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C. Stupéfaction du spectateur et paralysie du sommeil

1. La place du spectateur

Figure 2- FÜSSLI, Johann Heinrich, Le cauchemar, 1781 [Supprimée car soumise au droit d’auteur] Peint en 1781, le célèbre tableau de Füssli nommé Le cauchemar représente tous les symptômes exposés précédemment, et c’est pourquoi nous allons à présent nous appuyer sur lui pour récapituler ceux-ci de manière visuelle, et surtout créer un lien avec le spectateur de cinéma. Nous retrouvons donc trois éléments principaux dans celui-ci : la dormeuse, le diablotin lui écrasant la poitrine et le cheval l’observant derrière la tenture. Ainsi, nous avons :

1. La figure de la paralysie (angoissée, comme en témoigne le visage torturé de la dormeuse)

2. Le poids sur la poitrine (la sensation de suffocation, les phénomènes kinesthésiques, représentés par le diablotin, descendant de l’éphialtès grec que nous avons évoqué)

3. La figure de l’apparition (représentant cette impression de présence terrifiante, les hallucinations visuelles)

Tableau synthétique donc, de tous les composants de la paralysie du sommeil, qui nous servira de mètre étalon dans nos analyses à venir. Attardons-nous pourtant un

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bref instant sur le cheval derrière les tentures, dont la signification est très simple et relève de la linguistique. Ernest Jones nous explique :

Le terme (nightmare) lui-même vient de l’anglo-saxon neaht ou nacht (=nuit) et mara (=incube ou succube). Le suffixe anglo-saxon « a » signifie un agent, de sorte que mara, du verbe meran, signifie littéralement un « écraseur ». […] Il y a trois cents ans, le terme de mare était couramment employé seul pour désigner le visiteur nocturne à l’œuvre duquel on attribuait les cauchemars terrifiants. Le mot teuton dont il dérive, mara, est cependant tout à fait distinct du mort mare (=jument). Ce dernier vient de l’anglo-saxon mere, forme féminine de mearh, cheval. L’assimilation entre les deux termes se retrouve aussi en hollandais, car la deuxième partie du mot hollandais désignant le cauchemar, c’est-à-dire nichtmerrie, signifie également jument.1

Dans la suite de son ouvrage, Jones ira plus loin dans la comparaison entre les figures féminines et celles des juments, dans une question de transfert psychanalytique. Figure féminine, car le cauchemar est pour lui exclusivement féminin.

Le tableau de Füssli, en plus de représenter de manière détaillée et exacte les symptômes et troubles de la PS, a un autre intérêt considérable : il ne s’agit pas ici de la peinture d’un rêve, mais de la peinture d’un rêve et du rêveur, comme le mentionne Jean Starobinski :

Nous la voyons dormir, et nous voyons en même temps ce qu’elle voit dans son sommeil. Le peintre s’attribue, littéralement, le don de double vue. 2

C’est une représentation assez rare pour être signalée, la peinture préférant généralement nous montrer une scène onirique ou un dormeur, mais rarement les deux imbriqués. Ce qui peut probablement témoigner justement de l’état lui aussi paradoxal et d’entre-deux où se trouve le sujet vivant une paralysie du sommeil. Mais peut-on réellement dire que la jeune femme endormie du tableau est la personne qui produit ce rêve représenté ? Pour Starobinski, nous pouvons aller plus loin, et poser cette question intrigante : « qui rêve ? » :

Le rêve en tierce personne est ainsi fixé, déposé sur la surface de la toile. Mais si l’art du peintre est assez efficace, le sentiment d’objectivité vacille : ce n’est plus seulement le portrait d’un autre endormi, doublé de l’image de ses rêves. C’est de surcroît un rêve du peintre, où apparaît une personne endormie et l’effroi qui la

1 JONES, Ernest. op.cit., p. 241-242.

2 STAROBINSKY, Jean. La vision de la dormeuse. Paris : Gallimard, 1972 ; PONTALIS, Jean-Bertrand. L’espace du rêve. Paris : Gallimard, 2001, p. 11.

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hante, spectacle porteur de menace et de plaisir pour l’artiste et pour quiconque ose entrer dans le tableau. Le rêve se déplace en nous, fait de nous un foyer primitif.1

Ce tableau, c’est donc tout aussi bien le rêve du personnage peint (la dormeuse), de son créateur (Füssli lui-même) et de son spectateur. Psychologiquement, cela reflète une volonté sadique dans la démarche du peintre, qui met en scène un personnage tourmenté, sadisme de la création de cette scène, tout comme voyeurisme du plaisir de la vision de l’œuvre. Cette dimension de « menace et de plaisir » est primordiale il nous semble, car tout spectacle d’horreur, qu’il soit pictural, littéraire ou cinématographique, possède une part d’attrait, sans lequel son intérêt n’existerait pas. Cet attrait peut prendre de nombreuses formes, que les films que nous allons étudier reflètent parfaitement selon les auteurs, mais est toujours mis face à son opposé, la répulsion. C’est dans cet espace que naviguent les sensations du spectateur de ces œuvres, oscillant sans cesse entre ces deux émotions, et c’est ce qui crée la force de l’œuvre.

Le spectateur, face au Cauchemar, est impliqué de deux manières. Tout d’abord, les mécanismes d’identification et d’empathie fonctionnent face à cette représentation d’une femme tourmentée par le cauchemar. Cette identification est augmentée par notre deuxième implication, qui est physique cette fois. Il y a chez le spectateur le souvenir d’un inconscient collectif associé au cauchemar, et parfois même de souvenirs liés à une expérience antérieure de ce trouble qui viennent à l’esprit face au tableau. Ces émotions et souvenirs placent le spectateur dans un état d’empathie avec la personne représentée, mais aussi dans une situation de voyeurisme, comme nous l’avons signalé précédemment. Le procédé est bien sûr le même que dans le cadre du cinéma, qui joue justement entre une identification avec le personnage et un voyeurisme sadique d’observer celui-ci terrifié, tourmenté voire torturé. Soulignons pour finir que les trois figures que nous avons relevées dans la toile peuvent être mises en relation avec trois modalités de la stupéfaction que propose J.Allan Cheyne : l’Intrus, l’Incube et les expériences vestibulaires-motrices, respectivement donc l’impression de présence, la pression sur la poitrine accompagnée ou non d’hallucination visuelle et l’ensemble des sensations kinesthésiques touchant le dormeur. Chaque modalité peut être déplacée sur la toile, la jument représentant la présence, le diablotin l’incube et le corps de la dormeuse les troubles

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moteurs. Nous ne nous attarderons toutefois pas sur cette proposition de Cheyne puisque nous lui consacrerons un chapitre plus loin dans cette recherche.1

Proposons une première idée de ce que serait la stupéfaction au cinéma, que nous étofferons d’exemples et d’argumentations au fur et à mesure de notre recherche. Décortiquons une scène type, comme nous en verrons un certain nombre dans les pages à venir : le spectateur est dans une configuration cinématographique traditionnelle, c’est-à-dire assis sur un fauteuil dans une salle dédiée, généralement avec d’autres personnes mais isolé par l’obscurité régnante et focalisant l’attention sur l’écran lumineux face à lui où viennent apparaître les images en mouvement. Imaginons-le faisant face à une scène où un personnage est tétanisé, comme celle par exemple de

Ju-Rei évoquée en incipit. La stupéfaction provient de plusieurs éléments, de plusieurs

niveaux, du plus conscient au moins conscient :

1. L’effet de surprise potentiel généré par le film, qui a fait sursauter le spectateur. Ce premier niveau est le plus évident pour lui, il se rend compte de sa peur.

2. L’identification au personnage du film (la narration a créé un attachement pour celui-ci, si bien que le spectateur a peur pour lui).

3. L’identification sensitive (le spectateur ressent des sensations similaires, accrues par l’immobilité de son corps, mimétiques de celles du corps à l’écran. Il a alors peur avec lui).

4. Cette identification sensitive provient principalement du passé du spectateur, de ses propres émotions précédemment ressenties qu’il voit à présent à l’écran. C’est le souvenir corporel de cette peur qui permet de la ressentir face à quelqu’un l’éprouvant.

5. À ce souvenir corporel s’ajoute un imaginaire du cauchemar, vu en ouverture notamment, mais aussi dans tout un pan des beaux-arts. Cet imaginaire intervient inconsciemment face au film, qui, figuralement, rappelle toutes les œuvres qui l’ont précédé.

6. Cet imaginaire fait lui-même référence de manière plus ou moins consciente chez les artistes à la paralysie du sommeil. L’image que l’on voit à l’écran, par toutes ces imbrications, fait donc appel à la paralysie du sommeil pour déclencher la stupéfaction du spectateur.

1 Cf. infra p.114 et  CHEYNE, James Allan. Sleep Paralysis and the Structure of Waking-Nightmare

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Le lien figural ainsi supposé entre les œuvres d’art est interrogé par Olivier Schefer de la façon suivante : « comment l'image peut-elle penser par elle-même, indépendamment de tout discours ou concept (commentaire, sous-titre) qui l'accompagne ou la justifie ? »1 Puissance interne de l’image, qui « fait sens sans faire

histoire : quelque chose est à voir et à comprendre qui ne peut se dire mais seulement

se montrer »2. Se montrer, et être ressenti par le spectateur dans notre cas, sans que cela ne soit explicité par le film (l’absence de discours), par une simple attitude imageante du corps du personnage. En somme, quelque chose vient hanter l’image, l’habiter en sous-texte de manière à intervenir directement sur l’inconscient du spectateur et surtout sur son corps. Nous l’aurons compris, l’analyse figurale est bien ce qui va guider et infuser toute notre recherche, la PS agissant principalement à ce niveau de la perception d’une œuvre. Il est d’ailleurs étonnant de constater que les films faisant mention explicite à ce trouble, comme Slumber (2017, Jonathan Hopkins) par exemple, sont souvent moins directement stupéfiants que leurs congénères faisant une utilisation de type figural du motif. L’effet est bien plus insidieux et efficace dans le second cas, parce qu’il s’adresse à un autre plan de conscience du spectateur.

Les six niveaux d’implications du spectateur face au film ne sont bien sûr à attribuer qu’au cadre bien défini du cinéma d’horreur, et encore devrions nous préciser, d’un certain cinéma d’horreur qui vise la stupéfaction du spectateur, sans user toutefois des artifices classiques de l’horreur, ou en tout cas en n’en faisant pas un mécanisme unique (le sursaut comme nous l’avons souligné notamment, à grand renfort de coups d’archet de violon dans la bande son). Précisons d’emblée un point essentiel de cette recherche : nous ne parlons pas ici d’un spectateur obligatoirement stupéfié par le film, mais du spectateur pensé par celui-ci, qui déploie ses effets pour tenter de provoquer cet état. Évidemment, tout le monde n’est pas réceptif au film de la même façon, et tout le monde ne ressent pas les mêmes émotions face à lui, les différences sociales, la vie personnelle, son imaginaire entrant en jeu dans l’effet provoqué. Comme le rappelle si bien Jean-Pierre Esquenazi dans Film, Perception, Mémoire, l’effet du film peut être accepté ou non par le spectateur3. Le cas échéant, l’auteur parle de spectateur

empirique4, c’est-à-dire d’un spectateur perceptif qui aurait accepté la place qui lui est proposée par le film5. De même, nous ne mettrons pas ici de spectateur sous

électro-1 SCHEFER, Olivier. Qu’est-ce que le figural ? 1999, no 630, p. 913.

2 Ibid., p. 916.

3 ESQUENAZI, Jean-Pierre. Film, perception et mémoire. Paris : L’Harmattan, 1994, p. 11.

4 Ibid., p. 72.

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encéphalogramme devant un film, les neurosciences et sciences cognitives ne nous serviront plus passée la description de la paralysie du sommeil, et c’est bien une étude esthétique et figurale que nous proposons ici. C’est ainsi que nous verrons comment sont pensés le film et le spectateur, mais aussi comment le film pense son spectateur, lui prépare une place bien précise qu’il sera libre ou non d’accepter.1