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CHAPITRE 2 : FONDEMENTS THÉORIQUES FONDEMENTS THÉORIQUES

2.3.2. Émergence du concept

Il faut dire que peu après Jakobson, Chomsky avait sérieusement occupé le terrain, dès 1965, avec sa dichotomie compétence/performance notamment, sans jamais parler de fonction métalinguistique3. S'il conçoit bien (1968, traduction française 1970: 105) que le langage humain n'assure pas que la fonction référentielle et peut assumer d'autres fonctions, il omet de traiter de la fonction métalinguistique : « Il est faux de penser que l'usage du langage humain se caractérise par la volonté ou le fait d'apporter de l'information. Le langage humain peut être utilisé pour informer ou pour tromper, pour clarifier ses propres pensées, pour prouver son habileté ou tout simplement pour jouer ». Si bien que la notion semble être tombée en déshérence à cette époque-là. Seul Culioli évoque dès 1968 le doublet « métalinguistique / épilinguistique » mais ses travaux ne connaissaient pas encore, comme on le sait, une grande diffusion, et il faudra attendre une dizaine d'années pour que son point de vue fasse irruption en didactique. Nous y reviendrons.

Ainsi donc, l'école chomskyenne s'imposa et contribua grandement, comme le rappelle Gaonac'h (1987: 93) « à élaborer une véritable psycholinguistique ». A tel point que, comme le signale le même auteur, la référence à la linguistique chomskyenne est une quasi-constante dans les travaux de psycholinguistique à partir de 1960 alors même que, paradoxalement, comme le rappelle Besse (1977) « la grammaire qu'il se propose

3 Cependant, à date tardive - 1979 - il semble bien qu'il ait utilisé le terme. C'est Bialystok 1982: 94 qui rapporte que Mattingly et Chomsky 1979 incluent l'accès à la connaissance dans la conscience métalinguistique.

d'élaborer ne cherche pas à rendre compte de la production psychologique du langage ». Gaonac'h (1987: 95) explique aussi que « d'une part les implications extra-linguistiques de la théorie de Chomsky sont loin de correspondre à quelque chose de stable, dans les textes de son auteur, d'autre part elles sont, en tout état de cause, considérées par lui comme des extrapolations sans fondement ».

Mais la principale explication de l'inexistence de références à l'activité métalinguistique nous semble liée aux postulats même de la théorie. Chez les générativistes c'est la grammaire interne du sujet auditeur-locuteur idéal qui est l'objet des investigations, définie comme inconsciente et innée. D'où le peu de crédit accordé aux discours des locuteurs réels sur leurs productions langagières, même si Chomsky s'interroge parfois, comme ici en note (1965)4, sur la méthodologie et sur l'utilité de l'introspection : « Doit-on faire usage des données de l'introspection pour établir les propriétés de ces systèmes sous-jacents ? ». Il va même jusqu'à affirmer qu'on ne peut pas les négliger « sous peine de condamner l'étude du langage à une complète stérilité ». Mais qu'entend-il exactement par "introspection" ? Celle-ci ne concerne-t-elle pas plus exactement le linguiste qui s'auto-observe lors de ses jugements de grammaticalité ou d'acceptabilité ? Quant à la grammaire explicitée par le sujet elle semble de bien peu d'intérêt étant donné que la grammaire générative traitera « de processus mentaux dépassant de loin le niveau de la conscience actuelle ou même potentielle » (ibid.: 19, cité par D. Gaonac'h 1987: 94). En revanche, il est vrai que la grammaire générative transformationnelle ramène les recherches linguistiques vers des préoccupations psychologiques (point de vue "mentaliste") dont les structuralistes avaient cherché à se démarquer (approche "mécaniste"). Ce faisant, comme l'écrit Roulet (1972: 74), « Chomsky a beaucoup contribué à faire porter l'accent sur la connaissance des stratégies de l'apprentissage comme préalable à l'élaboration d'une nouvelle

4 Note 1 p.13, traduction française 1971.

méthodologie de l'enseignement des langues et à développer les recherches psycholinguistiques en ce domaine ». C'est là en particulier qu'il faut situer le revirement opéré quant au rôle de la langue maternelle dans l'apprentissage des langues étrangères : « la langue maternelle ne constitue plus comme pour les tenants des méthodes audio-visuelles, une source fâcheuse d'interférences à neutraliser au plus vite ; elle est avant tout un auxiliaire précieux » (E. Roulet 1972: 69).

Au même moment, les premiers travaux de Corder (1967, 1971) sur l'analyse des erreurs contribuent à confirmer le fléchissement de tendance. On peut dire aujourd'hui avec le recul que, compte tenu des orientations retenues à l'époque, il était inévitable qu'on finirait bien par s'intéresser tôt ou tard aux discours tenus par ces mêmes apprenants sur leurs processus d'apprentissage et en particulier sur les règles et principes qui structurent leurs acquisitions linguistiques. Mais ce ne fut pas la première préoccupation dans la mesure où le débat entre linguistes et "applicationnistes" porta d'abord sur la question de la métalangue à employer, restant ainsi du côté des stratégies d'enseignement. Cependant, si le projet de Chomsky d'avoir recours à « une métalangue rigoureuse et explicite, comme les systèmes formels utilisés en logique et en mathématiques » (E. Roulet 1972: 57) afin de formuler des règles précises n'aboutira qu'à quelques expériences peu fructueuses en matière d'enseignement des langues (mais « toutes réussies» d'après D. Bailly 1985: 206), il a contribué largement à la réhabilitation de l'exercice d'une activité de réflexion sur la langue avec les apprenants qui se traduira sur le plan de la méthodologie de l'enseignement des langues, à quelques années d'intervalle, par un enseignement de la grammaire inductif et explicite (méthodologie cognitive et communicative) en réaction aux approches inductives implicites des méthodes audio-visuelles et au "tout communicatif" des tenants de la méthode naturelle de Krashen-Terrell (cf. C. Germain 1993: 243).

Néanmoins, si les théories chomskyennes ont ouvert, selon ses propres termes (1966, cité par P. Corder 1967) une période de "mouvement" et "d'agitation" chez les linguistes et psycholinguistes de cette période, elles n'ont pas mis pour autant en évidence l'importance de l'activité structurante plus ou moins consciente de l'apprenant dans l'appropriation d'une langue étrangère (LE). Comment expliquer alors qu'en linguistique appliquée, peu de temps après, la recherche sur l'acquisition des langues en soit venue à poser la problématique des rapports de l'activité métalinguistique du sujet avec ses acquisitions ? Il nous semble qu'un élément de réponse à cette question réside dans le constat d'échec dressé par la linguistique appliquée en tant qu'application de la linguistique (des structuralistes et des générativistes) à l'enseignement des langues. Corder en l'occurrence fait figure de précurseur puisqu'il préconise dès 1967, dans un court article fondateur pour les recherches ultérieures sur l'acquisition des langues, de réaliser des analyses d'erreurs pour étudier les stratégies « qu'emploient les enfants dans l'acquisition de leur L1, et aussi les apprenants de LE » (traduction française: 1980: 13). Ce qui l'intéresse alors ce sont les lois inconscientes qui régissent l'acquisition des langues et dont la trace se retrouve au sein des erreurs de compétence révélées par leur caractère systématique. Mais on ne consulte pas encore l'apprenant même si, déjà, Corder remarque qu'« en général nous négligeons de consulter l'apprenant, sauf pour lui demander d'augmenter au maximum l'efficacité de la programmation que nous avons fixée par avance ». Ce qui le conduira ultérieurement (1971 et surtout 1973), lorsqu'il reprendra le vocable d' « interlangue » à Selinker (1969, 1972) à proposer de tenter de recueillir auprès du sujet « des "intuitions" sur la grammaticalité de sa langue ». Il s'agit des « données intuitionnelles » qui s'opposent aux « données textuelles » tirées des productions langagières effectives des sujets (1973, traduction française : 1980: 29). En exposant dans le même article (1980: 34) ses propositions pour solliciter des données d'interlangue tant auprès des enfants apprenant leur langue maternelle qu'auprès d'individus plus âgés apprenant une langue étrangère, Corder fixe plusieurs pré-requis

parmi lesquels le premier exige que le sujet soit « capable de formuler des jugements sur la synonymie, la contradiction, l'implication ou autres relations entre les phrases qui lui sont soumises », et le troisisème, qu'il dispose d'une métalangue. Il en conclut que c'est avec l'apprenant de langue étrangère que les données sollicitées seront a priori les plus riches et que le recours à l'introspection est le plus indiqué. Ce qui, compte tenu de notre problématique, nous conduira à faire deux remarques :

– chez Corder, l'emploi du terme "métalangue" – et par conséquent de l'adjectif correspondant "métalinguistique" – se fait de toute évidence avec l'acception étroite de terminologie grammaticale. C'est ce que semblent prouver les affirmations selon lesquelles « la plupart des apprenants de LE acquièrent une telle métalangue comme "produit dérivé" de l'enseignement » (ibid.: 35) et que l'enfant n'en dispose pas. Ce qui paraît indiquer que Corder n'adhère pas à la définition de Jakobson citée plus haut où nous avons vu que la métalangue n'est pas obligatoirement nécessaire pour assurer la fonction métalinguistique et donc pour rendre compte de l'introspection et des intuitions sur la langue, les simples jugements de grammaticalité sans justification apparente pouvant par exemple en faire partie de plein droit ;

– à travers ces propositions on constate que l'introspection a d'abord été proposée en héritage direct des conceptions générativistes comme technique d'investigation psycholinguistique des « interlangues » et non pas, loin s'en faut, comme stratégie d'apprentissage possible en situation didactique. En effet, dès 1967, il s'agissait pour Corder de réaliser des analyses d'erreurs pour mieux connaître le programme interne des apprenants afin d' « améliorer notre capacité [d'enseignant] à créer des conditions favorables » pour « permettre aux stratégies innées de l'aprenant de guider notre pratique et de déterminer notre programme d'enseignement ». S'il envisage la possibilité d'avoir recours aux données intuitionnelles chez l'apprenant, on ne peut d'aucune façon lui attribuer l'intention, même cachée, de vouloir en tirer parti pour élaborer des stratégies d'enseignement explicites. Adhérant pleinement aux conceptions innéistes

chomskyennes, n'affirme-t-il pas dès 1967 « qu'on ne peut réellement enseigner une langue, mais seulement créer des conditions favorables pour qu'elle se développe spontanément dans le cerveau ». Il lèvera d'ailleurs toute ambiguité sur ses positions à la fin des années 70. S'il accorde un intérêt théorique à l'analyse des erreurs et à l'étude de l'interlangue quant à leur contribution à une meilleurs compréhension des processus d'acquisition d'une langue étrangère, il ne voit pas en quoi cela peut servir à améliorer l'enseignement dans un contexte donné. Ralliant les thèses de Krashen il réfute complètement l'utilité des activités de réflexion explicite sur la langue quand il s'agit de développer la compétence de communication orale spontanée (1980: 40). À peine leur accorde-t-il un intérêt pour certains « exercices formels et dans certaines activités de communication , comme l'expression écrite ». On serait tenté de rajouter : "et la compréhension écrite"…

Néanmoins, à la même époque, tous les chercheurs ne partagent pas ces vues. Ainsi Porquier écrit-il dès 1977 que « l'étude des productions d'apprentissage et des systèmes intermédiaires (…) peut contribuer à compléter les grammaires descriptives, à élaborer des grammaires pédagogiques adéquates et à mettre au point des procédures pédagogiques nouvelles ». En tout état de cause, en définissant les grandes lignes méthodologiques des procédures de sollicitation de données et en désignant « l'apprenant de langue étrangère, par comparaison avec un enfant ou un informateur natif de L1 inconnue, comme un sujet particulièrement adéquat pour de telles expériences », principalement parce qu'il est le plus en mesure d'accéder à ses intuitions d'apprenant sur son interlangue, Corder, et d'autres avec lui, ont jeté les bases de très nombreuses recherches ultérieures sur l'acquisition des langues, ce qui n'a pas été sans retombées sur la didactique des langues. En effet, certains chercheurs ont rapidement constaté que non seulement l'apprenant ne répugnait pas à réfléchir sur la langue et à en parler mais que de

surcroît cette réflexion pouvait lui être bénéfique quant à son apprentissage. C'est ainsi que les premières procédures didactiques prônant le commentaire métalinguistique en classe de langue à partir d'une analyse des erreurs afin d'aboutir à une certaine "conceptualisation" ont fait leur apparition (cf. D. Bailly 1975, R. Porquier 1977). Nous allons y revenir. Même si les uns et les autres divergent sur la possibilité d'offrir cette approche aux débutants, cela provoque un regain d'intérêt des didacticiens pour la réflexion sur la langue. Si bien qu'à cette époque, les inconditionnels des méthodes audio-visuelles et des principes communicatifs s'émeuvent. Émoi que l'on pourrait résumer en ces termes : « chassons la grammaire d'un côté elle revient par un autre! ».

En somme, au cours des années 70, la réflexion métalinguistique s'est retrouvée abordée à la fois par les linguistes de l'acquisition et par les nouvellement nommés "didacticiens des langues étrangères". Ces derniers, dont les propositions méthodologiques restent cependant minoritaires au sein des publications pédagogiques, ayant d'ailleurs pu prendre les devants sur la recherche sur l'acquisition des langues comme nous allons le voir.

2.4.VERS UN "AGE D'OR" DU METALINGUISTIQUE

L'intérêt pour les démarches intellectuelles de l'apprenant, pour sa propre réflexion, largement impulsé par les thèses piagétiennes en psychologie cognitive, va donner lieu au cours des années 80 au développement de ce que certains ont appelé, en méthodologie d'enseignement des langues, l'approche communicative et cognitive. Nous allons voir comment l'intérêt croissant à l'égard de l'activité métalinguistique de l'apprenant apparaît comme l'aboutissement d'un processus général qui a conduit à s'intéresser à l'enseignement, puis à l'apprentissage, puis à ce que pouvait dire l'apprenant de ses stratégies d'apprentissage et de ses sytèmes intermédiaires et enfin aux rapports entre ce qu'il en disait et ce qu'il faisait effectivement et à la pertinence de ces rapports pour l'enseignement. L'objectif général, au moment de cet "âge d'or", est de faire reconnaître l'intérêt de la réflexion sur la langue pour l'apprenant tout en proposant de nouvelles procédures didactiques, car il n'est pas question de retourner à des pratiques traditionnelles, et pour cela, encore faut-il démontrer l'efficacité de ces démarches pour l'appropriation de L2 en situation guidée auprès des tenants du "tout-communicatif" dont les orientations méthodologiques prévalent à la fin des années 70 (cf. C. Bourguignon & L. Dabène 1983: 45).

2.4.1. La didactique des langues étrangères en France à la fin des années 70 :