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A. Devenir-fantôme : le spectre d’Oiwa

1. Des fantômes sur les planches

Dès 1897, le cinématographe Lumière foule le sol japonais, et les opérateurs Gabriel Veyre et Constant Girel traversent le territoire pour en ramener un nombre considérable de « vues Lumière ». À partir de ce moment charnière, le Japon commença lui aussi à produire ses propres images à partir de cet appareil, largement influencées par le théâtre traditionnel kabuki :

Si le cinéma français entretient à ses origines des rapports privilégiés avec la littérature, tandis que le cinéma américain est dès le début fondamentalement « physique », le cinéma japonais est indubitablement issu du théâtre traditionnel, dont le kabuki est l’expression la plus populaire. […] Pendant toute sa période « primitive », le cinéma est tributaire du théâtre, qu’il s’agisse du kabuki, ou d’autres formes de la scène comme le « shingeki » (« nouveau théâtre influencé par l’Occident), ou le shimpa (tendance modernisée du kabuki).2

Au même titre donc que les adaptations littéraires qui ont inspiré le cinéma français des premiers temps, le théâtre kabuki représentait un fonds inépuisable d’histoires et de mises en scène pour le cinématographe naissant, dont les œuvres principales (les

Quarante-sept ronins par exemple) sont vite adaptées, et ce de nombreuses fois par

des auteurs différents à travers le temps. De même, certains acteurs de kabuki quittent la scène pour venir jouer dans des films : « en 1898, Tsukemichi Shibata enregistre

1 TSURUYA, Namboku. Les spectres de Yotsuya: drame en cinq actes. Paris : L’Asiathèque, 1979 [1825].

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une pièce de kabuki : Promenade sous les feuillages d’érable (Momijigari), afin de conserver la mémoire visuelle des acteurs Danjuro Ichikawa IX et Kikugoro Onoe V. »1 Mais ce théâtre traditionnel n’est pas le seul qui inspira les réalisateurs de l’archipel, le théâtre moderne étant lui aussi largement adapté sur pellicule. Cette dualité donna lieu à une scission qui structura pendant de nombreuses années le cinéma national japonais, à travers deux grands styles de films : le jidai-geki et le gendai-geki. Le jidai-geki fait référence aux « films fictionnels situés dans le Japon pré-moderne, antérieur à l’ère Meiji de 1868 »2. Ce sont les films historiques qui ont été longtemps plébiscités en Occident, pour leur exotisme et leur aspect pittoresque d’un Japon belliqueux et respectant à la lettre les codes du Bushido (le code du guerrier). Les productions de ces films ont vite été éloquemment monopolisées par la ville de Kyoto, capitale historique du Japon avant l’avènement d’Edo (actuelle Tokyo). Ce choix est bien évidemment motivé par l’omniprésence de temples, villages traditionnels, forteresses et paysages propices à ces reconstitutions historiques. En opposition parfaite, la mégalopole naissante de Tokyo se spécialisa quant à elle dans les films modernes, ou gendai-geki, histoires intimistes et ancrées dans la réalité contemporaine des spectateurs.

Ce qui nous intéresse ici particulièrement est une catégorie de films bien précise, au sein même du jidai-geki : le film de fantôme japonais ou kaidan-eiga3. Ce genre est rendu populaire au Japon notamment par le célèbre film de Mizoguchi Kenji Contes

de la lune vague après la pluie (Ugetsu Monogatari, 1954), tiré de deux contes du

recueil non moins célèbre, Contes de pluie et de lune4, d’Ueda Akinari. Notre première modalité de la stupéfaction commence ici, au cœur d’un japon féodal aux fantômes vengeurs. Ces films sont parmi les premiers, il nous semble, à proposer une esthétique propre à stupéfier le spectateur, en s’appuyant sur un imaginaire capable de déclencher cet état si violent. Si nous étudierons principalement la terreur dans le cadre du cinéma japonais, c’est bien parce que celui-ci tend vers cet état par des procédés qui sont, comme nous l’avons décrit précédemment, à l’opposé de ceux du cinéma d’horreur « traditionnel ». Ce qui fait peur dans ces films, ce n’est pas tant l’apparition en elle-même d’un être surnaturel (quasi exclusivement un fantôme dans les films que nous

1 Ibid., p. 15.

2 SHARP, Jasper. Historical dictionary of Japanese cinema. Lanham, Md. : Scarecrow Press, 2011, p. 110.

3 De kaidan – histoire de fantôme et eiga – cinéma.

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aborderons), mais bien son face à face avec le personnage, ce qui implique une dimension temporelle qui n’existe pas dans l’effet de sursaut.

Le kaidan-eiga tire lui aussi ses racines du kabuki, théâtre très friand d’apparitions spectrales et de scènes de violence. On retrouve ainsi, dans la pièce la plus célèbre de ce genre, Tôkaidô Yotsuya Kaidan, une défiguration, des démembrements, de nombreux meurtres sanglants, tous opérés par des techniques de jeu et de mécanismes scéniques. Tout y est fait pour impressionner le spectateur et le terroriser avec le personnage, dans les scènes paroxystiques. Même le jeu d’acteur va dans cette direction, car celui-ci, à l’opposé du jeu traditionnel de théâtre Nô, « n’attend pas (du spectateur) une réaction au niveau de l’âme, mais de l’épiderme »1. Réaction non intellectuelle, ou intelligible, mais physique, sensible devrions nous dire, provoquée donc par le jeu d’acteur de Kabuki, exubérant là où le théâtre Nô, plus ancien, est basé sur un minimalisme gestuel très stylisé.

Figure 4- Disposition de la scène de théâtre Kabuki [Supprimée car soumise au droit d’auteur]

Résumons en quelques lignes le vaste propos de Tôkaidô Yotsuya Kaidan (de manière très simplifiée, car la pièce jouée atteint selon les mises en scène les cinq heures de représentation) : le rônin2 Iemon Tamiya cherche à récupérer la main de sa fiancée Oiwa, refusée par son père Samon Yotsuya depuis que son futur gendre a été destitué. Iemon finit par tuer celui-ci et promet à Oiwa, à présent sa femme, de venger son père en retrouvant le meurtrier. Il tombe par la suite amoureux d’Oume, fille d’une famille d’aristocrates, qui défigure à l’aide d’un poison le visage d’Oiwa, de façon à permettre à Iemon de plus facilement se défaire de son épouse et de se marier avec elle. Oiwa, le visage à moitié mutilé, se tranche accidentellement la gorge sur un sabre

1 TSURUYA, Namboku. op.cit, p. VIII.

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et meurt en maudissant son ex-mari. Arrivant sur les lieux, Iemon tue le servant de la maison, Kohei, et attache les deux corps à une porte avant de les jeter dans une rivière, faisant croire que Kohei était l’amant de sa femme et qu’il s’est enfui avec elle. Les deux fantômes, et principalement celui d’Oiwa viendront hanter le rônin, le poussant à tuer sa nouvelle compagne et son père.

Comme ne manqueront pas de le constater les connaisseurs du cinéma de fantôme des années deux-mille, une base thématique de tout le genre se trouve déjà dans ce texte de Tsuruya Namboku, thème que la quasi-totalité du genre respectera à la lettre : un des personnages (souvent une femme ou un enfant), est tué dans des conditions abominables dans Ju-On ou Séance (Korei, 2001, Kurosawa Kiyoshi) ; ou meurt dans un accident souvent dû à la négligence de son entourage dans Dark Water (Honogurai

mizu no soko kara, 2003, Nakata Hideo) et La mort en ligne (Chakushin ari, 2005,

Miike Takashi). Son fantôme, chargé de rancœur, revient pour se venger de celui qu’il juge responsable dans Séance ou Nightmare Detective 2(Akuma Tantei 2, 2008, Tsukamoto Shinya) ou bien décide de maudire un objet ou un lieu (Ju-On, Ring). Comme en témoignent ces éléments et quelques exemples, la pièce de Kabuki ici présente est à la fois emblématique de l’histoire des fantômes japonais (on trouve d’autres récits très similaires à travers les kaidans, que ce soit par exemple les Contes

de lune et de pluie ou Kwaidan1, déjà mentionnés. Mais il devient de même une véritable fondation pour le genre de cinéma tout entier à venir.

Mentionnons enfin un dernier élément avant de revenir au cinéma : le statut original de la pièce. Celle-ci a été en effet tout d’abord jouée en même temps que cette pièce fleuve et légendaire du kabuki qu’est Kanadehon Chûshingura2, ou Les quarante-sept

rônins. Cette représentation durait deux jours et entremêlait les actes des pièces

puisqu’elles font appel à des personnages similaires et se jouent dans le même laps de temps. Les quarante-sept rônins voient les personnages du titre créer une conjuration pour venger la mort de leur maître Enya. La pièce Yotsuya Kaidan3 se situe durant les préparatifs. Cette intrication du fantastique au sein même d’un fait historique (l’histoire des quarante-sept rônins, si elle a été mise en scène de manière romancée, étant tirée d’un véritable fait d’armes) peut paraître étrange à nos yeux, mais il n’en est rien pour le public japonais, et c’est d’ailleurs ce qui donne à la pièce un si fort

1 HEARN, Lafcadio. op.cit., 1998 [1904].

2 TAKEDA, Izumo. Kanadehon chushingura. Tokyo : Iwanami Shoten, 1937 [1748].

3 Nous utiliserons dorénavant ce diminutif largement usité, que ce soit dans les différentes traductions, ou même les titres des différents films, qui font abstraction du nom du légendaire axe de circulation reliant les différentes villes japonaises, le Tôkaidô.

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impact. Le lien avec le divin ou le surnaturel est très important dans le Shintô, la religion nationale de l’archipel, comme nous le rappelle Jean Herbert : « Ce qui est le plus caractéristique du Shintô, c’est sans doute la conviction profonde que les Dieux (Kami), les hommes et la Nature sont en fait nés des mêmes ancêtres, et par conséquent parents »1. Les hommes sont, dans le Shintô, de descendance divine, et partagent de même une « nature de Kami », « sont en puissance des Kami au plein sens du terme, et susceptibles d’être reconnu(e)s comme tels »2. Au même titre que les innombrables Kami, la mythologie Shintô, ou même japonaise3, donne une grande importance aux

yokais, ou être surnaturels de tous genres. Sont catégorisés ainsi, par exemple, les tanukis, sortes de ratons-laveurs magiques et farceurs, les kitsunes, ou renards

polymorphes, et bien évidemment toutes les variations de fantômes (Onryo, Yurei...) qui nous intéressent ici. Contrairement aux légendes européennes qui sont clairement reconnues comme telles, le Japon vit dans une absence de distance avec ses êtres surnaturels et s’y réfère souvent. Encore aujourd’hui, de nombreuses personnes affirment au Japon avoir vu des fantômes, comme en témoignent les interviews en annexe du livre de Stephane du Mesnildot4. Nous signalons ces quelques éléments de compréhension de la culture japonaise, ou plus précisément de ses mythes et légendes, pour appuyer la proximité du public avec cette pièce, le fantôme n’apparaissant pas comme une histoire fantastique mais bien comme une réelle malédiction tout à fait envisageable dans la vie quotidienne, ou en tout cas beaucoup moins impossible que nos contes européens, notre bestiaire de vampires, loups garous et autres ogres.