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Des comportements électoraux oscillant en fonction de la distance culturelle

CHAPITRE 7 : L’ESPACE SOCIAL ET LE VOTE

1/ Des comportements électoraux oscillant en fonction de la distance culturelle

Pour aller plus loin, « c’est la géographie des représentations, parfois qualifiée de géographie cognitive ou phénoménologique, portant son attention sur les attitudes et les comportements des groupes humains dans l’espace, une géographie des espaces vécus » (FRÉMONT A., 1999), qui fait le plus référence à ce qu’A. Moles qualifie de « psycho géographie »240

. Et il n’est pas étonnant de constater, dès les années 1970, grâce à A. Moles et à des géographes comme Paul Claval, Horacio Capel-Saez et Armand Frémont, un double mouvement qui porte la psychologie vers la géographie et la géographie vers la psychologie pour saisir comment l’espace devient le lieu de vie des hommes (BAILLY A., 1993). La rencontre entre A. Moles et la géographie était inévitable, à partir du moment où la géographie s’ouvre aux questions liées à la représentation de l’espace, étendant, par exemple, la cartographie aux cartes mentales.

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L’espace, le lieu, le milieu sont, dès lors, des territoires de médiation interindividuelle régis par des normes et des règles. Ces protocoles tiennent lieu de point de repère de sociabilités selon les sociétés, auxquelles ils se confrontent. Plus exactement dénommé « proxémie », le sens du terme est selon Edward T. Hall (1978) « l’ensemble des observations et théories concernant l’usage que l’homme fait de l’espace en tant que produit culturel spécifique ». Ainsi, la spécificité culturelle de la société d’étude ressort comme étant un élément d’analyse supplémentaire et non comme une panacée éclairante. Face à ce problème qui se pose dans la zone sahélienne, les géographes ont développé des outils conceptuels adaptés. Jean Gallais a tout d’abord orienté son argumentaire autour de l’espace vécu241

par les populations pour ce qui est des populations et sociétés des pays en voie de développement (PVD). Chaque groupe qu’il qualifie d’ethnolinguistique n’a pas le même « espace-support ». Les conditions qui le lient à son milieu sont étrangères à celles de son proche voisinage. Ces relations de contiguïté sont, dans ce cas, « structurellement éloignées ».

L’auteur qualifie de « distance structurale » l’écart entre les espaces vécus de ces groupes compartimentés sur le plan culturel. Même si notre vision ne pose pas les groupes comme des entités cloisonnées, elle se rapproche de celle de Clément le Chartier (2005, p. 20) qui « l’amène à ne plus chercher les relations entre les groupes dans des relations interterritoriales, mais dans la combinaison de différents rapports qu’ils entretiennent à l’espace ». Prendre au sérieux cette notion revient à mettre l’accent sur les distances internes à une société plutôt que les écarts entre sociétés. Aux stéréotypes de l’altérité présumée, on attache toujours a priori le décalage entre des sociétés dites « tropicales » et celles appelées « occidentales » d’une part, entre formations sociospatiales des « Suds » d’autre part. Jean Gallais a su opposer les disproportions des formes de la distance, la fluidité de ses réglages et, au Sahel, pour illustrer, la complexité des espaces « englobant » qui en résulte (GALLAIS J., 1984). Si, d’un point de vue idéologique242

axé sur les valeurs universelles, l’écart aux normes tend à s’accroître entre les pays du nord et les pays du sud, est-ce le cas autrement, sur un cadre matériel ? Objectivement, pour Paul Claval (2003, p. 48), « la distance culturelle qui existe entre les Mexicains, les Iraniens, les Chinois, les Japonais et les Américains ne cesse de diminuer. Cela ne veut pas dire qu’il y a convergence et élaboration progressive d’un système de valeurs universelles. On en est loin. Ce que l’on observe, c’est un accord très large dans les aspirations au mieux-être matériel. C’est déjà beaucoup ».

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FRÉMONT A., GALLAIS J., CHEVALIER J. (et al, 1982).

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Cependant, sur le plan local, ces distances tendent à prendre d’autres formes, c’est le cas des relations entre les élites et la population. Historiquement, les élites ont tendance à importer des modèles étrangers à la culture de la population, elles cultivent une image du futur qui ne ressemble pas à la mémoire collective et interprètent l’héritage culturel comme quelque chose qui doit être franchi (HALBWACHS M., 2004, p. 123). En zone rurale sahélienne, les élites servent de référence, dans la plupart des cas, pour les populations, à l’instar des chefs d’États africains. S’il décide, par exemple, de mener à bien un projet de développement (construction d’un dispensaire ou d’une maternité) dans un village, celui-ci sera ressenti par les communautés comme un acte de générosité personnelle et non comme un droit. En retour, la collectivité se doit d’exprimer « au pouvoir » sa reconnaissance, souvent par des cadeaux (moutons, bœufs, chevaux…), et des votes pour lui (SAWADOGO A. Y., 2008, p. 99).

Hyden243 parle « d’économie affective » pour démontrer la relation qu’entretiennent les paysans tanzaniens et leurs politiciens. À n’en pas douter, ces derniers ont besoin d’établir des connexions de type parrainage et d’utiliser une situation au bénéfice de leur entourage et de leur « clientèle ». Par ailleurs, la société communautaire peut avoir un impact sur la croissance et le développement macroéconomique. Selon François-Régis Mahieu, « du point de vue de la croissance, la communauté est un frein à l’augmentation de la production. Elle paralyse l’initiative individuelle, abaisse la productivité, rationne les facteurs. [...] Les réalités du monde moderne sont le plus souvent acculturées par la société communautaire. Dans cette acculturation réciproque, la communauté récupère l’entreprise, l’administration, les instances politiques, les clubs de sport ou de service »244. L’expérience du CHODAK245 permet de relativiser cette vision négative. En opposition avec les pressions communautaires concernant les logiques d’épargne et d’investissement productivistes, les femmes du Grand-Yoff (quartier de Dakar) avaient répondu en wolof « wut nit mo gên wut alal », ou, exprimé de façon différente, « chercher du monde vaut mieux que de chercher l’argent »246.

Les réseaux de solidarité ne s’orientent pas uniquement vers leurs élites, ils peuvent également s’en retourner vers les organisations proches d’eux (quartiers ou villages) ou encore vers la religion. De ce fait, comment les élites sont-elles perçues par les populations ? 243 HYDEN G. (1980a et b). 244 MAHIEU F.-R. (1990), pp. 88-89. 245

Le CHODAK est un programme lancé par l’ENDA/Tiers-monde, une ONG basée à Dakar spécialisée dans le domaine du microfinancement. Il a été évalué par E. S. Ndione dans son ouvrage, le don et le recours : ressorts

de l’économie urbaine, Dakar, ENDA, 1992, 210 p. 246

« On les croit riches et insérées dans un puissant réseau qui les apparente finalement aux chefs de lignages auxquels la coutume recommande de faire allégeance, et qui sont obligés d’exercer, vis-à-vis de tous les membres de la communauté, la fonction de distributeurs de bien et répartiteurs de faveurs »247. Dans la mesure où un individu repousse ce raisonnement de filiation ou s’il refuse de rentrer dans ce jeu de pacte, il perd automatiquement la sympathie des populations. Derrière les attraits de cette approche qui peut paraître très ethnocentrée ou européanocentrée s’oppose l’approche de Pierre Bourdieu sur l’importance du capital social248. « Le capital social que possède un agent particulier dépend de l’étendue du réseau des liaisons qu’il peut effectivement mobiliser et du volume du capital (économique, culturel ou symbolique) possédé en propre par chacun auquel il est lié ». Aussi, le capital social représente « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la progression d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance » (BOURDIEU P., 1980, p. 2). C’est pour permettre de répondre à cette exigence de l’analyse des hiérarchisations sociales qu’intervient la proposition de plus en plus insistante de raisonner en termes de capital à propos de l’espace. Pour J.-M. FOURNIER (2008), le « capital spatial » est en interrelation étroite avec le capital économique, le capital social, le capital culturel et le capital symbolique. Cette facette du capital apparaît d’autant plus clairement que les mobilités géographiques sont accessibles à un plus grand nombre de personnes alors que les savoirs qui peuvent en être potentiellement tirés ne sont pas les mêmes d’un groupe social à un autre. À propos des élites argentines vivant à Punta Del Este en Uruguay, J.-M. FOURNIER affirme que le capital spatial de ce groupe dépend principalement du processus de capitalisation des pratiques spatiales.

Autrement dit, les notions de mobilités sociales et spatiales peuvent être analysées dans le cadre de leurs connaissances de divers espaces et les avantages que les agents arrivent à en tirer. Cependant, notre approche intègre la notion de « distance » en lien avec la mobilité sociale. De ce fait, est-ce que la pensée spatiale influence la conceptualisation des notions propres à chaque individu (sexe, origine, etc.) ?

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Ibid, pp. 19-20.

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Le capital social se définit comme « l’ensemble des normes et des réseaux qui facilitent l’action collective ». in WOOLCOK M., NARAYAN D., (2000). Les travaux de COLEMAN J. (1987, 1988, 1990) sont parmi les plus pertinentes sur ce sujet. Il élabore le capital social comme une forme particulière du capital qui rend possible l’action sociale. Ainsi, il est à la base des relations développées entre les agents. D’autres auteurs l’abordent sous l’angle des ressources (LIN, 1995, 2001) ; dans ce cas, le capital social est une richesse potentielle incorporée dans la structure sociale et qui peut être (mais ne l’est pas nécessairement) mobilisée en cas de besoin.

Pour comprendre la distance, on peut se poser la question de savoir comment et selon quels codes ou normes différentes formations sociales conçoivent les problèmes universels de la distance. Pour répondre à cette interrogation, il faut développer un paradigme clair d’analyse qui nous permettra de bien cerner l’approche psychosociologique de l’espace.

Chez l’homme, Edward T. Hall a défini quatre distances (figure 6) :

La distance intime (zone dans laquelle, il y a un contact réel ou un contact potentiel par l’intermédiaire des membres de cet espace) ; la distance personnelle (symbolisée par une sphère protectrice, permettant de s’isoler des autres) ; la distance sociale (c’est dans cette zone qu’ont lieu les échanges sociaux) ; la distance publique (à partir de laquelle l’individu n’est pas directement concerné).

Figure 6 : Les bulles de Hall

Pour l’être, l’espace pur n’a pas d’existence ; l’espace n’existe que par la référence à un sujet, un groupe, un contenu, un point de vue, etc. L’idée d’une psychologie correspond dès lors à l’étude de la façon dont l’individu appréhende, c’est-à-dire pense, catégorise, comprend l’espace et son contenu.

Les individus se serviraient de trois types « d'heuristics » qui sont l'accessibilité (seuls les éléments les plus disponibles sont intégrés au jugement), l'affect (les émotions priment sur les considérations cognitives) et les stéréotypes que les individus projettent sur les candidats. De plus si les électeurs ne connaissent pas les positions des candidats sur les principaux enjeux ils seraient capables de reconstruire leurs positions selon les différents signaux émis par le candidat (sexe, race, niveau du discours).

De plus, la sociologie constructiviste, sous l’influence de la phénoménologie249

, a incorporé dans le raisonnement de la psychosociologie de l’espace, la problématique de la construction du sens. P. Berger et T. Luckman sont partis du postulat que tout type de savoir social doit partir d’une forme d’analyse sociologique de la réalité de la vie quotidienne. Pour S. Chichavas (2003, p. 18), ils centrent leur étude du sens commun sur les caractéristiques suivantes : « il existe indépendamment des acteurs ; il est intersubjectif, dans la mesure où il y a un partage, une interaction et une communication entre les différents acteurs ; enfin, elle n’exige pas de vérification ». La vie quotidienne telle qu’elle est recensée ressemble à un processus continu de socialisation où la réalité acquiert un sens selon des codes de transmission « de savoir, de croyances, d’images, de normes ou de comportements »250. Ces représentations exercent une contrainte tout en s’imposant aux individus.

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Le concept de phénoménologie a évolué au fur et à mesure du temps, mais son sens premier a été élaboré par Johann Heinrich Lambert (1728-1777). Repris par Kant, mais surtout par Hegel, le paradigme fut forgé dans l’ouvrage Phénoménologie de l’esprit (1807) et présenté comme « la science de l’expérience de la conscience ». Source : BARBARAS R., GREISCH J., « Phénoménologie », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 25 octobre 2011. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/phenomenologie/

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Si l’on fait la proposition d’un schéma heuristique de la psychologie politique, nous effectuerons dans ce cas une observation des phénomènes en mouvements et l’interaction des comportements humains, dont les conséquences peuvent être perçues en dehors de l’expérience à la fois comme objectives et subjectives. A. Lancelot (1961) reprend aussi cette question de l'identification subjective en la définissant comme faisant partie du conditionnement, non plus social, mais culturel de l'orientation politique. La culture reste donc la variable générale structurante de la psychologie politique car celle-ci se situe en amont, en tant qu’unité de sens pour les groupes sociaux. En tenant compte des spécificités de la distance personnelle, quels types de vote peut-on recenser au Mali ?

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