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C. Une sombre présence : jeux d’ombres

2. Ombres projetées : quelques peintures d’Edvard Munch

Figure 17- MUNCH, Edvard, Le Jour d'Après (1895) [Supprimée car soumise au droit d’auteur] Observons en guise de préambule Le Jour d’Après, tableau de 1895, qui fait une référence posturale évidente aux deux versions du Cauchemar de Füssli : la jambe relevée, le bras relâché dans le vide, la posture lascive mais pourtant porteuse d’un trouble indicible. Et, prémice des œuvres que nous allons aborder dès maintenant, le tombé de cheveux, effectué ici avec un noir très profond, qui obscurcit la partie inférieure droite de la toile. Il ne manque plus que la présence sombre pour que notre représentation de la paralysie du sommeil soit entière, et c’est à nouveau celle-ci que nous allons traquer dans quelques œuvres du peintre suédois, toutes emplies de cette angoisse liée à un être qui ne devrait être là, ou plus précisément à une ombre portée qui semble s’emplir d’une vie qui lui serait propre.

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Figure 18- MUNCH, Edvard, Vampire (1883) [Supprimée car soumise au droit d’auteur]

Prenons à présent la peinture Vampire de 1883 : une femme rousse enlace un homme réfugié dans ses bras, la chevelure coulant le long de son dos. Le titre y invitant, nous pouvons voir le visage de la femme plongé dans le cou de sa victime comme un acte de vampirisme, bien évidemment. Mais c’est un autre détail qui nous intéressera : l’ombre portée en arrière-plan. Celle-ci possède le même contour que nos personnages du 1er plan, mais malgré cela, elle occupe une place importante sur la toile, si bien qu’on en oublierait presque son statut d’ombre, pour au contraire lui donner une existence propre. Et toujours, l’habituel sous-texte sexuel qui peut ici aussi se lire dans cette étreinte. Si nous ne faisons que souligner dans cette peinture la présence de cette ombre en arrière-plan, nous constaterons bien vite que les futures toiles de Munch proposent des visions bien plus précises et angoissantes de ces ombres. Ainsi : Puberté (1895), nous montre une jeune adolescente poser nue sur ce qu’on imagine être les draps d’un lit, les bras croisés devant son sexe. Partant d’elle, son ombre se déploie en arrière-plan sur toute la moitié supérieure droite de la peinture. Cette fois-ci, la silhouette de la fille n’est plus reproduite par l’ombre, elle s’autonomise et devient profondément inquiétante. Encore une fois, une première interprétation, assez évidente et appelée par le titre même de l’œuvre, donnerait à voir cette masse noire comme la « part d’ombre » de tout un chacun, ou même l’identité devenue floue suite à la puberté, âge de changements extrêmes qui amènent à questionner son propre être.

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Figure 19- MUNCH, Edvard, Puberté (1895)

L’ombre est le seul moyen de condenser une qualité du personnage à laquelle elle est attachée, et en général une qualité négative, exprimée lors d’un détachement au moins relatif entre l’ombre et le corps, comme si ce détachement de l’ombre lui permettait de prendre une charge plus forte, de manifester plus nettement sa noirceur. En même temps, l’ombre, du moment qu’elle est représentée, devient un fragment de l’image : elle acquiert donc, de l’image, le caractère double, à la fois surface plastiquement informée et représentation d’un monde imaginaire.1

Ce détachement de l’ombre du corps dont parle Aumont dans son ouvrage Le

montreur d’ombre se constate d’une manière très claire dans l’art d’Edvard Munch,

dans cette œuvre comme dans celles à venir. Le cinéma en a d’ailleurs fait un motif fantastique très efficace, souvenons-nous du début du Peter Pan (1953, Hamilton Luske et Clyde Geronimi), où le personnage éponyme pourchasse sa propre ombre avant de la coudre à nouveau à ses pieds, ou même la célèbre scène du Vampyr (1932) de Carl Theodor Dreyer, où le personnage principal est témoin dans un grenier d’une valse d’ombres, êtres individuels dénués d’un corps, ou encore cette ombre de paysan qu’on voit creuser le sol « à l’envers », la terre revenant dans sa pelle et retournant par terre.

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Figure 20- MUNCH, Edvard, La Mort de Marat (1907) [Supprimée car soumise au droit d’auteur] Même principe pour la peinture La mort de Marat (1907), dont Puberté semble avoir été le motif initial, auquel s’est ajouté le corps du révolutionnaire sur le bord gauche. Au centre droit de la toile, une jeune femme se tient debout, entièrement nue (il s’agit très probablement d’une représentation de Charlotte Corday, la meurtrière de Marat), faisant face au spectateur, regard compris. Si cette position peut rappeler celle de la jeune femme abordée précédemment – mais cette fois-ci dénuée d’une pudeur candide –, c’est bien l’ombre qu’elle provoque qui crée un lien entre les œuvres. Il est à nouveau difficile de discerner une silhouette similaire à celle de la femme au premier plan : son ombre est à nouveau une masse noire en arrière-plan, qui semble emplie de toute la violence du meurtre, de toute la noirceur que peut contenir cette femme. Toujours liée à la nudité comme offerte à nous du personnage, cette forme sombre s’autonomise à nouveau, témoin malveillant du drame qui s’est joué dans la pièce.

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S’il s’agissait jusqu’à présent de repérer des ombres portées, donc plus ou moins affiliées à un personnage (même si nous avons vu que celles-ci tendaient justement à s’en éloigner), il nous reste deux autres modalités à constater, dont la distinction est bien souvent délicate chez Munch. Prenons son Clair de Lune de 1893, qui marquera la transition, puisque l’indécision entre les trois types possibles d’ombre y est totale. Nous sommes devant une maison, vraisemblablement de nuit, comme le titre invite à le penser de même que les choix chromatiques très sombres. Une jeune femme en noir se tient debout devant une clôture blanche. Elle est entièrement vêtue de noir, si bien que son corps contraste violemment avec le blanc du bois des barreaux derrière elle. La partie supérieure de la toile étant baignée dans une nuit très sombre, seul son visage se distingue de la masse nocturne qui occupe tout le bord gauche. À nouveau, on l’aura compris, une ombre émane de la femme : elle se découpe distinctement sur la maison, partie plus claire de la toile. Cette fois-ci, l’autonomie est quasi-totale : il est presque impossible de savoir s’il s’agit d’une ombre portée de la jeune femme (mais serait-elle si importante sous un simple clair de lune ?), ou bien d’une véritable présence qui se fond dans la nuit. Nous parlions de trois motifs, de trois modalités de l’ombre dans cette sélection de peintures de Munch, les voici (selon nous) : nous avons déjà parlé de l’ombre portée des personnages visibles sur la toile, qui tendent à s’autonomiser. La seconde serait cette ombre devenue autonome, dans le sens où sa source (l’objet ou personnage éclairé qui la produirait) ne serait pas visible dans la toile. La troisième modalité serait celle d’un personnage lui-même traité comme une ombre, comme une masse noire en somme, porteuse du même sous-texte angoissant. Ici, les trois motifs se recoupent donc : la jeune femme semble créer une ombre sur la maison derrière elle. Pourtant, rien ne nous empêche de voir cette ombre comme une autre présence, comme quelqu’un qui l’observerait, s’apparentant esthétiquement à la vierge de la Pietà d’Hyppolyte Flandrin. Enfin, la femme elle-même, toute de noir, est une sorte d’ombre, de masse sombre qui n’émerge du reste de la nuit que grâce à la présence de la clôture, et du visage découvert.

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Figure 22- MUNCH, Edvard, Maison au Clair de Lune (1895) [Supprimée car soumise au droit d’auteur]

Maison au clair de lune (1895), est bien moins ambigu sur le statut de l’ombre : il

s’agit très clairement de notre seconde catégorie, une ombre dont la source ne serait pas visible à l’image. Le lieu est identique à celui de la toile précédente (au titre d’ailleurs très similaire lui aussi). On reconnaît la maison, la petite barrière qui clôt son jardin, et même la jeune femme devant celle-ci. Deux nuances toutefois : cette fois-ci, elle porte une jupe blanche, et tourne le dos au spectateur. Son ombre est pour l’occasion clairement définie, et plus de doute n’est permis ici, elle n’est pas autonome. Pourtant, un élément vient s’ajouter en la figure d’une nouvelle ombre dont la source, elle, n’est pas présente, rappelons-le. Sa forme inviterait à imaginer un homme avec un chapeau hors-cadre, en train d’observer la femme. On connait la postérité de ce motif dans le cadre du cinéma : nous parlerons très vite du Nosferatu de F.W. Murnau (1922) qui fait de l’approche d’une ombre sur une femme une de ses scènes les plus célèbres. Mais même si l’on s’en tient uniquement à la peinture elle-même, une angoisse sous-jacente à cette ombre approchant de nuit la femme est présente. Nous ne pouvons plus dans ce cas parler de « part d’ombre », d’un refoulé mis en scène par le biais d’une ombre portée qui s’autonomise : cette ombre est une présence potentiellement malveillante, elle est extérieure au personnage qu’elle vient hanter. Elle préfigure un futur dans la narration de cette toile qui n’existait pas à ce point dans les œuvres précédemment analysées : qu’adviendra-t-il de cette femme, à qui appartient cette ombre (si celle-ci est toutefois bien liée à un être humain) ? Si les ombres portées précédentes pouvaient amener à s’interroger sur la psyché et la noirceur des personnages présents dont elles émanaient, l’ombre en premier plan qui n’est attribuée à personne de visible ouvre un tout autre champ d’inquiétude, cette

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présence malveillante peut potentiellement passer à l’acte et devenir éphialtès, pour s’avancer un peu dans cette étude. Toutefois, il reste une dernière interprétation à donner à cette ombre si mystérieuse, qui serait bien plus pragmatique : il pourrait s’agir de l’ombre de l’artiste lui-même entrain de peindre son modèle, à l’image du reflet dans l’eau de Claude Monet dans sa photographie L’ombre de Monet dans l’étang des

Nymphéas (1920). Cela n’enlève d’ailleurs rien au caractère anxiogène de ladite

ombre, ni de l’aspect éminemment voyeuriste que suggère cette toile dans le regard posé sur le dos de la femme, qu’il soit celui de la source de l’ombre comme du spectateur lui-même.

Figure 23- PICASSO, Pablo, L'Ombre sur la Femme (1953) [Supprimée car soumise au droit d’auteur] Cette œuvre ne manquera pas d’évoquer la toile de Pablo Picasso L’ombre sur la

femme (1953), dont le titre résume explicitement le programme. Nous voyons donc,

dans le style cubiste propre à l’auteur, une femme nue et allongée de manière horizontale, sur laquelle se pose une ombre verticale. Les motifs habituels de la paralysie du sommeil sont bien là, tout comme le sous-texte sexuel, que souligne Victor Stoichita dans son ouvrage sur les ombres dans l’histoire de l’art :

Dans L’ombre sur la femme, un spectre semble quitter l’espace du spectateur pour entrer dans celui de l’image. Il forme une grande et menaçante verticale qui se superpose à un corps étendu. À travers les yeux invisibles de ce spectre, le spectateur viole l’intimité du repos, transforme l’intérieur de cette pièce en un scénario hautement sexualisé. Là où l’ombre touche le corps nu, il se produit une sorte d’incandescence subite, de changement dans le statut chromatique de la forme humaine. Il est intéressant de noter que ce n’est pas l’œil de l’intrus qui fait rougir la chair de la femme, mais la superposition de l’ombre (verticale et masculine) au corps (horizontal et féminin). Ce sont justement les seins, le ventre

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et le pubis qui sont comme éclairés (et c’est là le paradoxe) par celle-ci. Le tableau propose ainsi une réflexion inédite sur la tradition picturale occidentale du « nu » en tant que genre pictural. Ce que Picasso met ici en récit, dans cette œuvre constituant le premier acte d’un récit en deux temps, est le fait que le « nu » (ce que notre tradition désigne comme tel) est le résultat d’une projection, d’une activité voyeuriste, violente et radicale.1

Mais si cette ombre opère comme extension du regard du spectateur (et du peintre) lui-même, nous ne pouvons nous empêcher d’y voir à nouveau ressurgir une altérité cauchemardesque, celle justement créée par l’esprit lors de la PS. Picasso a-t-il été inspiré par la Maison au clair de lune de Munch ? Il est difficile de le dire, les positions diffèrent d’ailleurs grandement (intérieur ou extérieur, nu ou habillé). Toutefois, nous constatons que cette ombre qui pèse sur une femme (plus rarement un homme) est un véritable motif dans l’histoire des arts, une vraie survivance du cauchemar et de la paralysie du sommeil, qui va jusqu’à hanter des œuvres appartenant à des écoles très différentes (l’expressionisme ou le cubisme par exemple), que l’on imagine plus justement remettre en question leur ascendance artistique…

Figure 24- MUNCH, Edvard, Nuit à Saint-Cloud (1890) [Supprimée car soumise au droit d’auteur] Enfin, deux toiles de Munch nous amèneront à considérer une véritable hybridité entre ces deux motifs, des personnages qui ne sont plus représentés que comme des ombres totalement autonomisées. Ainsi, Nuit à Saint-Cloud (1890), nous présente un homme assis sur un banc ou un canapé, revêtu d’un haut-de-forme (qui ne manquera pas d’évoquer celui qui se distingue de l’ombre de Maison au clair de lune), observant

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la nuit à l’extérieur par une fenêtre. Mises à part la fenêtre et la lumière qui en émane, découpant un rectangle au sol, tout est plongé dans une obscurité très importante, dont notre homme n’émerge que grâce à sa tête qui s’avance dans le cadre de la fenêtre. L’ombre cette fois-ci, se personnifie réellement, elle n’est plus liée à un personnage, qu’il soit dans le cadre ou hors-champ : elle est ce personnage, ou plutôt, celui-ci n’est plus que sa propre ombre, une figure sombre et menaçante. Mais pourtant, un élément distingue cette toile de notre corpus Munchien : cette ombre n’observe pas une autre personne, elle ne vient pas hanter le cadre. Il faudra attendre Deux personnes, les

solitaires (1899) pour qu’un personnage vienne à nouveau inquiéter la scène, et surtout

une autre personne, féminine dans ce cas. Dans cette variation déjà maintes fois travaillée par Munch, nous voyons un homme et une femme observer ce qu’on imagine être un lac ou la mer. La moitié supérieure du cadre est donc d’un bleu uni, alors que la moitié inférieure, le sol, est composée d’un noir bleuté, strié de marques blanches, appuyant probablement quelques reliefs ou rochers. Les deux personnes en question sont une jeune femme aux cheveux roux et habillée de blanc, et un homme situé un peu en arrière, sur sa droite. C’est à nouveau celui-ci qui va nous intéresser, puisqu’il est uniformément représenté avec la même couleur que le sol, et seul un liseré blanc permet d’en dessiner le contour. Cet homme appartient donc aux ombres, à la noirceur ambiante dont il semble émerger et à laquelle il se mêle. Ce qui nous ramène ici directement à nos figures de la paralysie du sommeil, c’est que ce personnage sombre est dans le même espace que la jeune femme, comme nos autres représentations et à l’inverse de la Nuit à Saint-Cloud. Cette présence, si elle fait référence à d’autres essais et toiles de Munch qui ne font pas appel à cette esthétique, devient ici menaçante par sa noirceur, si bien que la femme semble submergée par l’ombre qui occupe plus de la moitié de la peinture, personnifiée dans cet homme à côté d’elle.

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Comme nous l’avons constaté à travers ces exemples épars, de nombreux artistes ont travaillé dans l’art pictural une esthétique, une figure de la paralysie du sommeil, tout du moins figuralement. Il est d’ailleurs intéressant de constater la survivance de ce motif à travers les différents styles, provenant d’époques et d’écoles différentes, mais toujours travaillé par les mêmes énergies, la même malveillance de cette tache sombre qui vient inquiéter la toile. Il faudra à présent voir comment cette figure continue de se manifester au sein du 7ème art (ce que nous avons déjà commencé à faire précédemment), comment les images animées ajoutent un nouveau niveau de lecture et de nouvelles modalités de cette manifestation de la PS, et ainsi montrer la pérennité de cet être déjà là, qui se contente d’observer sa victime, ou devrions nous dire sa future victime pour préfigurer notre deuxième partie…