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Une stupéfiante rencontre nocturne, la paralysie du sommeil comme

D. Une difficile relation à l’altérité

5. Une stupéfiante rencontre nocturne, la paralysie du sommeil comme

Ce détour nécessaire par la sociologie, et un bref aperçu de quelques théories de la post-modernité nous ont permis d’ajouter un niveau d’interprétation à nos séquences de hantise, à mieux comprendre la terreur sous-jacente qui les anime. Ce n’est donc pas seulement l’apparition du spectre qui fait peur, que ce soit du côté du personnage comme du spectateur, mais c’est aussi et surtout tout ce que cette apparition véhicule de notre rapport au monde, et plus précisément aux autres. Nous pouvons à présent revenir vers la paralysie du sommeil, qui partage de nombreuses connections avec les différentes séquences analysées précédemment. Pourquoi alors n’appliquerions-nous pas cet angle de lecture au trouble du sommeil lui-même ?

Ramenons à nos mémoires le fonctionnement de la PS à travers cette citation déjà croisée précédemment :

La paralysie du sommeil (PS), est l’expérience éphémère d’une immobilité involontaire immédiatement après l’endormissement ou au réveil. (…) Elle a été associée aux périodes de sommeil paradoxal (sleep onset REM periods). (…) Même si les individus sont incapables d’effectuer des mouvements corporels importants (gross bodily movements) durant la PS, ils sont capables d’ouvrir leurs yeux et par conséquent de rapporter de manière précise les évènements les entourant durant l’épisode. (…) De vivaces et terrifiantes (vivid and terrifying) hallucinations hypnagogiques et hypnopompiques et d’autres expériences émergeant de ces hallucinations accompagnent fréquemment la PS. Sans surprise, ces hallucinations semblent partager un certain nombre de similarités avec les rêves.

(…) Un épisode peut inclure une vivace et extraordinaire (numinous) impression de présence dangereuse et diabolique (threatening evil presence) accompagnée d’hallucinations auditives allant de bruissements (rustling sounds), passant par des voix indistinctes à un charabia démoniaque (daemonic gibberish), tout comme d’hallucinations visuelles d’humains, d’animaux et de créatures surnaturelles. Il peut aussi y avoir des sensations de suffocation, d’étranglement (choking), de douleur et de pression. Elles peuvent parfois être interprétées comme provenant d’actions d’entités grimpant sur le lit et la poitrine du sujet. (…) De telles expériences sont couramment extrêmement stressantes, voire terrifiantes. Les sujets rapportent souvent qu’avant de prendre connaissance de la PS, ils ont

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pensé souffrir de sérieux troubles psychiatriques ou neurologiques, ou même de possession démoniaque ou d’enlèvement par des extra-terrestres (alien

abduction).1

Cette introduction du professeur James Allan Cheyne a le mérite d’être aussi succincte que précise, et nous énumère les différents éléments constitutifs de la paralysie du sommeil. Ce que nous allons en retenir ici, c’est précisément la partie nommée

Intruder, faisant référence à l’impression ou vision de présence menaçante dans la

pièce. Car l’auteur propose une segmentation en trois catégories, qui recoupent celles utilisées dans notre propre recherche.

Les recherches précédentes ont prouvé (provided evidence) que les expériences de cauchemars éveillés (w-nightmare experiences) tombent dans trois catégories majeures : l’Intrus (Intruder), l’Incube (Incubus), et un groupe d’expériences corporelles spatiales, temporelles et d’orientation (a cluster of spatial, temporal,

and orientational bodily experiences) auxquelles nous faisions précédemment

référence dans les termes d’Expérience Corporelle Inhabituelle, qui reflètent clairement ce que sont les expériences Vestibulaires-Moteurs (Vestibular-Motor

[V-M]). (…)

Les expériences de l’Intrus impliquent une extraordinaire sensation de présence (numinous sense of presence) suivie ou accompagnée d’hallucinations visuelles ou auditives. Les expériences de l’Incube impliquent des difficultés à respirer, une pression corporelle et de la douleur. Ces deux facteurs sont modérément corrélés et les deux sont associés à une peur intense. Les traits qualitatifs de ces deux types d’expériences sont interprétables de façon cohérente (coherently interpretable) comme des expériences de menace (threat) et d’assaut par un agent externe ou une entité. C’est-à-dire qu’elles sont des hallucinations de cet agent ou entité (expériences d’Intrus), ou des expériences attribuables à la présence de cet agent ou entité (expériences d’Incube).2

Pour résumer, Cheyne propose l’idée que l’hallucination, qu’elle soit visuelle ou auditive dans le cas de l’intrus, provient de cette impression de présence et non l’inverse. Ce n’est pas en remarquant une forme dans la pièce, ou en entendant quelque chose que le sujet se rend compte qu’un intrus est présent dans la pièce, mais bien l’inverse. Nous reviendrons sur ce point plus tard car il concerne une corporalité que nous aborderons dans la dernière partie de cette recherche, mais cette menace ressentie

1 CHEYNE, James Allan. Sleep Paralysis and the Structure of Waking-Nightmare Hallucinations.

op.cit., p. 163-164 (nous traduisons).

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par le sujet lors d’une PS provient probablement de ce mécanisme animal nommé

Immobilité Tonique (Tonic Immobility ou T-I), dont des traces subsistent chez l’être

humain1. Pour expliciter ce point de manière rapide, il s’agit du mécanisme de défense qui pousse l’animal à s’immobiliser et « faire le mort », de façon à ne plus intéresser le prédateur. Pour Cheyne, une réminiscence de cet état est constatable chez l’homme, et c’est potentiellement ce mécanisme qui installe l’impression de terreur dans la paralysie du sommeil, puisque le sujet retrouve un état de corps similaire à l’immobilité tonique. Une peur surgit alors chez le sujet, et donc une impression de présence menaçante puisque cet état évoque justement une tétanie d’auto-défense face à une menace bien réelle. Le cerveau étant alors dans une phase de sommeil paradoxal, il interprète ces stimuli et impressions et produit une ou plusieurs hallucinations correspondantes, en modulant l’environnement du dormeur. Mais refermons la parenthèse et revenons à la terminologie employée par le psychologue pour définir justement l’« intrus », le terme anglais alien.

Le film Alien réalisé par Ridley Scott en 1979 a causé beaucoup de torts à l’interprétation du terme en France, la langue courante l’ayant directement associé à la créature du film, le fameux xénomorphe, si bien qu’il est devenu un synonyme d’extra-terrestre. Il n’en est rien dans la langue anglaise, puisque la traduction exacte de ce terme est « étranger ». L’utilisation qu’en fait Cheyne est complexe, puisqu’il lui donne un sens double. Il parle d’« alien abduction » c’est-à-dire d’enlèvement par des extraterrestres pour décrire un récit très courant relaté par les victimes de PS. Principalement aux États-Unis, où la culture populaire fait la part belle aux légendes urbaines et théories du complot sur les OVNIs et autres bases 51, beaucoup de personnes ont l’impression d’avoir été enlevées par des extraterrestres après avoir expérimenté une paralysie du sommeil2. Nous connaissons à présent bien le lien qui unit ce récit et le trouble du sommeil, et de nombreux psychologues ont travaillé sur cette question avec leurs patients, ou dans des articles. Mais la terminologie employée

1 Nous reviendrons sur ce point, mais nous pouvons déjà renvoyer le lecteur curieux vers l’article de Cheyne: CHEYNE, James Allan. Animal “Hypnosis” and Waking Nightmares. Zeitschrift für

Anomalistik Band. 2016, Vol. 16, p. 307–343.

2 Nous renvoyons au film de Rodney Ascher The Nightmare pour constater les récits possibles qui en

sont fait. Gardons toutefois à l’esprit le caractère très problématique de ce « documentaire », qui n’hésite pas à placer les personnes interviewées dans des situations angoissantes, et à remettre en scène leurs récits de façon spectaculaire, avec les personnes elle-même. De même, le spectateur constatera que le réalisateur est bien plus attiré par les explications paranormales, parapsychiques ou même religieuses (toutes les personnes interviewées sont chrétiennes ou récemment converties), et balaye très vite les explications pourtant prouvées et développées qu’ont pu apporter la psychologie expérimentale et les neurosciences

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est principalement à prendre au premier degré, celui donc d’étranger, c’est-à-dire d’une entité inconnue du sujet et qui n’est pas censé se trouver dans le lieu de la PS.

Nous parlions précédemment du paradoxe du spectre, à la fois fantastique, n’appartenant pas au règne des humains, mais en même temps représentant une forme d’altérité bien plus prégnante que l’entourage des personnages. Un autre paradoxe très intéressant est constatable ici, concernant justement cet « intrus ». Les différents termes en font une entité externe au sujet et extérieure à sa vie. Pourtant, cette hallucination provient directement de lui-même ; il est l’instance génératrice de ces apparitions. Ainsi, quels que soient la violence et le degré de réalisme des hallucinations, des « attaques » de ces intrus, elles ne sont ni plus ni moins que des rêves qui viennent se plaquer sur des perceptions réelles. Il ne s’agit en somme, pour les neurosciences, que d’une erreur au sein du mécanisme de « contrôle de la réalité ».

Selon Bentall (1990), les hallucinations seraient ainsi la conséquence d’une mauvaise catégorisation : une perception interne, une représentation ou un souvenir, au lieu d’être représentés comme venant de l’intérieur, seraient catégorisés par le cerveau comme venant de l’extérieur. Il y aurait donc une confusion entre source interne et source externe, confusion se situant plus spécifiquement au niveau du thalamus, véritable système de filtrage des informations parvenant au cortex cérébral.1

Une erreur de circuit, d’aiguillage dans la perception fera donc passer une idée, un souvenir ou dans ce cas une création semi-onirique comme provenant de l’extérieur. Cette question de l’extérieur est d’ailleurs surenchérie par l’idée d’intrusion : nous ne sommes pas dans le cas d’un traumatisme, où le sujet revivrait une agression qui s’est déjà produite dans ce même lieu, par exemple un viol nocturne. Ici, l’intrus est totalement extérieur, il n’appartient pas à l’environnement perçu par le sujet, et n’a que très rarement des traits reconnaissables, entendons au sens où ils appartiendraient à une personne connue (exception faite de quelques cas comme celui de l’enfant interrogé précédemment qui avait l’impression que le spectre de Sadako venait le hanter, mais on voit bien la dimension fictionnelle qu’implique ici cette reconnaissance).

Première caractéristique donc, l’hallucination de la PS semble étrangère au sujet, alors même qu’elle est directement générée par lui de manière inconsciente (dans le sens où celui-ci ne se rend pas toujours compte, ou alors pas tout de suite qu’il s’agit

1 RABEYRON, Thomas. Les expériences exceptionnelles : entre neurosciences et psychanalyse.

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d’une hallucination). La forme empruntée par cette apparition, ou plus précisément la forme qu’a choisi de moduler l’esprit du sujet est la seconde caractéristique, qui sera d’une importance cruciale à notre propos. Une des descriptions les plus courantes, et ce depuis les témoignages du Moyen-Âge, est celle de old hag, ou vieille sorcière. Citons également, plus désuètes, les idées d’éphialtes, d’incube et de succube. Aujourd’hui, deux nouveaux types de descriptions se sont ajoutées : celle de l’extra-terrestre, principalement aux Etats-Unis, et de manière très large celle de « l’autre ». Nous ne nous attarderons pas, rappelons-le, sur toute la mythologie moderne gravitant autour des extra-terrestres et OVNI, ce qui nous éloignerait trop de notre corpus et angle de recherche. Nous pouvons néanmoins constater une chose : les différents choix de mots utilisés par les sujets pour décrire les apparitions de la PS laissent entendre un anthropomorphisme de l’entité, même dans les cas fantastiques (la sorcière, tout comme la succube par exemple, possède une forme humaine ou proche de l’humain), et ce à bien plus forte raison lorsque le choix se porte sur le terme « autre », qui laisse entendre une réelle proximité avec le sujet qui reconnaît un semblable humain, mais un humain pourtant loin de lui, étranger à l’espace qu’il occupe. Nous ne passerons toutefois pas sous silence les quelques récits qui ont été fait d’hallucinations d’animaux, principalement loup, ou grand chien noir, ou autres attaques de dragons. Mais ces êtres n’ayant pas l’apparence humaine sont l’exception, et non la norme de la PS, et il faut reconnaître que même l’alp, cette sorte de lutin maléfique que nous retrouvons chez Füssli possède une apparence humanoïde.

C’est bien là que se tisse le lien avec les films dont nous parlions précédemment. Cette peur de l’autre, terrible et se déployant sous de nombreuses formes, d’intensités variables (solitude, angoisse, xénophobie, racisme, anthropophobie), que nous laissaient voir en sous-texte les différents films abordés se retrouve jusque dans les productions oniriques de la PS. Nous avons relevé la manière dont cet état se caractérise par un surgissement de la peur, sinon d’une terreur atavique, provenant du système de vigilance face au danger (threat activated vigilance) dont parle Cheyne.1 N’est-il pas étonnant que dans cet état très particulier, notre inconscient choisisse de moduler les ombres, les meubles entourant le lit et plongés dans la pénombre, et d’en faire des êtres humanoïdes, et non pas des créatures éloignées du sujet, animales ou monstrueuses ? À moins que l’hallucination en question ne soit très grossière, et c’est alors le sujet qui choisit délibérément d’en parler comme d’un être anthropomorphe,

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au même titre que l’utilisation de tel ou tel mot dans le récit d’un rêve occupe une place première dans le processus psychanalytique… Une unité fait le lien pourtant entre les différentes hallucinations depuis l’antiquité, et c’est donc bien le choix de terminologie dans la description qui change, plus que l’apparition elle-même. Proposons une théorie : l’apparition - lors de cet état de terreur intense, souvent bien plus violent et traumatisant que ce qu’a pu expérimenter dans sa vie diurne le sujet - prend la forme de ce qui sera à même de terrifier le sujet, ce qui le touche personnellement, au même titre que les cauchemars. Quoi d’autre de plus terrifiant aujourd’hui, dans notre société surmoderne, que la figure de l’altérité ? Les vampires, zombies et autres loups-garous ne sont plus que des monstres désuets propres à animer les trains fantômes. Ce qui terrifie plus généralement aujourd’hui l’être humain, c’est l’autre, comme le montre bien l’omniprésence du racisme dans notre société, de la peur de l’insécurité, de la peur du terrorisme, de la peur d’être agressé dans la rue, bref, de toutes ces peurs liées non pas à quelque chose de surnaturel, mais à un autre, appartenant aussi à l’espèce humaine, mais avec une distance qui génère une angoisse, bien souvent injustifiée.

Le cinéma a parfaitement compris ce point, et ce depuis très longtemps. Pensons à

Psycho, d’Alfred Hitchcock, qui n’aurait pas provoqué une telle réaction viscérale de

terreur chez son public s’il avait uniquement relevé du penchant fantastique du cinéma d’horreur. Norman Bates, l’antagoniste du film, est terrifiant justement parce qu’il est humain. En rendant plausible cette histoire de tueur en série psychotique (on connaît l’intérêt du réalisateur pour les écrits de Freud, nous l’avons largement constaté avec son film le plus explicite sur la question, Pas de printemps pour Marnie), Hitchcock a marqué profondément le public en l’amenant vers une région de la peur bien plus proche de la réalité que celle du cinéma d’horreur traditionnel1. On comprend alors tout le génie des réalisateurs du cinéma d’horreur japonais contemporain (en référence à d’autres œuvres comme Les Innocents, rappelons-le) d’avoir fait du fantôme un être si proche des autres personnages, dont l’apparence ne relève cette fois plus du monstrueux mais au contraire de l’humain. En totale adéquation avec la théorie freudienne d’étrange familiarité, c’est donc les détails et les attitudes étrangères au genre humain qui vont donner son caractère menaçant à cet être surnaturel.

1 Nous ne voulons pas faire ici une histoire, ou une archéologie du film d’horreur ou thriller à tendance réaliste, d’autres films d’Hitchcock ou d’autres réalisateurs avant lui existent, mais nous avons préféré prendre ici pour exemple un des plus célèbres d’entre eux.

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Nous avons vu auparavant que le fantôme devient une forme d’altérité réelle, venant éprouver le rapport à l’autre des personnages solitaires. C’est en cela aussi qu’il est foncièrement inquiétant. Le spectre devient cet autre inconnu, proche de nous par son apparence mais dont la différence crée une séparation avec le personnage, et par extension d’avec le spectateur. D’où la belle image de l’« autre » comme « ombre » que propose Baudrillard. Il n’y a plus de possibilité de dialogue avec cet autre, il n’est possible que de l’investir « comme secret, comme éternellement séparé » :

Non en s’abouchant avec lui comme interlocuteur, mais en l’investissant comme son ombre, comme son double, comme son image, en l’épousant pour en effacer les traces, en le dépouillant de son ombre. L’Autre, n’est jamais celui avec lequel on communique, c’est celui que l’on suit, c’est celui qui vous suit. 1

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