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Vote d’échange, vote communautaire ou vote d’opinion

CHAPITRE 7 : L’ESPACE SOCIAL ET LE VOTE

2/ Vote d’échange, vote communautaire ou vote d’opinion

À la croisée des trois types de vote (d’échange, communautaire ou d’opinion), O. Ihl a élaboré un modèle inspiré des travaux de Max Weber (1971) qui distinguait, à travers le vote, trois dispositions fondamentales dans les relations sociales : « la transaction, l’appartenance, et la conviction ». Voisine de l’approche écologique, cette méthode semble être utile dans notre démarche de compréhension des comportements électoraux.

Notre première remarque portera sur le vote d’échange. Il consiste en une « transaction réciproque et intéressée. Concrètement l’électeur échange sa voix contre un service direct ou indirect » (BUSSI M., 2004, p. 60). L’intérêt majeur de ce type de comportement du votant tient dans le fait que l’acte de vote penchera d’un côté ou d’un autre en fonction du bénéfice que l’électeur en retirera. Le vote communautaire se rapporte à la définition du terme « communauté ». Par conséquent, il correspond à l’appartenance à « un groupe non choisi auquel l’individu délègue de manière automatique, globale et irréversible sa compétence et son action » (LÉVY J., LUSSAULT M., 2003, p. 177). Faisant preuve d’allégeance à son réseau social, l’électeur peut, dans certains cas, ne pas voter pour ses opinions. L’approche géographique révèle l’organisation spatiale de la communauté et son influence sur la représentation politique. Loin d’être approximative, cette approche permet de replacer l’électeur dans son cadre social. Les relations qu’entretiennent les votants avec les autres membres de leur groupe créent des comportements communautaires qu’il est intéressant de cerner.

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« Sur le plan méthodologique, les influences collectives sur les comportements individuels ne peuvent être guère appréhendées à l’échelle de l’individu (les influences peuvent être inconscientes), mais uniquement saisies en replaçant les individus dans leur environnement » (Ibid, 2004, p. 63). Enfin, le vote d’opinion reflète le choix de l’électeur en fonction de ses convictions intimes, « libéré à la fois des pressions collectives et d’une attitude commandée par un intérêt strictement matériel » (Ibid, 2004, p. 63).

Le vote d’opinion est donc l’antithèse du vote d’échange et du vote communautaire ; il se différencie par le caractère individuel du choix. Le modèle d’Ihl doit être relativisé pour s’adapter au contexte africain. Si l’on tient compte des interrelations entre les différents types de vote (cf fig. 7), le vote au Mali ne répond pas complètement à la conception d’Ihl. Pour quelles raisons ?

Figure 7 : Les types de vote

Source : BUSSI M., 2001, p. 93.

Établir des relations entre les différents types de vote n’est pas chose aisée. L’« homo

oeconomicus », par exemple, reflète le lien entre le vote d’échange et le vote d’opinion. Le jeu

électoral concorde avec la pratique de procédés démagogiques d’attribution de privilèges (ou clientélistes) pouvant être à la base d’un changement d’opinion par rapport à celui que l’électeur possédait au départ. Les élections en sont-elles faussées pour autant puisque ces pratiques peuvent être considérées comme étant « antidémocratiques » ?

G. Couffignal (1992) estime que « lorsque la fraude est employée massivement, on peut penser que le système politique commence à être en crise. En effet, son utilisation massive induit que les forces se disputant le pouvoir comptent surtout sur le vote pour triompher et qu’elles tentent pour cela de mobiliser leurs partisans ». En tenant compte de l’électeur, s’il le désire, il peut vendre sa voix.

L’« homo oeconimicus » est, de surcroît, « une attitude électorale de compromis entre des électeurs désabusés qui ne croient plus aux idéologies ou aux partis, s’alliant, simplement et éventuellement au plus offrant, et des citoyens qui, pour des raisons de trajectoires personnelles, votent en conscience, parfois à l’inverse de leurs intérêts personnels » (BUSSI M., 2001, p. 94).

Au Mali, la situation diffère un tout petit peu, l’électeur est bien un « agent économique », dans la plupart des cas, il ne monnaye pas sa voix qu’à un seul acteur, mais à tous les protagonistes qui lui proposent d’échanger son vote contre un bien matériel (des vêtements, du riz ou du thé). Dans l’urne, cet « achat de conscience » peut se symboliser par un véritable vote contestataire contre une équipe municipale par exemple, qui n’a pas totalement répondu aux attentes de ses administrés252. En ce qui concerne les relations entre le vote communautaire et le vote d’échange, la défense d’un intérêt commun se dévoile. Toutes les mobilisations électorales d’un même groupe se polariseront autour de la nécessité d’accéder ou de se maintenir au pouvoir. Néanmoins, l’équilibre entre « identités particularistes et allégeance citoyenne » (OTAYEK R., 1997, p. 813) n’est en général pas atteint, eu égard aux minorités ou encore aux groupes communautaires importants qui se trouvent, par-dessus le marché, écartés du pouvoir. Alain Touraine précisait bien : « il est souhaitable que les minorités soient reconnues dans une société démocratique, mais à condition qu’elles reconnaissent la loi de la majorité et qu’elles ne soient pas absorbées par l’affirmation et la défense de leur identité »253. On le voit, les intérêts communautaires sont divergents, et pour cette raison le vote en Afrique est « instrumentalisé » (cf fig. 7) autour des thématiques communautaires.

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Nous étayerons cette hypothèse dans une troisième section consacrée aux rapports de pouvoir entre les élus et les chefs coutumiers. Les informations concernant ce thème ont été récoltées à Kadiolo (région de Sikasso).

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« Le vote fut un acte social réapproprié selon des schémas de perception préexistants. Comment l’intensité des liens sociaux et des rapports de dépendance a pu produire de fortes participations et conduire à des pratiques de vote communautaire bien éloignées d’une certaine rhétorique du suffrage universel »254. Dans ce cas, l'opportunité s’offre de souligner combien le vote est lié à « l’individualisation des références »255, ce qui n’exclut pas forcément des dimensions communautaires dans la construction des préférences256. Le dernier aspect des relations des formes de vote concerne le lien entre le vote communautaire et le vote d’opinion.

Classiquement, il est admis que le vote communautaire domine dans les sociétés africaines. Les différents travaux posant cette hypothèse257 partent du postulat que la structure sociale renvoie en conséquence à des identités plurielles. L’unité de base ne serait pas l’individu, mais le « groupe ». Dès lors, une fois la préférence exprimée, l’acte de vote viendrait renforcer les liens de solidarité préexistants. Certains auteurs ont tenté de dresser des modèles incorporant le lien entre le vote communautaire et le vote d’opinion. On peut évoquer à ce sujet, le modèle T. Parsons258, dont le raisonnement pour le contexte étatsunien établissait l’impossibilité pour l’électeur d’établir un choix rationnel. Par voie de conséquence, il ignorait les politiques de nature à faire changer les choses dans le pays. Sans déterminant, l’électeur n’avait le choix que d’adapter son vote à celui de la collectivité. Maurice Engueleguele259 estime que ce modèle a des limites, c’est pour cela qu’il a échafaudé le concept de « vote de solidarité ». Ce modèle met en évidence un décalage chronologique entre les transformations lentes dans la structure des groupes sociaux, les brusques changements électoraux et les déplacements de vote à un autre parti. Malgré ces aspects, ce modèle ne parvient pas non plus à expliquer pourquoi « les individus forment un groupe plutôt qu’un autre, un parti plutôt qu’un autre, un candidat plutôt que l’autre.

254

Réflexion sur les usages du vote, source : OFFERLÉ M., 1993, p. 139.

255

AFSP, CEAN (2002), Voter en Afrique : différentiations et comparaisons, Acte de colloque, Bordeaux, 7-8 mars 2002, p. 2.

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Pour porter le regard sur le Mali se référer à la partie 2.3.1/ Des identités pour la démocratie.

257

Voir notamment dans le cas du Cameroun, SINDJOUN L., « Le paradigme de la compétition électorale dans la vie politique : entre tradition de monopole politique, État parlementaire et État seigneurial », in SINDJOUN L (dir., 2000), La révolution passive au Cameroun : État, société et changement, Paris, Karthala-Codesria, pp. 269-329. MENTHONG H.-L., (1998), « Voter au Cameroun : un vote de cœur, de sang et de raison », Politique

Africaine, numéro 69, pp. 40-52. 258

PARSONS T. (1967), “Voting and the Equilibrium of the American Political System”, Sociological Theory

and Modern Society, New-York, The Free Press, pp. 223-263. 259

« L’explication du vote dans les systèmes politiques en transition d’Afrique subsaharienne. Éléments critiques des théories symboliques », CURAPP-CNRS/IRIC, URL : http://www.polis.sciencespobordeaux.fr/vol9ns/article2.html

Il rend compte des choix du groupe, mais non de ceux des individus en son sein »260. Compte tenu des différents modèles proposés par les politistes, faire le lien entre le vote communautaire et le vote d’opinion n’est pas chose aisée. Les géographes utilisent souvent le concept « d’individuation »261 pour rendre compte de cette imbrication des attitudes. Les intérêts entre le groupe et l’individu se superposent, mais ne vont pas forcément dans le même sens. En référence, la pratique du vote au Mali s’inscrit dans ce type d’analyse, le communautarisme n’étant pas d’ordre identitaire ou, en d’autres termes, les liens de cousinage262 prennent le pas sur les résistances identitaires. L’électeur est, plus ou moins, libre dans son choix politique, mais il reste, quand même, influencé par son groupe d’appartenance.

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