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La place des « états des crimes dignes de mort ou de peines afflictives » en pleine ère pré-statistique : une enquête remarquable ?

Chapitre 1 : Genèse et origines d’une enquête sur la justice au XVIIIe siècle

I. Le XVIII e siècle : une ère pré-statistique et une volonté de réformer les institutions monarchiques

3. La place des « états des crimes dignes de mort ou de peines afflictives » en pleine ère pré-statistique : une enquête remarquable ?

La particularité des états des crimes consiste en leur durée. Mais ils se démarquent aussi par leur caractère national et le fait qu’ils s’intéressent à l’institution judiciaire.

a. Une enquête à la durée exceptionnelle

Les états des crimes ont été réalisés sans discontinuer de l’envoi de la circulaire du chancelier d’Aguesseau en octobre 1733 jusqu’à la fin de l’Ancien Régime et la disparition de l’office de chancelier et des intendants3. En effet, des états des crimes pour les 6 premiers mois de 1790 ont encore été envoyés par les subdélégués au cours du mois de juillet4. Les changements de règne et la valse des chanceliers et des gardes des sceaux n’ont en rien troublé l’exercice de cette entreprise. De Lamoignon, le successeur de d’Aguesseau réceptionne ainsi l’état des crimes de la généralité de Rouen pour le dernier semestre

1 Une déclaration du roi du 5 février 1731 reprenant le contenu d'un règlement du parlement de Bourgogne des années 1680, ordonne aux huissiers du Parlement de s’acheminer dans chaque bailliage pour lever des états des procès criminels signés des lieutenants criminels et des procureurs du roi. Un règlement du parlement de Dijon du 17 juillet 1747 réitère cette demande. SERPILLON, François, Code criminel…, (ici p. 575).

2 « […] tous actes et écrous seront par les greffiers et geôliers délivrés gratuitement, et l’état, porté par les messagers sans frais, a peine d'interdiction contre les greffiers et geôliers, et de cent livres d'amende envers nous, et de pareille amende contre les messagers ; ce qui aura lieu, et sous pareille peine, pour les procureurs des justices seigneuriales, à l'égard de nos procureurs des sièges où elles ressortissent ». Ordonnance criminelle de 1670, Titre X, article 20.

3 Les décrets des 14 et 22 décembre 1789 scellent la disparition des intendants et de leurs subdélégués. La circulaire du contrôleur général du 25 juin 1790 informe alors les intendants à quelles institutions et quels ministres, ils doivent transmettre leurs papiers. Le garde des sceaux œuvre dans le même sens avec une lettre du 26 juin 1790 envoyée à l’intendant de Caen détaillant la passation de pouvoirs entre les intendants et les nouvelles institutions administratives. La suppression effective des intendances et de leurs bureaux intervient en juillet-août de cette année. COHEN, Alain, Les intendants au cours de la crise

d’Ancien régime. Les généralités d’Alençon, Bourges, Caen, Dijon, Limoges, Moulin, Orléans, Poitiers, Rennes, Riom, Rouen et Tours, Saarbrücken, Presses académiques francophones, 2012, vol. 1, 376 p. (ici pp. 334-372) ; GREVET, René, « D’actifs relais administratifs du pouvoir exécutif. Les 32 bureaux d'intendance à la fin du XVIIIe siècle » in Annales historiques de la

Révolution française, n°332, 2003, pp. 7-24 (ici p. 9).

Une lettre conservée pour l'intendance de Valenciennes nous apprend que les fonctions de M. Senac de Meilhan, intendant du Hainaut, ont pris fin le 25 août 1790. Arch. dép. Nord, C.10285, Lettre : envoi de l'état des crimes de l'intendance du Hainaut pour les 6 derniers mois de 1789 - 11.09.1790.

4 Exemple : Arch. dép. Hérault, C.1591, Etat des crimes de la subdélégation du Bas-Vivarais pour les 6 premiers mois de 1790 - 17.07.1790 ; Idem de la sénéchaussée et du présidial Castelnaudary pour les 6 premiers mois de 1790 -2.07.1790 ; Idem de la sénéchaussée de Carcassonne pour les 6 premiers mois de 1790 - 1.07.1790.

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de 1750, le 8 février 17511, soit deux mois à peine après sa nomination. Il rappelle d’ailleurs le 7 décembre 1757 à l’intendant d’Aix-en-Provence, M. de la Tour Glené, que :

« Feu M. Daguesseau écrivit une lettre circulaire à M[essieu]rs les intendants le 9 8bre 1733 pour leur demander de luy envoier tous les six mois des mémoires exacts des crimes dignes de mort ou de peines afflictives qui seroient commis dans leur département. […] Vous prendrez la peine de me l’envoier dans les mois de janvier et de juillet de chaque année »2.

L’enquête est ainsi bien inscrite dans les habitudes de la chancellerie et ne s’arrête pas avec la mort de son initiateur.

Les états des crimes ne sont pas la seule enquête à avoir été exécutée sur plusieurs décennies. En effet, les états des récoltes dont les plus anciens datent de 1723, ont été réalisés jusqu’à la Révolution soit sur une période encore plus longue. Mais contrairement aux états des crimes, cette enquête a fait l’objet de plusieurs modifications. D’abord uniquement composés d’états d’apparence (c’est-à-dire d'une description de la récolte), une première réforme en 1759 menée par Silhouette puis Bertin introduit l’usage d’utiliser une série des apparences et une du produit des récoltes. Ce principe est repris par la réforme de l’abbé Terray du 31 mai 1770 qui décide que les états d’apparence seraient envoyés le 15 juin et ceux des produits le 1er septembre. La circulaire du 9 septembre 1773 prévoit quant à elle l’estimation de l’offre et de la demande, mais cette mesure est abandonnée dès le 27 décembre suivant. Enfin une réforme initiée par Necker le 13 juillet 1778 supprime l’envoi des états d’apparence pour ne conserver que ceux des produits3. L’enquête sur les récoltes a donc connu plusieurs bouleversements dans sa manière d’être traitée alors que les consignes pour les états des crimes sont toujours restées les mêmes même si elles ont pu être complétées au fil des ans. Nous disposons ainsi d'une source construite sur des critères et une méthode identiques de son commencement à sa fin.

Autre enquête d’envergure qu’on peut rapprocher des états sur les récoltes : les mercuriales. S’intéressant aux mouvements des prix, elles tirent leur origine de l’édit de Villers-Cotterêts de 1539 dont les dispositions propres à ce cas ont été renouvelées par l’édit de 1572 (art. 3), le code Michaud (art. 419) et enfin l’ordonnance de 1663. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle néanmoins que ces relevés sont mis en place, notamment par la circulaire du 27 décembre 1754 qui institue des états imprimés que les intendants transmettent à leurs subdélégués4. Cette enquête bien que considérée comme nationale ne

1 Arch. dép. Seine-Maritime, C.950 Lettre : accusé de réception de l’état des crimes de la généralité de Rouen pour les 6 derniers mois de 1750 – 8.02.1751.

2 Arch. dép. Bouches-du-Rhône, C.3521 Lettre : le chancelier à l’intendant – 7.12.1757.

3 GILLE, Bertrand, Op. cit. (ici pp. 82-86) ; LABROUSSE, Camille-Ernest, La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien

Régime et au début de la Révolution, Paris, PUF, 1943, 664 p. (ici pp. 62-97).

4 GILLE, Bertrand, Op. cit. (ici pp. 86-88) ; LABROUSSE Camille-Ernest, « Les prix : comment contrôler les mercuriales ? » in

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concerne en réalité que 400 localités1, alors que les états des crimes, en plus d'avoir été exécutés sur une période plus longue, ont concerné l’intégralité du royaume.

b. Une enquête d’envergure nationale

Les états des crimes dignes de mort présentent en effet la particularité d’avoir été menés sur l’ensemble du royaume. Cela n’est pas en soi une nouveauté ou une exception puisqu’il est en de même pour les états des récoltes. De nombreuses enquêtes n'ont pourtant qu'une portée locale, mais il s’agit alors essentiellement d’initiatives d’intendants, le but étant pour le nouvel entré en fonctions de connaître la province qu’il va administrer2.

On constate dans le cas des états des crimes que les provinces récemment annexées ont été immédiatement intégrées à l’enquête ainsi que le démontre l’exemple de la Corse pour laquelle nous disposons de données à partir juin 1769 soit un mois après la ratification du traité de Versailles (15 mai 1769) par lequel Gênes a cédé l'île au royaume de France3. La participation aussi rapide d’un territoire conquis est exceptionnelle. Cela d’autant plus que la Corse a souvent été exclue des grandes enquêtes nationales. Cela ne signifie pas pour autant un désintérêt de l’Etat pour ce nouveau territoire. En effet, plusieurs statistiques concernant l’île ont été ordonnées juste après son annexion4. L’intégration rapide de la Corse au programme de d’Aguesseau traduit bien le souci de chancellerie de connaître l’état de la justice dans l’intégralité du royaume de France. La justice est d’ailleurs l’une des principales préoccupations de la monarchie française en Corse. En effet, avant même que l’édit du 5 août ne fixe les conditions de soumission de l’île, un édit sur l’administration de la justice est pris5.

Les enquêtes longues et à portée nationale ne sont pas rares dans l’histoire de la statistique française, qu’elles aient concerné l’industrie, le commerce ou plus généralement l’économie, mais souvent la pauvreté des fonds conservés pour celles du XVIIIe siècle empêche toute étude d’envergure6. Les sources conservées pour les états des crimes, bien que considérées comme de simples « lambeaux » par

1 LABROUSSE, Camille-Ernest, La crise…, (ici p. 32).

2 Nous pouvons citer par exemple le mémoire fait à Strasbourg en 1701. GILLE, Bertrand, Op. cit. (ici p. 43)

3 Arch. Préfecture de Police, AB.415, Etat des crimes de l’île de Corse, juin 1769 - mai 1789, 340 feuillets.

4 Des états de dénombrement ont ainsi été dressés de 1770 à 1783 et pour 1786 et 1787. Le plus intéressant est celui de 1786 car, en plus des renseignements habituels (nom, âge, nombre et genre du cheptel), il mentionne la profession et la condition sociale de chaque chef de famille. En 1770 est aussi lancé le Plan Terrier (terminé en 1795) qui doit mener à la mise en place d’un cadastre, mais qui échoue à cause de l’hostilité de la population, même s’il permet de connaître la superficie des communes et le type des propriétés. Arch. nat. K.1228. Cité par CARRINGTON Dorothy, « Sur les inégalités sociales en Corse rurale au XVIIIe siècle » in Annales historiques de la Révolution française, n°260, 1985 Questions d'histoire de la Corse (fin XVIIIE

siècle - Révolution française), pp. 173-188 (ici p. 174).

5 SEGALA, Solange, « L’intégration d’une population par la justice : l’exemple de la Corse sous les Bourbons (1768-1790) » in HOULLEMARE, Marie et ROUSSEL, Diane, Les justices locales et les justiciables. La proximité judiciaire en France du Moyen

Age à l’époque moderne, Rennes, PUR, 2015, pp. 251-265 (ici pp. 251-252).

6 Exemple : Les états de l’inspection des manufactures ont débuté avec la circulaire du 18 janvier 1774, mais les données conservées avant la moitié du siècle sont très rares et même par la suite, les séries sont incomplètes et présentent de nombreuses lacunes. GILLE, Bertrand, Op. cit. (ici pp. 92-93) ; LABROUSSE, Camille-Ernest, La crise… (ici p. 101) et Esquisse du

mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIe siècle, Paris, Librairie Dalloz, vol.2, [p. 311]-695 (ici pp. 504 et suiv.

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Pierre Deyon1, nous permettent en revanche d’embrasser de façon assez large – et même très complète pour certaines généralités – l’enquête de ses balbutiements jusqu’à son extrême fin. Cette entreprise se distingue des autres par sa longueur, son caractère national et la masse disponible d’informations, mais également car elle touche un secteur qui a fait l’objet de peu d’enquêtes au cours de l’époque moderne, à savoir la justice.

c. La justice : un secteur délaissé des enquêtes

Dans un siècle où les enquêtes se font de plus en plus nombreuses, le chancelier d’Aguesseau entend avoir grâce à cet instrument, une connaissance globale de la pratique judiciaire. Peu d’enquêtes ont eu pour sujet l’institution judiciaire et il s’agissait alors plus de déterminer le crédit et la moralité des officiers que la qualité de leur service. Ce fut notamment le cas en 1247 avec les enquêtes ordonnées par Louis XI pour recueillir les plaintes formées par ses sujets envers ses officiers de justice. Son frère Alfonse de Poitiers fit de même à partir de 1249 sur ses propres terres. Ces enquêtes donnent lieu notamment à la Grande Ordonnance de 1254 et dans les terres du frère du roi à des ordonnances de réformation dans le Quercy, l’Agenais et le comté de Toulouse entre mars et avril 12542. Ce n’est que dans les années 1660, qu’une enquête initiée semble-t-il par Fouquet et rapidement reprise par Colbert s’intéresse pour la première fois à la valeur des officiers, mais elle ne concerne que ceux des cours souveraines et cherche à connaître également leur positionnement politique3.

Les mémoires des intendants sur leurs circonscriptions rédigés à la fin du règne de Louis XIV pour l’instruction du duc de Bourgogne contiennent bien des passages sur la justice, mais ceux-ci sont purement descriptifs. Dans celui de la généralité de Paris, par exemple, on annonce pour les justices qu’on « parlera des coutumes qui les régissent et gouvernent, de leur ressort et des magistrats qui ont de la réputation et du talent » et que pour les justices seigneuriales, on donnera le « nombre des gentilshommes qui se trouve dans chacune »4. Pour le Parlement de Paris, l’auteur rappelle ainsi l’histoire de la cour et nomment les présidents et les gens du roi renommés. Henri-François d’Aguesseau y apparaît d’ailleurs en qualité d’avocat général5. Au-delà de la description des justices, il s’agit également d’évaluer les juges et c’est à cette fin que le duc de Beauvillier a établi un questionnaire en 1697 demandant aux intendants d’indiquer pour les juges royaux : leur réputation, leurs talents, leur crédit et leurs biens6. L’intendant du Limousin, Louis de Bernage y satisfait (mais seulement dans le cas

1 DEYON,Pierre, Le temps des prisons. Essai sur l’histoire de la délinquance et les origines du système pénitentiaire, Paris, Editions Universitaires, 1975, 190 p. (ici p. 111).

2 CAROLUS-BARRE Louis, « La Grande Ordonnance de Réformation de 1254 » in Comptes rendus des séances de l'Académie

des Inscriptions et Belles-Lettres, 117e année, n°1, 1973, pp. 181-186.

3 AUBERT,Gauthier, « L’enquête de Colbert sur les magistrats : une source pour connaître les « hommes du roi » dans les Parlements ? » in LE MAO, Caroline (dir.), Hommes et gens du roi dans les Parlements de France à l’époque moderne, Pessac, MSHA, 2011, 260 p. (ici pp. 17-28).

4 Mémoires des intendants sur l'état des généralités dressés [sic] pour l'instruction du duc de Bourgogne ; 1. Mémoire de la

généralité de Paris, Paris, Imprimerie nationale, vol.1, 834 p. (ici p. 172).

5 Idem (ici pp. 176-178).

6 MEYZIE, Vincent, Les illusions perdues de la magistrature seconde. Les officiers « moyens » de justice en Limousin et en

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de huit officiers : cinq du présidial de Limoges et trois juges du présidial de Tulle) et ajoute même un cinquième critère d’évaluation qui est le degré d’obéissance vis-à-vis de la monarchie1. L’intendant de Moulins, Jean Le Vayer y prend part pour vingt-un juges des présidiaux de Moulins, Guéret et Saint-Pierre le Moûtier2. En revanche, l’intendant de Bordeaux, Bazin de Bezons se contente de notices très succinctes sur les sièges de Périgueux et Sarlat3. Mais même si une partie de l’enquête dans les intendances de 1698 est portée sur les juges, les données récoltées ne font l’objet d’aucun traitement particulier.

Si les questionnaires des mémoires des intendants visent à évaluer les juges, les états des prisonniers écroués par la maréchaussée s’intéressent plus concrètement à un des problèmes récurrents de l’institution judiciaire, à savoir la longueur parfois excessive des procédures. Elle rejoint en cela les états des crimes qui cherchent à contrôler la durée des procès et le travail des officiers. Cela explique sans doute que les deux enquêtes aient fini par se confondre.

Régulièrement, les états des crimes sont envoyés avec les résultats d’autres enquêtes, comme les états des populations4 ou encore des défrichements5. De même avant la fusion avec les états des prisonniers de la maréchaussée, des références à l’une ou l’autre enquête sont régulièrement faites dans la correspondance propre à chacune de ces entreprises6. Néanmoins, cette enquête se distingue des autres par son ampleur (57 années de service), le fait qu’elle ait été ordonnée et exécutée sur l’ensemble du royaume, Corse comprise dès son annexion et enfin parce qu’elle est la concrétisation d’un programme ancien et s’intéresse à l’exercice de la justice pénale – même si les états des crimes ne s’intéressent qu’à une petite portion de cette justice, à savoir la plus grave – qui est un domaine peu visé par les enquêtes antérieures, ceci dans le but d'après le chancelier d'assurer le bien et la sûreté publics.