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B. Un être « juste là »

2. Une vision figurale des spectres de la paralysie du sommeil

Pour poursuivre cette analyse de la figure sombre de la paralysie du sommeil au cinéma, il est important de s’arrêter quelques instants sur une théorie, une pensée de l’esthétique indispensable à ce type d’images : les pensées figurales. Pour résumer brièvement cette méthode d’analyse des images, elle apparut au courant des années soixante-dix sous les plumes de Hubert Damisch et Jean-François Lyotard notamment, qui commencèrent à utiliser les théories freudiennes de la figurabilité à l’analyse esthétique.1 Tout peut se résumer en cette phrase tirée de Discours, Figure, qui va ouvrir la voie à cette pensée :

Mais prendre ce parti, n’est-ce pas prendre le parti de l’illusion ? Si je montre qu’il y a dans tout discours, habitant son sous-sol, une forme dans laquelle une énergie est prise et selon laquelle elle agit sur sa surface, si je montre que ce discours n’est pas seulement signification et rationalité, mais expression et affect, est-ce que je ne détruis pas la possibilité même du vrai ? 2

Puissance sous-jacente à l’image, on le voit, sous-terraine dans le sens où elle agit de manière invisible et non réfléchie, mais a une conséquence directe sur la perception du spectateur. Car la démarche de Lyotard est une démarche du visible, et plus du

lisible. Il s’oppose en cela à l’analyse d’œuvres d’art traditionnelles, à leur lecture,

pour proposer ce nouvel axe théorique, qui s’intéresse cette fois-ci aux énergies internes :

« L’œil, c’est la force. Faire de l’inconscient un discours, c’est omettre l’énergétique. C’est se faire complice de toute une ratio occidentale, qui tue l’art en même temps que le rêve. On ne rompt pas du tout avec la métaphysique en

1 Et en cela, ont formé une continuation fascinante à cette facette de la théorie Freudienne. Celui-ci, lorsqu’il l’appliqua lui-même à l’analyse d’œuvres diverses (La Gradiva, l’art de De Vinci…) ne dépassa jamais réellement la psychanalyse, revenant sans arrêt à une étude de la psyché de l’auteur de l’œuvre. La pensée figurale permis de non plus de se demander à quoi pense l’auteur, mais bien à quoi pense l’œuvre elle-même, quelles sont les forces invisibles qui l’animent. On le voit, Freud possédait déjà les clés de ce qui deviendra le figural, sans jamais pourtant réussir à en faire un outil (s’il était éminemment cultivé, il n’en reste pas moins un psychanalyste, donc un scientifique avant d’être un esthète).

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mettant du langage partout, au contraire, on l’accomplit ; on accomplit la répression du sensible et de la jouissance. L’opposition n’est pas entre la forme et la force, ou bien c’est que l’on confond forme et structure ! La force n’est jamais rien d’autre que l’énergie qui plie, qui froisse le texte et en fait une œuvre, une différence, c’est-à-dire une forme. Le tableau n’est pas à lire, comme le disent les sémiologues d’aujourd’hui, Klee disait qu’il est à brouter, il fait voir, il s’offre à l’œil comme une chose exemplaire, comme une nature naturante, disait encore Klee, puisqu’il fait voir ce qu’est voir. Or il fait voir que voir est une danse. Regarder le tableau, c’est y tracer des chemins, y co-tracer des chemins, du moins, puisqu’en le faisant le peintre a ménagé impérieusement (encore que latéralement) des chemins à suivre, et que son œuvre est ce bougé consigné entre quatre bois, qu’un œil va remettre en mouvement, en vie. 1

« Répression du sensible et de la jouissance ». C’est bien du côté de l’affect, de la sensation face à l’œuvre que se situe cette pensée figurale, et on comprend mieux à présent ce qui nous fait l’utiliser pour questionner des images qui justement cherchent à provoquer un effet très fort, sinon physique sur le spectateur. À nous à présent de

brouter les images de nos spectres, de « prend[re] en compte la force sensible du

visible comme puissance d’affecter et comme expression d’affects »2. Voir à nouveau les images, les films comme des objets émotionnels et non plus comme des objets lisibles. De même, ces affects en passent par le désir (nouveau retour à Freud donc), et correspondent donc véritablement à des dispositifs pulsionnels pour reprendre la belle terminologie lyotardienne. On ressent d’emblée une spectralité dans ce concept, qui parle justement de l’œuvre derrière l’œuvre, d’une sorte de double en somme, d’une puissance sous-terraine qui agirait sur la surface de l’œuvre, à la manière d’une possession. De même, l’introduction de désir dans l’analyse esthétique ne manquera pas de nous rappeler celle qui est sous-jacente aux hallucinations de la paralysie du sommeil et aux fantômes du cinéma japonais, êtres face auxquels les personnages oscillent entre répulsion et attirance.

En partant donc de ces intuitions théoriques de Lyotard, qu’il développa dans cette pensée figurale, il est difficile de ne voir que des spectres dans ces formes sombres et menaçantes qui hantent les films, tout comme la paralysie du sommeil. Les correspondances plastiques et visuelles entre ces deux figures effrayantes sont si intenses qu’elles ne peuvent pas ne pas s’alimenter mutuellement l’une l’autre. Même

1 Ibid., p. 14.

2 Entretien avec Luc Vancheri in ACQUARELLI, Luca (dir.). Au prisme figural: le sens des images

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inconsciemment, les réalisateurs font référence au cauchemar, et plus précisément à la paralysie du sommeil dans ces séquences, et ces films peuvent alimenter les visions de celle-ci comme nous l’avons vu avec le jeune enfant de l’entretien de Shegoleva1. Mais ce n’est bien évidemment pas tant l’aspect plastique de ces apparitions qui nous intéresse ici, que l’effet qu’elles provoquent sur leur spectateur, la stupéfaction en l’occurrence. Regardons donc à nouveau la femme en noir sur le bord de l’étang. Mettons totalement de côté pour l’instant les états de corps des personnages et du spectateur, nous verrons largement par la suite qu’ils sont étroitement liés eux aussi à la PS. Non, considérons uniquement pour l’instant cette personne, filmée sans effets spéciaux qui se tient immobile sur l’autre rive. Forme sombre qui se découpe par contraste avec les roseaux agités par le vent. Avec Vancheri, il nous faut comprendre que « l’image, comme toute production humaine, consigne du visible, de la pensée et du désir. Admettre le désir, c’est reconnaître à l’image un complexe de forces qui la met en mouvement et l’habite. »2 Quelque chose agit bien en sous-sol de cette image, et la travaille dans sa forme même. Au lieu de la lire donc, il faut la ressentir : cette présence est menaçante, nous en avons déjà exploré quelques facettes. Mais surtout, cette présence menaçante en évoque une autre, d’une manière subtile, quasi invisible : celle qui vient hanter la PS, nous l’aurons compris. Subtile, puisque ces métamorphoses de l’image, ces liens entre les œuvres « sont le plus souvent inaperçus, dissimulés dans les formes même de l’image, dont ils ne sont, sur un tout autre niveau, que les états déplacés et condensés » 3.

Notre idée est donc celle-ci : il y a quelque chose, qui se synthétise notamment et de manière très précise parfois dans le film de fantômes, ou plutôt dans les fantômes de ces films. Là où les narrations nous inviteraient à n’y voir justement « que » des spectres, une interprétation figurale de ces images, films et écrits dévoile leur sous-texte cauchemardesque, laisse revoir une réminiscence de l’éphialtès et des incubes et succubes, en somme une véritable survivance (pour reprendre la terminologie d’Aby Warburg largement reprise et pensée par Georges Didi-Huberman) de ces motifs largement traités par le passé, et ce depuis l’antiquité :

Une image, chaque image, est le résultat de mouvements provisoirement sédimentés ou cristallisés en elle. Ces mouvements la traversent de part en part,

1 Cf p.20

2 VANCHERI, Luc. Les pensées figurales de l’image. op.cit., p. 106.

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ont chacun une trajectoire – historique, anthropologique, psychologique – partant de loin et continuant au-delà d’elle. Ils nous obligent à la penser comme un

moment énergétique ou dynamique, fût-il spécifique dans sa structure.1

On voit bien jusqu’à quel point ces théories esthétiques - qui sont d’ailleurs étroitement liées- que sont le figural et la survivance fraient avec le spectral, le fantomatique, le revenant. Car il s’agit à juste titre de faire apparaître les fantômes qui hantent nos images en sous-texte, de découvrir l’entité qui a pu prendre possession d’une œuvre pour continuer notre métaphore. Cette spectralité est parfaitement assumée par Warburg, comme le rappelle Didi-Huberman : « L’une des formules les plus frappantes de Warburg – elle date de 1928, une année avant sa mort – aura été de définir l’histoire des images qu’il pratiquait comme une “histoire de fantômes pour grandes personnes” (Gespenstergeschichte für ganz Erwachsene) »2. Et à travers cette

nachleben, ou survivance au sein de notre corpus, de dépister les motifs esthétiques

qui ont su traverser les âges, prompts à nous démontrer l’omniprésence de la PS au sein de l’art. Paralysie du sommeil qui serait fantomatique en elle-même, puisqu’elle ne se donnerait que très rarement à voir pour elle-même, étant quasiment exclusivement sous-entendue, ou même inconsciemment représentée au sein même d’œuvres appelant le cauchemar, ou parfois n’ayant aucune relation concrète.

Une hantise ? C’est quelque chose ou quelqu’un qui revient toujours, survit à tout, réapparaît de loin en loin, énonce une vérité quant à l’origine. C’est quelque chose ou quelqu’un que l’on ne peut oublier. Impossible, pourtant, à clairement reconnaître.3