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Le N’ko ou l’ancrage culturel des pratiques du vote.

CHAPITRE 7 : L’ESPACE SOCIAL ET LE VOTE

3/ Le N’ko ou l’ancrage culturel des pratiques du vote.

« La décentralisation a été présentée par ses promoteurs maliens comme la réponse à une demande formulée par la population malienne, soucieuse de prendre en main son destin en se soustrayant de la tutelle pesante d’une administration néocoloniale (…) » (KASSIBO B., 2006, p. 71). De quelle manière pouvait-on expliquer la réforme territoriale aux populations, une fois entérinée, sachant que le dispositif utilisé était importé ? Pour ce faire, les entrepreneurs politiques se sont servis du fondement théorique local ayant pour référence la philosophie politique du N’ko263. À l’origine, tous les dialectes issus de la langue mandingue ne font qu’un (VYDRINE V., 2010, p. 73) auquel on applique le nom de N’ko. En outre, le Mali constitue un creuset intéressant pour l’utilisation de cette langue, car la population mandingophone y vit en nombre et on y trouve des livres ou des journaux publiés selon l’alphabet N’ko. De plus, ce syllabaire est compris par les Bambaras ou les dioulas264

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ENGUELEGUELE M., Ibid.

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« L’individuation » se rapporte à la thèse de l’atomisation de la société tout en continuant à revendiquer pour l’homme un contrat géographique ». BUSSI M., 2004, p. 69 repris de JUNG, 1933 in FERRIER, 1998.

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Le cousinage est une spécificité sociologique africaine.

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Le terme N’ko provient du nom d’un dictionnaire écrit en 1962 par Souleymane Kanté (linguiste guinéen). Aujourd’hui, cet ouvrage lexicographique est un système de transcription des sons de la langue mandingue en plusieurs langues. 2004 a vu la parution d’un un glossaire bilingue n’ko-arabe et un lexique francais-n’ko existait déjà depuis 1962.

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Aussi, les références historiques265 auxquelles se réfèrent le N’ko touchent un maximum de personnes, facilitant ainsi la compréhension des textes qui régissent la réforme territoriale. « Nous avions conscience que notre histoire millénaire contenait les références nécessaires pour asseoir notre démarche participative. Nous savions que nous répondions à une attente » (TOÉ R., 1997). De quelle attente parle-t-on ? L’expression « pour un retour du pouvoir à la maison » a été employée par les entrepreneurs politiques afin de justifier l’intérêt de ces changements institutionnels auprès des populations. « Le recours à un mouvement néo- culturel utilisant un alphabet original appelé N’ko visait, disait-on, à ancrer le terme de décentralisation dans la culture malienne » (KASSIBO B., op. cit, p. 73). En contrepoint de l’histoire, la décentralisation et la démocratie électorale devaient être perçues comme des éléments propres à la culture malienne. À en croire l’argumentation de Bréhima Kassibo, le recours au N’ko avait un double objectif : tout d’abord, il s’agissait d’entreprendre une restructuration de l’État sur la base d’une meilleure redistribution des pouvoirs et ensuite il a fallu disqualifier l’élite politico-administrative formée dans les écoles de l’ancien colonisateur ou dans les ex-pays de l’Union soviétique. Si la première thèse est recevable, la seconde pose de nombreuses questions. Comment est-il possible de jeter le discrédit sur une élite qui est encore au pouvoir ou dans tous les cas, très proches, actuellement ? Le putsch du 22 mars 2012266 a été, en quelque sorte, une tentative « d’effacement » de l’ancienne classe dirigeante par les militaires. Fortuitement, l’ancien président de la République de transition, Dioncounda Traoré incarne cette catégorie d’anciens caciques que l’on souhaitait voir débarqués. En conséquence de quoi, le système démocratique installé depuis vingt années est très enraciné. Peut-il se passer la même chose sur le plan local que sur le plan national, la question reste posée. Par ailleurs et d’après J. Félix (1996), « la décentralisation n’a pas été élaborée pour réaménager des institutions mises en place par l’ancien parti unique, mais pour donner vie à une nouvelle utopie et créer un projet mobilisateur au service d’une nouvelle classe politique ». La traduction du terme « décentralisation » a posé problème et au lieu d’être adopté dans le langage courant, il a donné lieu à un néologisme qui rend difficile son appropriation par les populations.

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Les points de repère souvent cités se fondent sur l’héritage laissé par les grands empires précoloniaux : les Royaumes du Wagadou, du Sosso, du Mandé, du Songhoy, de Ségou, du Kénédougou ou du Maasina et des grandes confédérations nomades (TOÉ R., op. cit.).

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Ainsi, le terme a été appréhendé par les différentes catégories d’acteurs institutionnels dans le sens de leurs intérêts propres (FÉLIX J., op. cit.)267. En définitive, la réforme a été acceptée par les différentes parties malgré un sens ambigu, car elle remplissait les attentes du changement induit par la démocratisation.

Au Mali, les rapports hiérarchiques semblent être importants dans le jeu politique. Toute réforme territoriale induit une appropriation du groupe avant qu’elle ne soit assimilée par l’individu. Cette logique du pluralisme est régulée par les médiateurs (chef de village, chef religieux). Toutefois, les termes d’élections, décentralisation et pluralisme sont issus d’une nouvelle phraséologie. Il n’est pas garanti que les médiateurs les maîtrisent parfaitement. La retranscription de la décentralisation en invoquant la possibilité d’un « retour du pouvoir à la maison » a pu entraîner aussi une inversion d’interprétation. Par exemple, les chefs de village pouvaient croire que la réforme de la décentralisation consistait à leur transférer les prérogatives qu’ils avaient pu perdre avant l’avènement de la démocratie. Ainsi, de nouveaux réflexes communautaires pouvaient être activés pour tirer bénéfice de la situation et de la distance sociale. Il en est ainsi pour toute l’arrivée de toute nouvelle technologie institutionnelle. Par contre, le vote est étroitement lié au comportement propre de l’individu. Rien ne dit que la communauté ne domine l’opinion de l’électeur le jour du scrutin, mais elle contribue à sa décision.

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L’attitude des communautés rurales lors de la création des communes a montré l’ambiguïté de cette expression qui a fait l’objet de multiples interprétations de la part des différents protagonistes dont les agissements ont eu un impact certain sur le découpage territorial. L’expression ka mara kanda bo qui signifie élargir le cercle du pouvoir ou de l’autorité l’a supplantée dans le langage populaire. La notion de yèrè mara équivalente du concept anglais de self governance, proposée par un sociolinguiste malien, Hamidou Magassa, à l’équipe de la décentralisation n’a pas été retenue. Elle semblait pourtant être plus pratique et simple pour traduire le concept de décentralisation en langue nationale bamanan majoritaire dans le pays. On note cependant une appropriation progressive et une transcription des termes français en langue bamanan tels que ceux de : commune : commini, maire : mèèri, conseiller : consèllé, bureau : biro, politique : politiki, vote : woté, etc, par les populations rurales dans la pratique de la décentralisation (KASSIBO B., 2006).

CHAPITRE 8 : DU VESTIBULE268 A L’URNE, TERRAIN DU POLITIQUE/POLITIQUE DE TERRAIN

En légitimant la « désectorisation »269 de l’espace social par l’ajustement du consensus270 politique entre les différents protagonistes de l’exécutif, Amadou Toumani Touré, lors de son premier mandat à la présidence de la République, a permis de lever l’incertitude liée aux changements structuraux dans le contexte de post-transition de consolidation démocratique (THIRIOT C., 2002, p. 277). Aussi, la mobilisation des secteurs (associatifs, politiques ou économiques) s’est orientée vers l’ouverture des expériences locales avec l’avènement de la décentralisation. C'est pourquoi le jeu électoral est devenu le nouvel espace de confrontation en l’absence d’un véritable contre-pouvoir consultatif. Force est de constater qu’à l’échelle de la localité, cet état de fait s’accentue suite à l’incorporation différée d’un dispositif démocratique axé sur la participation des populations concernées. Néanmoins, il semble acquis tout de même que l’appropriation populaire du principe du vote concurrentiel laisse augurer un enracinement durable de l’association des citoyens à la vie publique de la République du Mali.

L’aspect participatif est quelque peu occulté lorsque l’on aborde la question de la gestion locale des territoires. L. Blondiaux, chantre de cette analyse, contribue à confirmer ce cheminement intellectuel : « de manière plus générale, les formes de cette participation au pouvoir local n’ont guère intéressé la science politique. […] la participation des citoyens fait encore aujourd’hui figure de parent pauvre de l’analyse des politiques locales » (2005, p. 18). Par voie de conséquence, la géographie peut se placer dans ce champ quelque peu négligé par la science politique. Ainsi, selon P. D’Aquino, « il est temps que la géographie réinvestisse la politique locale, ou plutôt localisée, pour une conjugaison mieux adaptée au temps présent » (2002, p. 4). Non que l’opinion de P. D’Aquino soit dénuée de sens, mais il faut que l’analyse participatif complète la démarche politiste sans pour autant la concurrencer. Les questions spatiales sont assez abordées par les politistes.

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« Le terme vestibule (blon) désigne en général la première salle qui sert de porte d’entrée dans les concessions bambaras. Il est donc pourvu de deux portes : une donnant sur la rue et l’autre débouchant sur la cour de la concession. Ici, il désigne le lieu où se tiennent les réunions du conseil des anciens, qui est généralement le vestibule de la concession du chef de village ». Source : HESSELING G. S. C. M. et al (2005),

Le droit en Afrique : expériences locales et droit étatique au Mali, Leyde : Afrika-Studies Centrum, 294 p. 269

DOBRY M., 1992, pp. 140-158. La désectorisation sociale équivaut à « une situation normale, routinière où la stabilité sociale est assurée par les rapports contradictoires d’autonomie et d’interdépendance à la fois entre secteurs ou champs sociaux institutionnalisés ».

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Mais elles sont reconnues comme une composante essentielle des règles électorales, elles sont rarement isolées en tant que telles » (BUSSI M, 2001, p.213). Afin d’illustrer notre positionnement, nous retiendrons l’hypothèse que la démocratie participative271

découle directement du concept de « démocratie continue »272. Pour ce faire, le choix idéologique d’autorégulation sociopolitique dépeint d’un rapport raisonné du pouvoir entre les groupes.273

Dans le cadre malien, la démocratie participative a été imposée par mesure de prévention antagonique, « c’est la prise en compte des liens sociaux entre les communautés […] qui semble avoir été essentielle pour permettre aux communautés de rétablir une confiance perdue et de concrétiser leur volonté de mettre fin au conflit » (DEMANTE M.-J., 2005, p. 196). Assurément, les systèmes de relations permettent la territorialisation de l’action publique locale. Il semble désormais acquis que les autorités maliennes ont pris en compte l’idée d’un « continuum de la participation politique »274 (FILLIEULE O., 1997) dans l’action collective, mais retenons que « c’est la tentative de mise en ordre de la gestion d’un espace jusque-là en accès libre qui va engendrer des changements autour du pouvoir politique et territorial » (BRUNET R., 1990) et intrinsèquement, lors des élections. Dans cette partie, nous porterons notre regard sur le cycle électoral (du début d’un scrutin à sa fin, cf fig. n°8).

271

« La démocratie participative recouvre toutes les formes des dispositifs visant à aller au contact direct des citoyens pour tenter de commencer de produire directement cette représentation de l’intérêt général » (SAVIDAN P., 2008, p. 181).

272

« Les procédures de la démocratie locale sont à inventer ou plutôt à réinventer, dans chaque milieu, à partir de principes constitutifs de légitimité, de responsabilité et d’association des populations susceptibles de réduire l’opacité de la délégation de pouvoir et d’assurer la correspondance entre les valeurs assumées par les mandats et celles de leurs mandataires « (HERMET G. et al., 1994).

273

Se référer au modèle de "société automatique" prôné par Alexis de Tocqueville. Repris de D’AQUINO P., 2002, p. 5.

274

Ou « la prise en compte des modes d’action illégaux et légaux, l’activisme même violent et le vote ». Cette approche a le mérite de permettre d’envisager l’expression politique dans toute la variété de ses modalités concrètes […] ceci souligne l’importance de ne pas laisser de côté de l’analyse des comportements politiques tout ce qui ne prend pas la forme canonique de la participation électorale « (LUCK S., 2008).

Figure 8 : Le cycle électoral

Source : ACE Project, 2007.

Comme il est indiqué sur la fig. n°8, nous nous intéresserons à la campagne électorale, dernier pas de temps avant le processus de vote. Particulièrement, nous focaliserons notre récit sur la campagne des élections avortées de 2012 et les élections présidentielles de 2007 en suivant un peu les déplacements de quelques candidats afin d’y déceler les stratégies utilisées pour mobiliser les réseaux électoraux, qu’ils soient civils ou d’un autre ordre, comme les confréries religieuses. Une autre partie sera consacrée au choix de l’électeur dans un contexte de jour de scrutin. Comment a-t-il réalisé son choix ? Pourquoi vient-il voter ? Est-ce que sa condition sociale contribue à l’option qu’il va prendre ? Après coup, nous allons essayer de spatialiser la fraude. Souvent, nous entendons parler de cas de fraudes, mais jamais des études un peu plus poussées avec des fichiers institutionnels n’ont été effectuées.

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