• Aucun résultat trouvé

« Les expériences d’Incube incluent des difficultés à respirer, une pression corporelle (bodily pressure), de la douleur et des pensées morbides (death thoughts). (…) ces expériences sont associées thématiquement au danger ou à un assaut, respectivement par un agent externe ou une entité »1. Voici les différents symptômes de cette partie du trouble qui, rappelons-le, est composé de même de l’impression de présence, et surtout des troubles vestibulaires-moteurs (paralysie et hallucinations vestibulaires-motrices, c’est-à-dire impression de mouvement, de vol, de chute, etc.).2

Distinguons d’emblée les symptômes entre eux. Tout d’abord, il n’y a pas forcément d’hallucination visuelle liée à l’incube et, si elle est présente, n’est pas forcément reliée à l’impression de présence ou une forme hallucinée, dont nous parlions dans le chapitre précédent. Elle n’en est pas non plus un aboutissement. En ce qui concerne la paralysie, le poids sur la poitrine s’en distingue par sa violence et la douleur qui peut potentiellement survenir. Ce poids n’est pas non plus du même type que les autres hallucinations vestibulaires-motrices, dont nous parlerons plus loin dans notre recherche. Les caractéristiques ont été relevées par Cheyne, et correspondent éloquemment aux différentes terminologies évoquées en introduction : la sensation de suffocation est un élément clé, avec l’impression de pression, en général sur la poitrine. Moins fréquemment, une vive douleur peut être associée, de même qu’une vision hallucinée explicitant ces sensations. Enfin, cette expérience n’est bien évidemment jamais agréable, à l’opposé des hallucinations vestibulaires-motrices, et une très prégnante idée de mort, de danger mortel accompagne les symptômes précédents.

1 CHEYNE, James Allan. Animal “Hypnosis” and Waking Nightmares. op.cit., p. 317 (nous

traduisons).

2 Nous reviendrons lors de la troisième partie sur ce point précis, mais il est à noter que la paralysie du sommeil, d’un point de vue clinique, ne comprend pas forcément d’hallucinations pour quelle soit reconnue comme telle, seul la tétanie en elle-même et la peur associée est nécessaire à son diagnostique. Nous renvoyons toutefois le lecteur désireux de prendre de l’avance à l’ouvrage SHARPLESS, Brian A. et DOGHRAMJI, Karl. Sleep paralysis: historical, psychological, and medical perspectives. op.cit., p. 150.

152

L’étiologie de ce sous-type de paralysie du sommeil - l’incubus1 donc, ou généralement Cauchemar (nightmare) dans les publications antérieures aux années cinquante (nous pensons principalement à l’ouvrage fondamental d’Ernest Jones) – est complexe, et encore aujourd’hui sans réponse concrète ou validée scientifiquement. L’étiologie classique, depuis l’Antiquité, veut que ce trouble soit dû à une instance externe, souvent monstrueuse (incube, succube, éphialtes, alp, etc.), ou maléfique (sorcière, idée très largement répandue sur l’île de Terre-Neuve2). Les traitements relevaient alors de la superstition, et sont similaires à ceux que l’on pouvait appliquer contre les vampires et autres revenants. Il était courant par exemple de mettre des objets bénis à proximité du lit, de placer du sel sous l’oreiller et parfois même un couteau, de façon à pouvoir riposter à une attaque de sorcière. Les récitations de versets religieux, parfois à l’envers, étaient pensées comme un autre moyen de repousser une attaque.3 Enfin, les odeurs fortes éloigneraient les esprits, comme le rapporte Jones : « Pour tenir la Mara (féminin de l’alp), on devait mettre sur sa poitrine une serviette zébrée de fèces humaines, ainsi que les Tchèques le conseillent »4. L’odeur rendrait la victime bien moins attractive, ou bien rappellerait à l’entité agressante l’odeur de décomposition, donnant l’illusion que sa proie n’est plus vivante…

Autre étiologie, elle aussi dépassée par la science moderne, mais bien plus physiologique que la thèse d’êtres surnaturels : les médecins, préférant jusqu’à l’ère moderne une explication pragmatique, tendaient à croire que l’alimentation pouvait être cause de l’apparition du cauchemar et recommandaient ainsi à leurs patients une alimentation légère et facile à digérer avant de se coucher et d’éviter par la même occasion les excès d’alcool. Si ces hypothèses ne sont pas totalement fausses (l’ivresse est par exemple un facteur à risque de la paralysie du sommeil), elles sont aujourd’hui bien incomplètes, et ne suffisent pas à expliquer le trouble. Bien plus tard, l’arrivée de la psychanalyse amène à son tour son étiologie, elle aussi dépassée par les neurosciences. Ainsi, chez Ernest Jones, en bon disciple de Freud :

Nous pouvons résumer les conclusions auxquelles nous aboutissons dans la définition que le cauchemar est une forme d’attaque d’angoisse essentiellement due à un conflit psychique intense ayant pour noyau un élément refoulé de

1 Pour une meilleure intelligibilité, nous utiliserons dorénavant le terme « incube » pour parler de la créature fantastique, masculin du mot « succube », et « incubus » pour parler de la sous-partie de la PS.

2 FIRESTONE, Melvin. The « old hag »: Sleep paralysis in newfoundland. Journal of Psychoanalytic

Anthropology. 1985, Vol. 8, no 1, p. 47‑66.

3 SHARPLESS, Brian A. et DOGHRAMJI, Karl. op.cit., p. 184,185 pour toute cette partie.

153

l’instinct psycho-sexuel, qu’il concerne essentiellement l’inceste et qu’il peut être suscité par n’importe quel stimulus périphérique susceptible d’éveiller cet ensemble de sentiments.1

Nous retrouvons bien ici l’attachement de l’auteur à la théorie du complexe d’Œdipe, qui est la clé de voûte de son ouvrage, et l’élément servant à l’explication du cauchemar dans sa quasi-intégralité. Si cette thèse est donc rendue totalement obsolète par les découvertes plus récentes ramenant la PS dans le champ de la physiologie, les recherches historiques et linguistiques de Jones sur la question n’en sont pas moins extrêmement précieuses, comme en témoignent les multiples références qui parsèment cette recherche.

Aujourd’hui, certains éléments déjà relevés à travers les siècles subsistent, et ont été validés par les neurosciences. Ainsi, dormir sur le dos faciliterait l’apparition de la PS, tout comme les heures de sommeil irrégulières, le manque de sommeil, l’ébriété au moment de l’endormissement, le stress etc. Mais ces éléments concernent l’apparition de la paralysie du sommeil. En ce qui concerne précisément l’apparition du sous-type incubus, rien n’est moins sûr. Pour Sharpless et Doghramji, un seul élément pourrait expliciter cette sensation particulière :

Certaines positions de sommeil (dorsale et ventrale) apparaissent comme favorables à l’apparition de la paralysie du sommeil, et un indice de masse corporelle supérieur peut être en relation avec les sensations caractéristiques d’étouffement et de suffocation. »2

Ainsi, la paralysie serait responsable de cette sensation, puisque l’indice de masse corporelle aurait une influence sur la tétanie, et augmenterait par extension la pression sur la poitrine, à plus forte raison en position ventrale. James Allan Cheyne nous permet d’aller un peu plus loin, en interrogeant la respiration durant le sommeil paradoxal, qui devient un facteur aggravant lors d’une PS :

Le facteur Incube inclut des expériences similaires aux récits traditionnels (consistent with traditionnal accounts) d’expériences de la vieille sorcière (old

had) ou d’attaques d’incubus, dans lesquelles une créature est perçue assise sur la

poitrine tout en étranglant le dormeur. La paralysie motrice est probablement un facteur majeur dans de telles expériences, étant donné la contribution thoracique réduite durant la respiration lors du sommeil paradoxal (given the reducic thoracic

contribution to breathing during REM). Des caractéristiques additionnelles de la

1 Ibid., p. 53.

154

respiration du sommeil paradoxal contribuent potentiellement à de telles expériences, incluent un souffle rapide et peu profond, hypoxie, hypercapnie1, et une occlusion partielle des voies respiratoires, tout comme un volume courant et rythme de respiration variables (variable tidal volume and breathing rate). Cela peut être ressenti quelques fois comme un étranglement ou une suffocation (experienced sometimes as chocking or suffocation sensations). L’incapacité résultante de pouvoir respirer profondément peut aussi être interprétée comme causée par un poids ou une pression sur la poitrine. Ainsi, une série en cascade d’effets (cascading series of events) initiée par l’inhibition motrice va amener à l’expérience d’incube classique de pression thoracique et, finalement, d’assaut physique, accompagné par une douleur surgissant de l’absence de l’effet modérateur de rétroaction proprioceptive (absence of the dampening effects of

proprioceptive feedback) suivant l’exécution des programmes moteurs associés à

la lutte. Ces expériences partagent avec le précédent groupe d’expériences relatives à l’intrus la relation transparente à la présence et aux actions d’un agent externe. (transparent relation).2

Signalons un dernier facteur soulevé par Cheyne avant que nous ne commentions l’ensemble de ces citations :

(…) même en l’absence d’apnée ou de changement de chimie sanguine (blood

chemistry), les gens vont parfois essayer de respirer profondément, tout comme

ils essayent d’effectuer d’autres mouvements volontaires durant la PS. Quand ces essais de prise de contrôle de la respiration sont vains (attempts to control

breathing are unsuccessful), la sensation de résistance va être interprétée comme

une pression. De plus, la sensation de résistance à l’écoulement d’air due à l’hypotonie des muscles respiratoires supérieurs (hypotonia of the upper airway

muscles) et la constriction des voies respiratoires peuvent déclencher (can result in) des sensations d’étranglement et de suffocation amenant à la panique et à des

efforts éprouvants pour surmonter la paralysie. 3

La physiologie naturelle du sommeil est donc à nouveau à prendre en compte dans le cas de l’incubus, même si l’on constate aisément que son étiologie est encore aujourd’hui obscure et que de nombreuses explications sont possibles sans qu’aucune ne prenne réellement le dessus. Cheyne est pourtant à nouveau celui qui a le plus interrogé ce problème, et a proposé (à notre connaissance du moins) le plus grand

1 Respectivement privation d’oxygène et augmentation du taux de CO2 sanguin (nous notons)

2 CHEYNE, James Allan. Sleep Paralysis and the Structure of Waking-Nightmare Hallucinations.

op.cit., p. 166 (nous traduisons).

3 CHEYNE, James Allan, RUEFFER, Steve D et NEWBY-CLARK, Ian R. Hypnagogic and

Hypnopompic Hallucinations during Sleep Paralysis: Neurological and Cultural Construction of the Night-Mare. Consciousness and Cognition Consciousness and Cognition. 1999, Vol. 8, no 3, p. 330 (nous traduisons).

155

nombre de facteurs potentiels ou avérés à l’incubus. Le premier point à prendre en compte est la réduction de la respiration lors du sommeil paradoxal : le souffle varie beaucoup, et devient rapide et peu profond. Une diminution de l’oxygène apporté accompagne cet élément, expliquant une des raisons de l’impression de présence. Les voies respiratoires sont de surcroît soumises à l’atonie musculaire généralisée et naturelle qui intervient lors du sommeil paradoxal. Dans un premier temps, la constriction qui en résulte est déjà à même de produire une impression de suffocation ou d’étranglement. Mais si nous allons plus loin, et explicitons une partie laissée floue par Cheyne, l’impossibilité de prise de contrôle de la respiration est un second facteur lié à l’atonie musculaire, et peut-être un des plus importants sur le plan de l’angoisse qui naît de l’incubus. Lors du sommeil paradoxal, le dormeur n’a pas conscience de respirer, ce phénomène existe d’ailleurs couramment même pendant l’éveil, un peu comme les battements cardiaques que nous ne remarquons pas sauf à y prêter attention, mais qui ne cessent pourtant jamais. Or, lorsque le dormeur fait une PS, la paralysie musculaire touche donc aussi les voies respiratoires, si bien qu’il lui est presque impossible de prendre contrôle de manière volontaire de sa respiration, tout comme il ne peut pas bouger d’autres muscles. L’impression de manque d’air, d’étouffement est alors facilement explicable : elle est d’abord physiologique et réelle (hypoxie et hypercapnie). Ce manque d’air ne peut pas être pallié par une prise de respiration profonde et régulière comme on le ferait lors de l’éveil, ce qui ne manque pas d’augmenter l’angoisse liée au trouble et l’impression de danger imminent de mort. Enfin, rappelons que le sujet se situe dans un état d’entre-deux, à cheval avec le sommeil paradoxal, et que toutes ces sensations que nous venons de décrire ne manqueront pas d’être amplifiées, d’être réintégrées dans un processus hallucinatoire duquel émerge le sous-type incubus dans son ensemble, comme somme de tous ces éléments variés mais convergeant vers un état de terreur. L’apparition visuelle d’un incube ou d’une succube n’est que le fil logique de cette création semi-onirique, le cerveau cherchant à expliciter les différents stimuli : le poids sur la poitrine sans source visible se voit représenté à l’œil du sujet par l’action d’un être surnaturel ou non pesant sur le corps.

Cette introduction étiologique de cette sous-partie de la PS nous a semblé essentielle, car elle est peut-être celle qui a généré le plus d’interprétations fantastiques, malheureusement largement véhiculées encore aujourd’hui. De même, nous pouvons à présent sans trop de suppositions expliquer cet état de corps très particulier, ce qui n’était pas le cas il y a encore quelques décennies. Nous avons pu

156

constater, avec ce bref coup d’œil historique des différentes interprétations du trouble, que les avis ont profondément varié avec les âges, et qu’ils n’ont cessé de balloter l’incubus entre l’instance externe surnaturelle, le psychologique et le physiologique. Nous avons aujourd’hui la chance de bénéficier d’une explication neurologique validée scientifiquement, à l’inverse des autres tentatives étiologiques qui relevaient toutes de la supposition et ne pouvaient être prouvées au mieux qu’en partie. Il nous a semblé de même nécessaire de faire le point sur l’origine de ces apparitions et sensations absolument terrifiantes avant de prendre pour exemple les films, et bien évidement de présenter par la même occasion une théorie esthétique de l’incubus. Que le lecteur se rassure donc, les pages qui vont suivre seront à nouveau dédiées au cinéma, et nous ne reviendrons que bien plus tard vers la neurologie. Nous avons abordé, en guise de première analyse déployée, la figure d’Oiwa, traversant théâtre et cinéma en véhiculant avec elle toute une esthétique de l’ombre et de la présence. Nous allons commencer cette nouvelle partie par une figure assez proche, qui a elle aussi traversé les mythologies nippones et de nombreux films de la période classique comme moderne : Yuki-Onna, la femme des neiges.

157