mécanismes d’assurance explicites transférant l’assomption du risque de faillite bancaire au garant des

dépôts, l’information comptable est théoriquement sans incidence sur le comportement des déposants assurés.

70

Plusieurs éléments laissent à penser que les déposants non assurés sont particulièrement enclins à « fixer naïvement » l’information comptable. Premièrement, les déposants constituent une catégorie d’investisseurs

atomisée, dont le manque de coordination implique que l’accès à l’information d’insider est coûteux. Par suite, il

est vraisemblable que les états financiers publiés par les banques constituent la source d’information privilégiée des déposants non assurés. L’information comptable, par ailleurs, peut être obtenue pour un coût nul (extrêmement faible, tout au plus) et sa crédibilité perçue est forte, du fait qu’elle est auditée par des professionnels engageant leur responsabilité légale et qu’elle est produite en application des législations nationales dont la violation est sanctionnée par les tribunaux. Deuxièmement, les déposants constituent une catégorie d’investisseurs non professionnels dont les coûts de traitement cognitif de l’information non saillante sont probablement supérieurs à ceux supportés par les apporteurs de ressources financières professionnels.

Sur ces bases, nous discutons maintenant de la validité de la position selon laquelle la comptabilité en juste valeur, telle qu’instaurée par le référentiel IAS/IFRS, contribuerait à accroître l’instabilité des secteurs bancaires – pour des discussions alternatives, nous renvoyons le lecteur aux papiers de Leuz et Laux (2009a, 2009b) et de Ryan (2008), notamment. À l’opposé de ce qui semble généralement admis, il apparaît que, dans le cadre du modèle en juste valeur partielle instauré par les normes IAS 39 et IFRS 7 :

(1) une part importante des changements de juste valeur constatés sur les instruments

financiers détenus par les banques n’affecte pas les items comptables généralement

utilisés comme inputs aux arrangements contractuels et sur lesquels les investisseurs

dotés d’une attention limitée se focalisent ;

(2) lorsque les changements de juste valeur affectent les items comptables « sensibles »,

certaines dispositions de la norme IAS 39 offrent aux banques la possibilité de

s’exempter d’avoir à reconnaître dans leurs comptes les fair values estimées en

référence à des prix extraits de marchés illiquides.

Nous revenons plus en détail, ci-dessous, sur chacun de ces points.

4.2.1. Conséquences de l’utilisation du modèle en juste valeur partielle instauré par les