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Nous pourrions dire, avec Karl Marx et Friedrich Engels, si l’on nous le permet, qu’un spectre hante l’histoire de l’art : le spectre de la paralysie du sommeil. Ce trouble particulièrement confidentiel – même s’il tend à être de plus en plus connu grâce à internet, pour le meilleur comme pour le pire – occupe pourtant une place très particulière, que ce soit dans son jeu de chassé-croisé dans l’histoire du trouble avec le cauchemar, tout comme avec les œuvres d’art qu’il traverse. Les rêves et leurs parents proches ont depuis toujours fasciné les artistes, et le cauchemar n’échappe pas à ce constat, comme en témoigne une riche iconographie que nous n’avons fait ici qu’effleurer. C’est bien évidemment souvent la PS qui se cache derrière cette terminologie, tant les symptômes représentés par les différents auteurs en sont bien plus proches que ceux d’un simple mauvais rêve. Nous nous sommes principalement intéressés au premier avatar de la PS, l’intrus, cette sombre présence menaçante. L’intrus partage avec le spectre une manière d’être, et d’apparaître dirons-nous : il se contente d’être là, se mêle aux ombres dans un coin du champ de vision, et terrifie le sujet par sa simple présence. Si l’on parle d’intrusion, c’est bien que cet être halluciné, et non fantastique, n’a pas sa place dans l’environnement du dormeur ; il est une erreur de perception et se charge d’une très forte peur, dépassant bien souvent celle que l’on peut expérimenter dans la vie de tous les jours. Notre fantôme ne hante pas un vieux château écossais ou une maison délabrée, il hante l’esprit des artistes et leurs œuvres à travers le temps, de manière terriblement concrète ; ce sera chez Füssli, mais aussi de manière plus insidieuse, plus lointaine comme chez Munch par exemple, avant de se retrouver dans le 7ème art. Cette tâche d’ombre qui vient obscurcir la pellicule, cette forme sombre et sans mouvement n’est-elle pas déjà angoissante, en ce qu’elle serait l’antithèse de l’idée même de cinéma, art de la lumière et du mouvement ? Elle redoublerait en ce sens l’obscurité de la salle de projection, et couperait le spectateur de toute lumière le temps de la séquence, le plongeant dans une situation purement nocturne et potentiellement angoissante.1

La survivance fonctionne avec ce motif à plein régime. Nous avons fait un tour de films de genres et d’époques variées, même si le genre de l’horreur est le plus concerné

1 Nous signalerons toutefois que le noir total n’est pas possible dans une projection de cinéma, tout comme un noir parfait est absolument impossible en peinture (qu’on pense au Vantablack pris pour exemple plus haut). En effet, même avec un contraste très élevé, une projection sera forcément projection de lumière, d’autant plus avec les projecteurs numériques aujourd’hui. Le noir sera donc toujours une nuance très sombre de gris, mais jamais une véritable absence de lumière.

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pour des raisons évidentes, et nous avons traqué la figure de la PS, qui fut utilisée dans des configurations scénaristiques très différentes (apparition, souvenir, spectre, figure de l’altérité…), mais toujours chargée d’une grande angoisse, jusqu’à la contradiction, comme la mère venant réveiller Marnie. La première modalité de la paralysie du sommeil ici étudiée était donc cette impression de présence, l’intrus. Nous avons déjà vu avec Cheyne et de manière troublante de véracité scientifique dans le tableau de Füssli que la présence ne vient que rarement seule. Deux autres symptômes nous restent à analyser, qui amènent eux aussi leur lot de configuration filmique, parfois très différentes de celles analysées jusqu’à présent.

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II. Éphialtès, le poids de l’incube

Pour la première fois Gertrude Lodge visita la femme remplacée (the supplanted woman) dans ses rêves. Rhoda Brooks rêva – puisque ce qu’elle affirma avoir réellement vu (her assertion that she really saw), avant de s’endormir, n’a pas à être cru (was not to be believed) – que la jeune femme… était assise sur sa poitrine quand elle était allongée. La pression de la personne de Mlle Lodge augmentait en poids (grew heavier) … et alors la silhouette poussa en avant sa main gauche moqueusement, comme pour rendre l’anneau de mariage plus scintillant aux yeux de Rhoda. Mentalement affolée (Maddened mentally), et proche de la suffocation par la pression, la dormeuse se débattait ; l’incube, tout en la regardant, se retira au pied du lit, mais pour mieux revenir progressivement, reprendre sa place, et montrer sa main gauche comme auparavant.1

Le bras flétri, Thomas Hardy

Il fallait s’en douter, la sombre présence peut aussi ne pas se contenter de n’être justement qu’une simple présence, mais est de même capable de passer à l’attaque, venir tourmenter physiquement cette fois-ci le sujet. Dans la toile de Füssli, ce n’est pas à la jument qu’est attribuée cette fonction, mais à l’alp, ce petit démon assis sur la poitrine de la jeune femme, et qui semble observer le spectateur de la toile, comme pour mieux le prendre à partie, souligner sa position de voyeur.2 Les différentes terminologies mythologiques que nous avons déjà évoquées, et que nous allons à présent détailler, proviennent de cette sensation très particulière, à laquelle se joint parfois dans les cas les plus violents une hallucination visuelle associée. Cette impression, non plus de présence mais d’un poids, est en général attribuée à une entité malveillante elle aussi (il ne s’agit pas que d’une impression d’étouffement), faisant une pression très forte sur la poitrine du sujet, générant pénibilité à respirer voire suffocation. Empruntons à Sharpless et Doghranji, auteurs d’un livre-somme sur la question, quelques traductions de la paralysie du sommeil ou d’une légende ou entité attribuée à travers le monde, en appendice de l’ouvrage :

1 HARDY, Thomas. Withered arm. New York : Penguin Books, 1888 2016, p. 335 in ; SHARPLESS,

Brian A. et DOGHRAMJI, Karl. Sleep paralysis: historical, psychological, and medical perspectives.

op.cit., p. 49 (nous traduisons).

2 Nous renvoyons pour ce point précis à l’article de STAROBINSKY, Jean. La vision de la dormeuse.

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Bostwana – sebeteledi – quelqu’un qui exerce une pression / force1

Chine – bei guai chaak – être écrasé par le fantôme Egypte – al-Jathoom – de yajthum – s’asseoir Estonie – luupainaja – celui qui appuie sur les os

Finlande – painajainen – de paniaa « appuyer ou exercer une pression » ; quelque chose pesant sur soi

Indonésie – tindihan – le poids de quelqu’un sur soi

Iran – bakhtak – type de djinn qui s’assoit sur la poitrine du rêveur, rendant la respiration difficile et les mouvements difficiles ou impossibles

Laos- dab tsog – fantôme nocturne qui vient voler le souffle

Pologne – zmora – entité morbide, visiteur de la chambre ; personne qui peut déranger le sommeil d’un voisin en lui faisant ressentir un immense poids en se reposant sur son corps.2

Nous n’avons bien sûr pas relevé ici toutes les définitions par les auteurs, parce qu’elles couvrent plusieurs pages, mais aussi parce que nous avons centré notre choix sur celles portant concrètement sur le poids, la pression, en excluant donc les variantes spectrales et autres monstres des différents folklores. Force est de constater tout de même une véritable récurrence de cette thématique qui prouve bien, s’il fallait encore une preuve, l’universalité de la paralysie du sommeil. D’ailleurs, en français médiéval, le terme alors employé pour cauchemar était « appesart », forme dérivée du verbe peser.3 Les mythes et légendes sont apparus, comme bien souvent, dans une volonté d’expliciter et de nommer un phénomène inconnu, d’autant plus lorsque ledit phénomène est si anxiogène. De trouver une origine à ce trouble en la personne d’une entité, bien souvent un fantôme ou un être fantastique comme nous pouvons le constater à la lecture de ces terminologies.

Le but est donc pour nous à présent de réaliser la même enquête autour de la figure de l’éphialtès que celle que nous avons menée sur la forme sombre, la jument derrière les tentures de la toile de Füssli. Nous nous pencherons dans un premier temps sur

1 Nous ne reproduisons pas le tableau employé par les auteurs, le premier mot concerne le pays, la culture, ou le langage, le second le terme utilisé localement pour la paralysie du sommeil, le dernier sa traduction.

2 Pour la liste complète : SHARPLESS, Brian A. et DOGHRAMJI, Karl. op.cit., p. 217‑225 (nous traduisons).

3 DAVIES, Owen. The Nightmare Experience, Sleep Paralysis, and Witchcraft Accusations. Folklore.

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l’étiologie propre à cette hallucination d’ordre kinesthésique (puis visuelle dans certains cas), avant de voir sa descendance esthétique à travers plusieurs exemples filmiques.