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1.1.3. Ancrage socio-historique de l’éducation chilienne

1.1.3.2. Éducation : histoire d’un balancement entre avancées et crises

Pour la société chilienne, la préoccupation éducative ne s’est jamais vraiment située au premier plan. Au seizième siècle,

(…) c’était une société qui devait déjà s’affirmer sur la terre, pour ensuite se préoccuper d’autres nécessités. (…) En plus, savoir lire et écrire n’était pas une exigence pour le bon soldat (…). (Soto, 2000 : 7). TM

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Le modèle éducatif espagnol est celui qui a primé au Chili. Aux seizième et dix-septième siècles, l’objectif éducatif visait principalement à enseigner la foi catholique, à évangéliser les Indigènes. Ce contexte évangélisateur générera, sous un certain angle, une instruction systématique sommaire et par ailleurs, le missionnaire jouera un rôle fondamental, ne se réduisant pas seulement à un aspect catéchétique.

En réalité, l’éducation de cette époque-là pouvait difficilement être en marge de l’Église car les écoles naissaient à côté des couvents et des missions. Les Maîtres des Premières Lettres devaient posséder une autorisation venant à la fois de la mairie et de l’autorité ecclésiastique. Les Écoles Municipales ou Royales enseignaient de leur côté, à lire, à écrire, à compter et également, le catéchisme.

Il n’existait pas de distinctions entre les méthodes, les enseignements et les coutumes. Toutes [les écoles] avaient pour objectif de former des jeunes chrétiens et des sujets obéissants. (Soto, 2000 : 11).

Les Écoles de Latinité assuraient l’instruction secondaire, par l’intermédiaire d’un laïc ou d’un prêtre, avec un financement royal. Le latin était la langue d’enseignement et la théologie, la grammaire, l’histoire sacrée, la philosophie, les disciplines enseignées. Ces écoles étaient peu nombreuses et les familles aisées envoyaient souvent leurs enfants étudier à Lima.

Les collèges religieux de cette période historique ont contribué à la création des universités chiliennes.

La première université du pays est la Pontificale Université Saint Thomas, inaugurée par l’Ordre des Dominicains en 1622. La seconde, la Pontificale Université de Saint Michel, inaugurée en 1623, par l’Ordre des Jésuites. Les deux fonctionneront jusqu’en 1741, lorsque se met en place la première université d’État, la Royale Saint Philippe. (Soto, 2000 : 13).

Au dix-huitième siècle, la Compagnie de Jésus représente l’institution éducative la plus puissante. Cependant, les prêtres coadjuteurs allemands lui font contrepoids avec un enseignement holistique d’avant-garde : ateliers de tissage, de poterie, de peinture, de sculpture, de musique, d’orfèvrerie, d’ébénisterie, de menuiserie, de construction, de forge.

Au cours des cinquante premières années de sa vie indépendante, le Chili n’était pas spécialement préoccupé par la problématique de l’éducation. Cependant, au fur et à mesure de son dévelop- pement, les gouvernements vont accroître leur intérêt pour l’enseignement. Dans ce contexte, les anciens us et coutumes de la Colonie survivront encore longtemps en éducation, « héritière des vertus et des vices de l’école coloniale ». (Soto, 2000 : 21).

Les premières tentatives d’organisation de l’éducation se situent au sein de la Constitution Morale de 1823, et dans celle de 1833 :

- (…) l’Article 9 indique qu’il existe trois dépenses essentiellement nationales : la défense, l’administration publique et l’instruction des citoyens. (Soto, 2000 : 23). - (…) l’instruction publique devait être une attention prioritaire du Gouvernement, le

Congrès avait l’obligation de formuler un plan général d’instruction nationale et de créer une Super Intendance. (Soto, 2000 :167).

La loi qui a donné naissance à l’Université du Chili en 1842 a remis, par la même occasion, les fonctions de Super Intendance au Conseil de ladite université. La rédaction de ces constitutions met en relief le rôle fondamental pris graduellement par l’instruction pour le développement politique, social et économique du pays.

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En 1860, Manuel Montt, Président de la République, renforce la responsabilité de l’État envers l’éducation et fait promulguer la Loi Organique de l’Instruction Primaire :

(…) le premier Article indique que l’instruction sera octroyée sous la direction de l’État. Elle établit la gratuité et la mixité. Elle reconnaît trois types d’écoles : fiscales, sous- divisées en publiques financées par l’État et en municipales sponsorisées par les fonds des Départements et administrées par les municipalités ; particulières (privées, payantes et gratuites) ; conventuelles. (…) La loi de 1860 envisage une liberté d’enseignement absolue. (…) Cependant, [elle] a omis de déclarer obligatoire l’enseignement primaire. (Soto, 2000 : 28-29).

La première tentative d’homogénéisation des curricula, à travers le Plan Général d’Éducation Nationale, régularise l’enseignement dans tous les établissements, cette initiative de Manuel Montt a mis fin à la richesse de l’hétérogénéité du système scolaire.

L’apparente efficacité administrative scolaire fut tronquée par une configuration géographique adverse, des moyens de communication réduits, un budget déficient, lesquels mirent plutôt en valeur la lenteur du processus. Abdón Cifuentes, Ministre de la Justice, du Culte et de l’Instruction constatait :

Nous sommes en plein système colonial. La paperasserie éternelle, ainsi que l’ordre hiérarchique et centralisateur de la Colonie Espagnole nous cernent encore. (Soto, 2000 : 171).

Ces scories se sont maintenues au fil des siècles, leur écumage représente une tâche toujours en vigueur, en vue d’une efficacité meilleure.

Au sein des politiques de scolarisation du dix-neuvième siècle, la méthodologie d’enseignement de l’Éducation Secondaire préoccupait déjà les responsables éducatifs :

(…) le cœur du problème se résumait au fait que les professeurs connaissaient les contenus mais ils ne savaient pas comment les transmettre. (…) Andrés Bello21

conseillait (…) la méthode inductive, sans imposer des vérités à travers l’autorité du maître ; il signalait l’effet négatif de charger la mémoire sans développer le raisonnement et il préconisait l’acquisition d’outils et d’appareils nécessaires pour rénover l’enseignement, tout en éveillant l’esprit d’observation. (Soto, 2000 : 76, 77).

La question de l’utilité d’un diplômé du système éducatif chilien pour le développement économique et social du pays tourmentait déjà les autorités compétentes au dix-neuvième siècle. Le leader conservateur Abdón Cifuentes observait :

(…) l’instruction de nos lycées et même l’enseignement universitaire sont touchés par la domination exclusive de la théorie et par l’oubli presque complet de la pratique. (Soto, 2000 : 79).

Au sein de cette logique dominante, l’offre éducative l’emporte indépendamment de la demande de main-d’œuvre compétente, exigée par le secteur productif. Il en a résulté un déséquilibre permanent dans lequel

(…) la demande est toujours restée en-dessous de l’offre, concédant à l’enseignement un caractère plus idéologique, au lieu d’être articulé au développement de la production, fille du travail. (Egaña, 2006 : 122).

L’axe des politiques éducatives de cette époque se fondait sur une stratégie civilisatrice, où l’instruction était considérée comme un instrument, permettant postérieurement aux moyens

21 Homme politique, professeur et premier recteur de l’Université du Chili.

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mécaniques d’être opérationnalisés par des sujets qualifiés. Parallèlement à cette action civilisatrice, la modernisation de l’éducation se situait sur un axe de moralisation des coutumes. La vie privée quotidienne, la culture populaire étaient ainsi sanctionnées à l’intérieur de l’institution scolaire. Le Chili n’est pas un pays paisible au début du vingtième siècle, même si l’éternelle lutte entre Libéraux et Conservateurs s’est amenuisée, de nouveaux groupes politiques et sociaux cherchent leur espace et font émerger une conscience de crise globale du pays :

(…) la haute société (…) des secteurs de l’industrie minière, de l’agriculture et des banques construit des demeures à Santiago, voyage en France en recherche du chic. La classe moyenne (…) cherche un espace dans les milieux cultivés, l’éducation et la politique. (…)

La classe ouvrière surgit et acquiert une conscience de groupe social dans les ateliers de Santiago, dans le port de Valparaíso, dans les salpêtrières du Nord. (…) Les syndicats et les associations apparaissent et commencent à lutter pour de meilleurs salaires, des logements et une éducation plus dignes. (…) Les grèves réprimées atrocement se succèdent : Semaine Rouge à Santiago en 1905, le massacre de l’école Santa María à Iquique en 1907. (Soto, 2000 : 40).

La polémique en éducation se centrait principalement sur la gratuité et le caractère obligatoire, résolus auparavant de manière plus officieuse qu’officielle. La Constitution de 1925 consacre un fait de taille :

L’éducation publique devient une priorité de l’État et l’éducation primaire est dorénavant obligatoire. (Soto, 2000 : 46).

Toutefois, la réalisation concrète de la Constitution présentera rapidement une dichotomie. Selon les autorités en place, la main-d’œuvre dans les campagnes et dans les mines n’avait pas besoin d’être alphabétisée. En 1917, Dario Salas Díaz mettra le doigt sur cette réalité de l’analpha- bétisme, qui deviendra de fait, le problème national. La grande bourgeoisie locale, quant à elle, se satisfaisait d’une scolarisation restreinte pour ses propres enfants, sur un modèle souvent emprunté à l’étranger. Le prestige des écoles anglaises, françaises, des modèles pédagogiques germaniques importés reste indéniable, dans un contexte qualifié « d’ensorcellement allemand ».

Dans les Actes du Congrès de l’Éducation Secondaire de 1912, l’historien F.A. Encina signalait cependant les avatars de cette tendance :

(…) l’éducation propre et le contact intense avec l’Europe ont stimulé l’extraordinaire capacité d’imitation passive de tout peuple en retard, (…) en réveillant de grands désirs de consommation, sans nous donner les motivations et les capacités correspondantes de production ; ils ont diminué la morale et en même temps, ils ont déséquilibré l’âme nationale. (Guzmán, 2002: 56, 57).

Les transformations technologiques obligent, en effet, à rechercher des formes d’éducation nouvelles et endogènes. Un mouvement expérimental éducatif véhiculé par les professeurs chiliens essaie de gagner un espace en 1929, avec l’objectif de tenter des formes nouvelles d’enseignement : les Écoles Rurales avec des terres cultivables, les Écoles Foyers chargées de protéger, d’éduquer, d’alimenter les enfants orphelins, abandonnés, les Écoles Consolidées dont le cadre est l’établissement scolaire, en lien étroit avec le milieu social le plus proche. Mouvement avant-gardiste du vingtième siècle, qui n’aura cependant pas la possibilité d’essaimer au-delà d’une impulsion.

Après la Seconde Guerre Mondiale, le Chili cherche à construire une société démocratique et à assurer une scolarité prolongée et riche en contenus, pour tous, sans distinction de classes

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sociales, ni de groupes ethniques. Le développement économique dépend en grande partie de l’amélioration du système éducatif, de l’augmentation de la couverture scolaire, de l’élaboration de curricula adaptés aux caractéristiques culturelles et économiques et du déploiement d’une formation adéquate pour les enseignants.

Les pays en voie de développement, comme le Chili, se trouvent ainsi piégés entre des requêtes contradictoires : afin de donner une réponse aux demandes éducatives, une économie suffisamment riche est nécessaire, et pour que celle-ci fonctionne, un rendement meilleur du système éducatif est indispensable.

Malgré ces obstacles contextuels, des projets éducatifs naissent dans les banlieues du système, comme le Plan de Rénovation Graduelle de l’Éducation Secondaire :

Son objectif se situait au niveau de la formation intégrale des élèves (intellectuelle, morale, physique, sociale, civique, économique, émotionnelle et manuelle, avec en plus l’éducation à la volonté). L’élève était considéré comme le centre de son processus de développement. Ce plan fut mené dans des lycées expérimentaux (Lycée Manuel de Salas, Lycée Coéducationnel d’Expérimentation Gabriela Mistral, École Consolidée de San Carlos).

La participation de tous les membres de la communauté scolaire caractérisait ces établissements. Les conseils des professeurs commençaient à surgir. Les élèves formaient des gouvernements estudiantins (…) Ils déterminaient les normes disciplinaires et les adoptaient volontairement. (Soto, 2000 : 87).

La décade des années soixante comporte des caractéristiques relativement similaires à celle des années vingt : un panorama de crises exigeant des transformations structurelles dont le creuset sera la Réforme de 1965. Celle-ci prône un changement de cap à quatre-vingt-dix degrés et présente un effet cumulatif, dans la mesure où elle recueille en son sein tous les apports fournis depuis la Réforme de 1928.

La Réforme de 1965 met en avant quatre principes orientant les actions de changement :

(…) la garantie d’une égalité effective d’opportunités face au système éducatif ; la responsabilité socioculturelle de l’éducation ; la formation pour la vie active ; l’éducation comme processus de vie. (Soto, 2000 : 55).

L’augmentation de la couverture scolaire à 95%, la diminution du nombre des analphabètes, la possibilité d’entrée dans l’enseignement secondaire pour tous les élèves ayant terminé le primaire, l’extension des places offertes par l’Éducation Supérieure représentèrent les effets immédiats de la Réforme de 1965.

L’Unité Populaire de Salvador Allende avait pour finalité éducative la proposition d’une École Nationale Unifiée (désormais ENU) « diversifiée, démocratique, pluraliste, productive, intégrée à la communauté, scientifique et technologique, humaniste et planifiée » (Soto, 2000 : 57). Le contexte politique saturé de l’époque a invalidé cette proposition.

Entre 1970 et 1990 le Gouvernement Militaire a mis en place une réforme administrative intégrale de l’État contenant trois axes fondamentaux :

- la réforme structurelle par la réorganisation des ministères, ils conservent la fonction de fixer les politiques, de dicter et de superviser les normes ;

- le processus de régionalisation avec la création des Secrétariats Régionaux Ministériels d’Éducation (désormais SEREMI) et le transfert de l’administration éducative aux municipalités et au secteur privé ;

- la réforme fonctionnelle visant à former un fonctionnaire public plus efficace. (Soto, 2000 : 180).

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Un des principes, dont la conséquence constitue la genèse d’un écart monumental entre l’État et le professorat, repose sur ces deux termes : État Subsidiaire. Selon ce fondement,

(…) l’État existe pour promouvoir les conditions nécessaires au développement intégral de la personne humaine et non pour supplanter son action. (Soto, 2000 : 181).

Sur le plan éducatif, l’État donne ainsi une impulsion au secteur privé, afin qu’il intervienne directement dans la gestion éducative, orienté et soutenu par les organes techniques du Ministère de l’Éducation. Les enseignants et le personnel de service des établissements ont donc été transférés vers l’éducation municipale, au même titre que les biens mobiliers et immobiliers et ils ont obtenu le statut juridique de travailleurs du secteur privé.

En étant confronté à cette figure historique et contextuelle de l’éducation chilienne, il semble opportun de mettre en valeur l’arrière plan de la problématique de cette recherche. Dans ce va- et-vient séculaire, la lucidité critique pointe dans son champ visuel plusieurs faisceaux : une désynchronisation avec les besoins du pays, un assujettissement à l’Éducation Supérieure, une préparation inappropriée au monde du travail, une inadéquation de la formation des enseignants, en décalage permanent avec les curricula et avec leurs publics, un déphasage entre ce qui s’enseigne et comment il faut transmettre.

Malgré les solutions apportées au travers de multiples programmes et projets, des interrogations persistent avec rigueur.

- Comment en finir avec un tel paradoxe : la formation didactique est prise dans un étau d’inefficacité alors qu’elle se trouve dans un état de nécessité aiguë ?

- Comment faire refleurir le désert de la réflexion théorique et didactique et rompre de cette façon avec l’activisme, la seule bonne volonté et le foisonnement financier public au sein de la formation continue ?

- Comment rompre les cloisonnements territoriaux disciplinaires et donner priorité à des enjeux didactiques comme la citoyenneté, la démocratie, le rôle de la loi, l’héritage culturel partagé ?

- Comment préparer les enseignants à assumer l’incertitude d’une réalité en transformation continuelle ?