• Aucun résultat trouvé

VERS L’INSTITUTIONNALISATION DES TERRITOIRES AU MAL

Pour ériger l’espace en territoire politique, comment a-t-on fait pour accomplir la synergie entre des populations différentes ? A-t-on cherché la solution de la pacification ou du clivage ? De ce fait, le territoire au Mali est-il un outil de pouvoir ? Autant de questions pour lesquelles nous nous proposons de répondre dans cette partie.

1/Identité versus Consensus : la gestation des territoires politiques.

L’identité territoriale est-elle primordiale à une construction démocratique efficiente ? En parlant du paradigme identitaire, nous le définissons comme suit : « le lien spirituel avec le sol se crée dans l’habitude héréditaire de la cohabitation », comme l’écrivait Ratzel (1897). On octroie régulièrement à l’identification l’utilité de présenter la démocratie comme un régime accessible à tout le monde, « en facilitant la formation d’un contexte subjectif d’adhésion à la discussion » (GUERMOND Y., 2006, p. 294). En quelque sorte, on assiste à une forme de simplification de « l’espace civique » (GUILLOREL H., 2003, p. 415) dans lequel l’individu citoyen occidental, par exemple, est arrivé à se détacher de tout déterminisme contextuel. Il serait hasardeux d’affirmer, à l’heure actuelle, que l’identité territoriale est incontournable pour la démocratie, la réalité est bien plus complexe. « Lorsque ces sentiments identitaires individuels sont regroupés, ils peuvent donner naissance à des sentiments d’unité territoriale ».

« Essentiellement, un territoire n’est pas tant une étendue de terrain que l’espace entre les individus d’un groupe dont les membres sont liés entre eux, à la fois séparés et protégés les uns des autres, par toutes sortes de rapports (…) De tels rapports ne se manifestent spatialement que dans la mesure où ils constituent eux- mêmes l’espace à l’intérieur duquel les membres d’un groupe entretiennent des rapports les uns avec les autres. Source : (ARENDT H., 2002, p.456)

D’un point de vue démocratique, nous pouvons mettre en adéquation la notion « d’identité territoriale » avec l’idée de « consensus démocratique »165. En effet, il faut considérer qu’une démocratie électorale ne peut pas renforcer son assise territoriale si les groupes humains qui composent l’entité institutionnalisée n’ont pas trouvé une forme de consensus adéquate. De quel type de consensus parle-t-on ? Je pense ainsi, j’éprouve ou j’exprime un accord par effet d’appartenance à un groupe déjà constitué ou en voie de l’être.

Ce consensus identitaire implique d’une manière ou d’une autre un partage du territoire, puisqu’il n’y a pas d’identité sans différence. Cet effet identitaire peut s’exacerber au contact de l’altérité166

ou bien il peut être manipulé et transformé par un vote reposant sur des intérêts territoriaux (littoraux, urbains ou ruraux). Dans ce cas, la question de la prise en compte de participations « nimbistes »167 se pose, dans le sens où elles peuvent remettre en cause ce contrat territorial. C’est pourquoi l’élu incarne la volonté de ses administrés et affirme son autorité dans son territoire d’élection. En outre, le bénéfice spatial s’en trouve renforcé lorsqu’on accorde un degré de liberté d’expression référendaire plus important aux électeurs. Au moyen d’une approche métagéographique168

, nous nous proposons de mettre en lumière l’émergence de territoires politiques au cours de l’Histoire. Tout d’abord, un regard sera porté sur le modèle clisthénien, un paradigme au cœur de la théorie de la représentation, dans laquelle, le territoire de l’Attique (Grèce) a été découpé selon un principe de « mixité sociale ». Ensuite, nous mettrons en exergue la fabrication, quelques siècles plus tard, des territoires politiques en Afrique de l’Ouest où la création d’un maillage politique apparaît plus comme un épiphénomène que comme une recherche active de consensus par une hégémonie politique.

165

M.-L. ROUQUETTE nous livre plusieurs définitions de ce terme. Il distingue quatre catégories de « consensus » : le consensus identitaire, le consensus par défaut, le consensus par mélange ou consensus de compromis, le consensus par évidence acquise. Nous avons fait le choix de ne conserver que la notion de « consensus identitaire » pour ce récit. Pour plus d’informations en rapport avec ce concept, se référer à (ROUQUETTE M.-L., 2007, pp. 2-5).

166

D’après C. Benoit. (2008, p. 147) et selon la définition acceptée, l’altérité est un concept philosophique qui signifie : « le caractère de ce qui est autre ». Elle est liée à la conscience de la relation aux autres considérés dans leur différence. L’autre s’oppose à l’identité, caractère de ce qui est dans l’ordre du même.

167

Ou NIMBY (not in my back yard). Ce concept se définit comme « une attitude d’opposition d’une population locale vis-à-vis d’un projet lorsque celui-ci est susceptible de comporter certaines nuisances ou modifications, réelles ou présupposées, au cadre de vie ». Source : (GAUSSIER N., 1995).

168

Nous entendons par là l’historicisation des découpages spatiaux, un des biais de cette métagéographie. (PÉGUY C.-P., 2001).

Clef de voûte du système démocratique, la consultation électorale comme modalité de désignation des représentants va s’imposer comme seule manière légitime de désignation. Pourtant, cette affirmation sociale du suffrage s’est imposée de manière très progressive dans nos sociétés. Au départ, dans les démocraties antiques, le tirage au sort coexistait avec les procédures électives (MANIN B., 1996). À titre illustratif, pour les citoyens de la République romaine à ses débuts, comme celle des cités-États de la Grèce classique, la démocratie était surtout synonyme d’indépendance par rapport à l’extérieur. L’esprit dominant se voulait de garantir la libre expression des citoyens de la Cité en pratiquant la démocratie directe169. Cependant, la démocratie ne repose pas sur l’égalité de tous. Les esclaves, les étrangers (les métèques) et les femmes ne sont pas considérés comme des citoyens à part entière. Rome, au contraire, pouvait accorder la citoyenneté à des hommes non natifs de la cité170.

Au-delà de ces écueils de représentativité, on voit, ici, poindre la problématique de la fonction de représentation territoriale171. Celle-ci se veut être la base du couple démocratie/territoire, car elle prend en compte les données sociales. Pour cela, « la géographie permet de démontrer que les normes et les lois dérivées des demandes de la société résultent des conditions spatiales dans lesquelles celles-ci sont produites. En d’autres termes, il s’agit d’incorporer le territoire, son contenu et son organisation, en tant que « variable explicative nécessaire à la compréhension des choix des systèmes électoraux et de ses résultats : option des électeurs et composition de la représentation » (ÉLIAS DE CASTRO I., 2007). Déjà, Clisthène, célèbre réformateur et homme politique athénien a procédé, dans la seconde moitié du VIe siècle av. J.-C., à un découpage novateur de la cité-État et de ses environs. Pour ce faire, il a choisi de diviser le territoire de l’Attique172, de façon à s’appuyer sur le peuple pour contenir l’avancée

de ses adversaires politiques. « En admettant que les fonctions du territoire politique soient le plus souvent présentées comme des fonctions descendantes de contrôle et d’aménagement. Il est plus rare d’évoquer les fonctions ascendantes de représentations, et donc d’évoquer le territoire en termes de médiateur indispensable à la démocratie » (BUSSI M., 2004, p. 81).

169

« Tous les citoyens peuvent prendre la parole et voter à l’agora, où siège l’Assemblée de la cité » (KELSEN H., 2004).

170

En 212 après J.-C., l’édit de Caracalla (ou Constitution antonine) a instauré une citoyenneté particulière qui permettait à tous les hommes libres de l’Empire de devenir citoyen romain (BURBANK J., 2008, p. 499).

171

« L’objet de la représentation territoriale est le contrôle pacifié, sans transcendance de l’espace… », Ibid, 2004.

172

En réalité, la démocratie directe pose des problèmes spécifiques dans le sens où elle prétend supprimer tout projet de médiation par la représentation territoriale (Ibid, 2004, p.187). Cette vision rousseauiste173 d’avant-garde favorise la démocratie consensuelle par le choix de tactique de prévention du risque référendaire174. À l’image des « Volkstage » suisses175, l’initiative populaire est perçue comme une défiance vis-à-vis de l’élite au pouvoir. Pour une grande partie des penseurs de la démocratie, la démocratie ne peut s’imposer que dans une communauté restreinte où chacun des élus peut être connu de tous. En conséquence de quoi, Clisthène a réussi à imposer un système proto-démocratique favorisant sa base pour asseoir sa position. Périclès parachèvera son entreprise en abaissant le coût du cens qui permettait aux familles les plus aisées d’accéder aux fonctions et mandats publics176

. En tout état de cause, les Grecs ont introduit les valeurs plurales d’égalité modérée et d’inféodation spatiale dans un mode de gouvernance qui influencera amplement les sociétés modernes.

À la suite des révolutions du XVIIIe siècle en France et aux États-Unis, le consentement et la volonté du peuple deviennent la seule source de l’autorité légale177

. Dès lors, les élections sont devenues le seul moyen d’asseoir territorialement l’autorité de ces dirigeants. Pourtant sur l’échelle chronologique, d’autres espaces ont adopté des formations sociopolitiques différentes. Au Soudan occidental précolonial, la gestion politique du pluralisme se faisait sous la forme d’une culture de domination se substituant ainsi au territorial agreement178

abordé pour la Grèce antique. Concrètement, la période précoloniale179 au Soudan occidental, quant à elle, sera ponctuée par la succession des grands empires. Les grandes invasions qui s’opèrent alors du XVIIe siècle au XIXe (migration bambaras, peuls ou touarègues) vont parvenir à façonner des États féodaux (GAUDIO A, 1988, pp. 29-76).

173

ROCA R. (2009).

174

PAPADOPOULOS Y. (1998), Démocratie directe, Paris : Économica, 329 p.

175

Ou Assemblée populaire.

176

On donnait le nom de mistophorie à « la pratique qui consistait à rétribuer les charges publiques et qui semble bien être caractéristique de la démocratie athénienne […] Le paiement d’un salaire à ceux qui remplissaient une charge publique avait aussi pour effet de permettre à tous les citoyens, même aux plus pauvres, de consacrer une partie de leur temps à la vie de la cité ». Source : (MOSSÉ C., 1999, p. 329).

177

Dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis en 1776 sont affirmés comme principes fondamentaux : « Tous les hommes sont créés égaux ; ils sont dotés par le créateur de certains droits inaliénables… Les

gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés ». Source : DE WITT C. (1861), p. 500.

178

MILL J. S. (1989), System of Logic: Ratiocinative and Inductive, 1843. Cité par RAGING C. (1989), p. 36.

179

Chronologiquement du IVe au XVIesiècle, l’empire du Ghana de prime abord, l’empire du Mali et l’empire songhaï ensuite.

La culture politique de cette période équivaut à un pouvoir par la force reposant sur la quête de tribut (FAY C., 1997). La quête de la vassalité passe par l’acceptation du paiement de cette contribution. « Il faut rappeler que la masse des paysans qui forment l’écrasante majorité des populations du Mali demeurait adepte de la religion traditionnelle, ce que le mansa (ou roi) tolérait sous réserve d’obéissance et du tribut » (KI-ZERBO J., 2000). Ces nations fondées sur l’armée et l’intrication des religions animiste/musulmane s’équilibraient autour d’économies fluctuantes. Leur capacité protéiforme d’adaptation par rapport à des modèles provenant de l’extérieur nous fait penser à la manière dont les États postcoloniaux africains ont assimilé la démocratie.

Au demeurant, « les dynasties régnantes adoptaient l’islam, car il facilitait le commerce transsaharien avec le Maghreb et procurait un surcroît de légitimité, mais les populations, constituées de groupes ethniques différents, gardaient leurs croyances et leur organisation propres » (OTAYEK R., 2001, p. 137). Les chefferies guerrières dans le Macina180 (région du delta intérieur du Niger) s’appuyaient d’abord sur un pouvoir (laamu) établi par la force (sembe) et se limitaient au pouvoir sur les éléments. En substance, elles établissent leur autorité sur l’ensemble du territoire et, « en retour, les maîtrises territoriales paysannes sont de fait virtuellement suspendues à la volonté des chefs guerriers qui au cours de l’histoire deltaïque, en même temps qu’ils lèvent divers tributs, désapproprient et réapproprient des maîtrises lignagères » (FAY C., 1995, p.35). À l’avenant, il existe une filiation « normative » entre les modalités de régulation politique du passé et du présent. En effet, le premier Président de la République du Mali, Modibo Keita, ne manquait pas de se référer à la civilisation de l’Empire du Mali dans ses allocutions publiques: « …En donnant le nom de MALI à notre jeune République, nous avons devant l’Histoire fait le serment de réhabiliter les valeurs morales qui ont fait jadis la grandeur de l’Afrique »181. D’autre part, chaque empire

avait ses propres fonctionnalités territoriales de gestion politique du pluralisme.

180

L’Empire peul du Macina, appelé Diina, fondé par Cheikou-Amadou (1818-1862) dominait le delta intérieur du Niger où les populations cohabitaient grâce à une régulation sociopolitique subtile. In COURADE G., « Niger, fleuve », définition Encyclopédia Universalis, URL : http://www.universalis- edu.com/encyclopedie/niger-fleuve/ ou GALLAIS J., 1967.

181

Au XIIIe siècle, le Soudan occidental était composé de trois grands groupes qui se partageaient le Mali du nord au sud : les Soninké (ou Sarakollé, ou marka), qui occupaient les zones du Wagadu, du Bakhounou et du Kaniaga ; les Sosso182 répartis sur le territoire du même nom (zone de Koulikoro au nord de Bamako) et enfin les Malinké concentrés sur le haut bassin du Niger (CHAUZAL G., 2011, p. 59).

182

En 1203, l’Empire du Ghana est compris entre le Royaume Soso qui, à son tour, est conquis en 1240 par les rois du Mali, ces derniers annexent les dépendances du Ghana pour rétablir, au début du XIVe siècle, l’unité politique du Soudan Occidental, en fondant un empire dont les frontières s’étendaient beaucoup plus loin que celles du Ghana à son apogée. Le Royaume Soso a été créé par un chef sarakollé (Sosoe Kemoko) y établissant la dynastie des Diarisso. Source : (LEWICKI T., 1971, p.504).

2/ Le Royaume du Ghana (XIe siècle) : la « centralisation fédéraliste » du Tunka183

Documents relatifs