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B. Un être « juste là »

3. Le cauchemar de Marnie

Prenons un film bien éloigné des différents exemples que nous avons pu déployer jusqu’à présent : Pas de Printemps pour Marnie (Marnie) réalisé en 1964 par Alfred Hitchcock. Point de fantômes ici, et il ne s’agit même pas à proprement parler d’un film d’horreur. Ce film, assez particulier dans la filmographie de son auteur, pourrait se catégoriser comme « drame psychologique », terme passe partout servant généralement à classifier des films justement inclassables. Il serait pourtant assez judicieux ici, puisqu’il est emblématique du grand intérêt d’Hitchcock pour la

1 DIDI-HUBERMAN, Georges. L’image survivante: histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby

Warburg. Paris : Les Éditions de Minuit, 2007, p. 39.

2 Ibid., p. 88.

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psychanalyse et les théories de Freud en général, qui constitueront une véritable enquête dans le film. Ainsi, on suivra durant quelques cent trente minutes le personnage de Mark Rutland essayant tant bien que mal de comprendre la cause du traumatisme de Marnie, cleptomane compulsive sujette à de violentes crises de nerfs lors des orages ou face à la couleur rouge. Rutland décide au début du film de l’engager, tout en ayant des doutes sur son identité : elle est en effet la même personne qui a volé par le passé un de ses partenaires commerciaux. Il tombe bien vite amoureux d’elle, et décide de couvrir ses méfaits en remboursant ses victimes, puis en débutant avec elle un véritable parcours psychanalytique de façon à mettre à la lumière du jour l’événement traumatique qui altéra sa personnalité à jamais. L’enquête, si chère à Hitchcock, n’est pas ici matérielle, l’argent volé du film n’est qu’un leurre, un hareng

rouge1, similaire en cela à celui de Psycho (1960, Hitchcock). C’est bien l’étude des différentes réactions de Marnie et la recherche de son passé qui constituent le nœud de l’intrigue, jusqu’à la révélation finale qui vient traditionnellement expliquer les images vues précédemment. La psychologie des personnages, on s’en doute bien, occupe une part majeure et essentielle dans ce long-métrage, que ce soit celle de Marnie, mais aussi plus étonnement celle de Mark, incarné par Sean Connery, personnage manipulateur, extrêmement dominateur et très ambigu vis-à-vis de sa conquête (on pense à la scène de la « nuit de noce » dans le bateau de croisière, véritable viol de Marnie, revendication de son « droit à la posséder » d’un personnage aristocrate). Mais nous ne nous intéresserons ici qu’à une scène en particulier, qui comporte justement une figure sombre.

Il s’agit éloquemment d’une scène de cauchemar située à environ quinze minutes du début du film, dont la réalité est bien difficile à déterminer, nous allons le voir. La séquence s’ouvre sur la tringle d’un rideau qui vient heurter, sous l’effet du vent, la vitre à côté de la table de nuit de Marnie. Celle-ci vient passer la nuit chez sa mère suite à un vol accompli avec succès. Son sommeil est agité : elle se débat, et dit refuser de se lever à cause du froid. Sa mère est là, sur le pas de la porte, et lui demande de se réveiller. Celle-ci lui indique qu’elle rêve, et qu’elle doit se laver à présent les mains, le dîner étant servi. Marnie lui indique avoir fait à nouveau son cauchemar d’enfance, les trois coups tapés contre le mur, et lui avoue avoir une impression de froid lorsque sa mère entre dans la pièce. Celle-ci lui répond froidement2 de se lever, et sort de la

1 Terme utilisé pour désigner un élément d’intrigue qui semble à première vue central, mais qui s’avère n’être qu’un leurre pour détourner le regard du spectateur d’un retournement de situation final inattendu.

2 On peut y voir un jeu d’esprit très intéressant d’Hitchcock, qui lie la sensation de froid liée au personnage de la mère de Marnie à sa façon de parler, justement glaciale et distante.

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pièce avant de descendre l’escalier, très lentement. Ses pas semblent redoubler les coups de la tringle, et les coups dont parlait Marnie.

Figure 9- HITCHCOCK, Alfred, Pas de Printemps pour Marnie (1964) [Supprimée car soumise au droit d’auteur]

Nous sommes habitués aux séquences nocturnes à présent, et celle-ci ne détonne pas, d’autant plus qu’elle a une signification très particulière dans le film : tous les éléments du traumatisme d’enfance de Marnie y sont présentés de manière subtile, sans bien sûr que le spectateur ne les comprenne pour l’instant. Une deuxième scène similaire, cette fois-ci dans la maison de la famille Rutland, permettra de donner les derniers éléments : on veut la tirer du lit, des gens (« eux ») ont des intentions malveillantes envers sa mère, et une impression de froid l’enveloppe. Et une présence dans la pièce, cette fois-ci celle de Mark. L’explication est logique, il faudra attendre la fin du film pour que ces différents indices soient expliqués lorsque Marnie se souviendra enfin de cette nuit traumatique, que sa mère lui cacha une vie durant. Mark décide en effet d’amener sa femme à Baltimore, dans sa maison natale pour comprendre sa névrose. Après une confrontation violente avec sa mère Bernice, Marnie fait à nouveau une crise (en grande partie due à l’orage à l’extérieur), crise qu’appuie Mark en tapant trois coups sur le mur à côté du visage de sa compagne, cherchant ainsi à forcer le souvenir. Et dès lors, tous les éléments deviennent limpides lors d’un flash-back. Marnie était alors enfant, endormie dans un petit lit, dans une

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pièce donnant sur le salon. Quelqu’un toque à la porte (trois fois, c’est le premier élément), Bernice va ouvrir. On comprend bien vite que celle-ci se prostituait pour subvenir à ses besoins, et couchait avec des marins de passage. Elle va alors réveiller Marnie, et la tire du lit pour la faire dormir sur le canapé (deuxième élément du cauchemar, le réveil et le froid), pendant qu’elle se rend avec son client sur le lit de Marnie. Mais la petite fille appelle sa mère, terrifiée par l’orage (troisième élément) qui frappe la maison. C’est pourtant le marin qui vient vers elle, et se rapproche un peu trop explicitement de la fillette. La mère se bat alors avec lui, et lui ordonne de quitter la maison. Le marin se défend et pousse violemment celle-ci. Bernice s’empare alors d’un tisonnier, et frappe le marin sur le crâne, qui s’effondre sur elle, lui cassant la jambe. Marnie se lève pour aider sa mère, et frappe violement le marin avec le tisonnier (deuxième signification des coups sur le mur), jusqu’à ce que celui-ci meurt, en saignant abondamment (la couleur rouge qui terrorise depuis l’héroïne). On le constate, tout s’explicite dans ce rêve, notamment la frigidité maladive de Marnie qui interdit le moindre contact physique à tout homme, et sa cleptomanie comme moyen de subvenir à ses besoins et surtout de transmettre l’argent à sa mère, dans l’espoir inconscient qu’elle ne monnaye plus des relations sexuelles.

Voici donc la « révélation » du film, qui vient éclaircir toutes les questions disséminées par Hitchcock au long de son film. Mais, on le sait bien maintenant, « une image se montre toujours deux fois »1. Car derrière l’évidence de cette explication, sa surface donc, se cache bien évidemment quelques fantômes, dans le sous-sol de l’image pour reprendre la métaphore de Lyotard. Hitchcock réserve en effet à Bernice un traitement visuel très particulier lors de la première scène de cauchemar : elle n’est pas détaillée, elle reste entièrement recouverte d’ombre, et apparaît ainsi comme une silhouette sombre, déjà là dans la pièce lors du rêve de Marnie. Fait-elle partie de ce cauchemar, ou est-elle réelle ? Il est difficile de répondre à cette question, puisque la narration nous la donne pour réelle (l’invitation à manger, la descente des escaliers vers la salle à manger justement), tandis que l’esthétique nous propose le contraire (l’apparence sombre, la voix blanche du personnage…). La même question se posera lors de la deuxième séquence cauchemardesque, qui entre directement en écho avec celle-ci : on voit cette fois-ci à son début une main frapper la vitre à côté du lit de Marnie, depuis l’extérieur. Ce geste semblerait clairement irréel, serait une sorte de représentation visuelle du cauchemar au sein même de l’image : « Nous la voyons

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dormir, et nous voyons en même temps ce qu’elle voit dans son sommeil »1 nous disait Starobinsky du tableau de Füssli. Pourtant, le spectateur peut toujours imaginer qu’il s’agirait de la main perverse de Mark, décidé à déclencher une crise qui lui permettrait de mieux comprendre le traumatisme de sa femme. Celui-ci intervient d’ailleurs très vite, en pénétrant la pièce de façon à réveiller Marnie de son cauchemar. Il est baigné de la même obscurité, et partage les attributs fantomatiques de Bernice dans le premier rêve. Mais, et c’est toute la nuance de cette scène, il s’avance vers sa femme et quitte l’ombre, retrouve son apparence habituelle, là où la mère quittait la pièce d’une démarche presque trop lente et surtout sans que jamais l’on ne distingue son visage.

Bernice est donc représentée par Hitchcock comme cet être déjà là, qui vient hanter les nuits de Marnie. Alors qu’elle devrait être narrativement l’instance qui la tire de ses rêves angoissants, il n’en est rien et elle devient (ou est) une part de ce cauchemar. Elle partage les attributs des apparitions de la PS de manière éloquente : elle se situe dans la pièce, et observe l’endormie, d’une manière menaçante, que ce soit par son absence d’intervention physique alors que Marnie se débat contre son rêve, ou sa voix blanche potentiellement effrayante en soi. Il n’est pas étonnant de voir Hitchcock donner à cette femme qui occupe une place cruciale dans le traumatisme de sa fille une telle apparence dans son cauchemar. N’oublions pas que Marnie entretient des relations houleuses avec elle, et est d’une jalousie maladive vis-à-vis d’une petite fille qui vient parfois rendre visite à sa mère. Elle avoue penser que celle-ci ne l’a jamais aimée, et ne parvient pas à comprendre pourquoi, à cause de cette scène primitive refoulée. Une telle distance s’est donc installée entre les personnages que Bernice apparaît comme un fantôme à sa fille, comme un être malfaisant, ou en tout cas

étranger. Comprenons ce terme, souvent utilisé par les patients pour désigner leurs

hallucinations visuelles lors de PS, comme une entité qui n’a pas sa place dans l’environnement présent, qui serait déjà là mais qui ne devrait justement pas être là. Et quoi de plus étrangement inquiétant, qu’une figure aussi familière et intime que sa propre mère qui devient porteuse d’une angoisse indicible, qui plus est liée à un traumatisme profond ? Or, nous pourrions croire que cette angoisse attachée à Bernice dans cette scène est liée au cauchemar et au fait qu’il s’agit potentiellement d’une hallucination, mais il n’en est rien. Marnie entretient une relation chaotique avec sa mère, nous l’avons constaté, et l’angoisse liée à celle-ci ne fait que se synthétiser de

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manière visuelle dans cette scène, elle reste présente de manière inconsciente dans toutes leurs rencontres.

Ces deux exemples, tirés d’un film britannique d’inspiration gothique et d’un film américain baigné des textes de Sigmund Freud, peuvent nous donner à voir ces êtres

déjà là, ce choix esthétique très particulier, que nous avons déjà pu relever, dans des

modalités différentes toutefois, dans les différentes versions de Yotsuya Kaidan. Et bien d’autres suivront, principalement au Japon. Pourtant, nous allons opérer un léger détour par les arts visuels, qui, sans aucunement nous éloigner de notre sujet, nous montrera sa généalogie iconographique, très riche.

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