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D. Une difficile relation à l’altérité

1. Un gymnase en été

Permettons-nous à présent d’évoquer un objet très particulier, bien que très modeste au vu du corpus déployé jusqu’à présent. Toujours à l’image de l’Atlas Mnemosyne de Warburg, c’est justement en opérant des sauts dans le temps, dans l’espace et les différents genres que nous pourrons faire apparaître les survivances de la paralysie du sommeil, comme nous avons déjà pu en donner un exemple lors de notre courte étude picturale. Ainsi, intéressons-nous à présent à Gymnasium in Summer, épisode d’une série japonaise intitulée Scary True Stories (Honto ni atta kowai hanashi), réalisée en 1991 par Tsuruta Norio et scénarisée par Konaka J.Chiaki. Nous parlions de modestie à dessein, puisque nous mentionnions une série télévisée à bas budget, sans grandes prétentions artistiques, juste après avoir analysé un des chefs d’œuvres absolus du cinéma muet. Mais ne jugeons pas trop vite ce nouvel objet, et voyons au contraire ce qui peut l’associer aux autres films et œuvres jusqu’alors étudiés. Si nous avons pu parler d’« être déjà là » et de « sombre présence », il convient à présent de voir une nouvelle figure apparaître, liée à une considération sociologique bien particulière.

Les fantômes qui hantent la série de Tsuruta vont nous rappeler l’idée esthétique de Clayton pour Les Innocents : ne pas en faire des apparitions chargées d’effets spéciaux et autres artifices, mais au contraire des présences humaines que seule la narration invite à voir comme des présences surnaturelles. Que se passe-t-il alors dans ce gymnase ? Scary True Stories, comme son nom l’indique, est une série vidéo qui se base (ou prétend se baser) sur des histoires vraies arrivées à des adolescent(e)s japonais. Celle-ci met en scène trois collégiennes parties visiter un gymnase abandonné une nuit d’été. Les deux filles les plus âgées s’amusent à effrayer la troisième en lui disant que ce lieu est hanté. Et, le spectateur s’y attend, la hantise est bien réelle, et c’est évidemment la plus jeune qui va y faire face. Celle-ci se retrouve à un moment seule et terrifiée dans une pièce située à l’étage, et se rend compte de la présence d’une mystérieuse femme en rouge, qu’on comprend bien vite être un fantôme. Cette représentation est d’ailleurs en soi très intéressante et audacieuse : les autres épisodes de la série proposent bien souvent des fantômes ensanglantés, des apparitions difformes pour créer la peur. Ici, rien ne distingue cette femme des collégiennes, si ce n’est son attitude et surtout sa présence d’être déjà là, qui ne devrait justement pas être à cet endroit à ce moment. Il n’y a pas à proprement parler d’apparition ici, il s’agit certes d’une apparition au sens où l’être à l’écran n’est pas

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humain, mais ce spectre est déjà présent, hante les lieux, et se trouve là, juste là lorsque la fillette lève les yeux de la lampe torche qui vient de s’éteindre. Il n’y a même pas de surprise recherchée par cette scène, autrement que de manière purement visuelle : le personnage ne sursaute pas, et il n’y a aucun bruitage strident qui viendrait appuyer le contre-champ sur le spectre. Celui-ci est donc une femme adulte en robe rouge, dont les cheveux couvrent en cascade la moitié du visage. Seul élément fantastique (qui s’ajoute à sa présence improbable), le spectateur observateur aura remarqué une légère transparence de son corps, la faisant apparaître et disparaître alternativement, mais d’une manière assez subtile pour qu’on puisse ne pas la remarquer. Enfin, c’est bien son attitude qui va générer toute l’angoisse liée à ce fantôme : si elle se contente d’être là au début de la séquence, elle finira par approcher vers l’enfant, dans une lenteur terrible et en se baissant progressivement, avec des mouvements de bras désordonnés qui rappelleront une certaine danse butô aux connaisseurs, mais nous aurons largement l’occasion d’approfondir ce point précis. La transparence du corps du fantôme se fait de plus en plus insistante à mesure qu’il s’approche de l’enfant. La jeune fille appelle ses amies au rez-de-chaussée, mais celles-ci ne l’entendent pas. Quand elles lui viennent enfin en aide, le fantôme n’est déjà plus là, ou n’est déjà plus visible.

Figure 28- TSURUTA, Norio et KONAKA, Chiaki, Scary True Stories (1991) [Supprimée car soumise au droit d’auteur]

Une nouvelle fois, il est assez clair que c’est le contexte de la scène qui lui donne son caractère angoissant et terrifiant, que ce soit pour la jeune fille comme pour le spectateur. Le fantôme, à l’image de celui de Miss Jessel des Innocents, n’a pas une apparence horrifique en soi. C’est sa simple présence imprévue qui le fait basculer du côté du fantastique. Cette présence n’est d’ailleurs elle-même pas problématique, il

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pourrait très bien s’agir d’une femme de ménage, d’une policière, d’une mère de famille ou de quiconque aurait pénétré à son tour dans le gymnase par hasard ou justement pour venir chercher les 3 fillettes. Si nous parlons de simple présence, c’est bien parce que c’est son inaction qui rend cette femme en rouge menaçante : elle ne parle pas, n’explicite pas sa présence sur le lieu, et se contente d’approcher lentement de l’enfant stupéfiée. De hanter un lieu en somme, sans toutefois attaquer physiquement ses intrus. L’aurait-elle fait si elle n’avait été interrompue par les cris de la fillette et l’arrivée de ses amies ? Cela l’aurait fait basculer d’un statut de fantôme

juste là à un autre plus proche d’un poltergeist, un esprit frappeur qui tourmente ses

victimes, ou même le fameux éphialtès, qui occupera notre seconde partie. Or, notre spectre ici présent n’est pas encore un onryo, ces « fantôme d’une personne morte avec une si grande passion (with such strong passion) - jalousie, rage ou haine - que leur âme est incapable de passer dans l’autre monde (to pass on), et se transforme à la place en un puissant esprit vengeur (powerful wrathful spirit) qui cherche vengeance sur tout ce qu’il rencontre (on any and everything it encounters) »1.

Certes, cette simple présence est angoissante en soi, elle est une menace pour la jeune fille sans défense. Mais il y a quelque chose d’autre qui sommeille derrière ces images, et qu’il nous faut faire ressurgir pour interpréter d’une autre façon cette scène de hantise bien particulière qui a inspiré tout un genre à venir du cinéma d’horreur. Il y a quelque chose à nouveau de la paralysie du sommeil, bien évidemment, dans la position immobile, tétanisée de la fillette, dans l’avancée de ce spectre sombre qui en plus disparaît de temps à autre, comme le peuvent les hallucinations et autres monstres qui hantent nos rêves.

Mais un nouveau niveau de signification se dessine avec cet épisode, apparu avec le changement d’environnement radical qu’a apporté Scary True Stories. En effet, les films de fantômes qui nous ont servi d’exemples jusqu’à présent étaient exclusivement situés dans le passé, plus ou moins lointain (jusqu’à l’ère Edo dans le cas de Tôkaidô

Yotsuya Kaidan). L’originalité de cette série est de s’être inspirée de légendes urbaines

contemporaines (il est toutefois possible d’en douter, même si cela ne change rien à notre propos), et ainsi de déterritorialiser la figure pourtant bien connue et stéréotypée du spectre japonais. Car si le lieu et l’époque ont bien changés, celui qui les hante n’a pas connu de grande transformation, uniquement dans ses vêtements selon les films, et encore, le kimono blanc du deuil reste une norme qui semble indépassable. Non, si

1 MEYER, Matthew. The night parade of one hundred demons: a field guide to Japanese Yokai. Lexington : Creative Commons, 2012, p. 164.

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cette déterritorialisation est si importante vis-à-vis de l’horreur, de la réaction du spectateur, c’est bien dans le nouveau choix de contexte de la hantise. Nous avons vu que le théâtre Kabuki fait appel à une grande violence visuelle, n’hésitant pas à utiliser des effets que l’on qualifierait aujourd’hui de gore pour provoquer l’effroi de son public. Il en va de même pour les films qui sont principalement pour la période classique du cinéma national adaptés desdites pièces de théâtre. Si ces œuvres sont bien évidemment horrifiques, pour des raisons diverses comme nous avons pu déjà l’explorer, elles n’en restent pas moins distantes du quotidien de leurs spectateurs. Nous n’insinuons en aucun cas que les œuvres classiques feraient « moins peur » que leur variante moderne, loin de là. C’est simplement que leur contexte est plus éloigné de la jeunesse japonaise, qui aura plus de mal à priori à s’identifier efficacement dans ces histoires de samuraïs déchus de l’ère Edo. Cette supposition va de pair avec l’évolution technique toute naturelle du médium : n’oublions pas que les spectateurs de King Kong (1933, Merian Cooper et Ernest Shoedsack) étaient absolument terrifiés dans les salles de cinéma. Souvenons-nous de la protagoniste d’À l’ombre de

King-Kong (2003, Serge Viallet), qui dit se sentir liée au film et à ses réalisateurs d’une

manière exceptionnelle puisque sa mère l’a mise au monde lors de la projection, probablement à cause de la terreur inspirée par les combats de dinosaures et bien sûr l’immense gorille éponyme... Aujourd’hui, le film passe pour un divertissement d’aventure typique d’une période en quête d’exotisme, et nous l’imaginons mal inspirer la même horreur qu’il sut provoquer lors de sa sortie.

Mais revenons à nos fantômes : le coup de génie de Tsuruta et Konaka a donc été de recontextualiser l’imaginaire fantastique du fantôme dans l’époque moderne, et surtout de lui faire quitter les lieux dédiés, comme les cimetières, ou les maisons hantées. Si cette apparition de la femme en rouge dans Gymnasium In Summer est proprement stupéfiante, c’est justement parce que le lieu qu’elle hante est absolument banal, et n’a d’angoissant que son simple vide. Ainsi, le véritable changement, le point de rupture essentiel de cette œuvre télévisuelle qui lança1 modestement un genre qui

1 Le lecteur érudit pourrait ici nous rétorquer, comme le fit Stéphane du Mesnildot dans son ouvrage sur les fantômes japonais, que c’est au contraire le film Jaganrei (1988) réalisé par Ishii Teruyoshi ou Konaka Chiaki lui-même (les sources diffèrent et très peu d’informations circulent sur ce téléfilm), qui propose le premier fantôme japonais moderne, capturé par une caméra vidéo. Toutefois, le film étant d’une rareté exceptionnelle et n’ayant aucun moyen de prendre connaissance dudit film autrement que par les quelques photogrammes et courtes descriptions du film dans l’ouvrage de Du Mesnildot, nous ne pourrons nous prononcer sur la question.

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sera nommé par la suite J-Horror, c’est bien cette déterritorialisation1 du fantôme, qui garde tous ses attributs, ses mouvements étranges et bien souvent ses motifs (une vengeance d’outre-tombe dans la quasi-totalité des films), puis reterritorialisé dans l’époque moderne et ses lieux de vie. Ainsi, les spectateurs et spectatrices peuvent s’identifier pleinement à cette nouvelle vision de l’horreur. Tout d’abord, les différents décors correspondent à des lieux de vie de ce même public (principalement adolescent) : appartements, écoles, bureaux… On le constate, la banalité des décors est essentielle ici, et permet justement un effet rétroactif de l’horreur : ces histoires (données pour véridiques) peuvent arriver à n’importe qui, les personnages partagent la même existence que les spectateurs… De même, la hantise s’est elle aussi déterritorialisée de façon à toucher de plein fouet l’époque moderne. Les téléphones portables, écrans de télévision, d’ordinateur forment autant de nouvelles possibilités d’effroi, de possession, et c’est bien ce point précis qui va nous intéresser ici.