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C. Stupéfaction du spectateur et paralysie du sommeil

2. La paralysie du sommeil comme outil d’analyse esthétique

Un lien très fort, esthétique et thématique unit les œuvres littéraires citées dans le chapitre précédent et la séquence choisie de Ju-Rei dans le corpus du cinéma japonais d’horreur contemporain. Une certaine omniprésence du cauchemar, de son atmosphère et de ses symptômes. Qu’en retiendrons-nous ? Rappelons ici ce que nous avons abordé précédemment pour bien garder à l’esprit les caractéristiques qui ne quitteront jamais cette recherche. Retenons des constantes, qui, même si elles changent d’un texte à l’autre dans des variations plus ou moins importantes, gardent les mêmes bases, les mêmes principes cauchemardesques. Le premier élément est un corps endormi, plus ou moins paralysé, et plus ou moins conscient de la situation dans laquelle il se trouve. Insistons dès lors sur le terme de paralysie, parce qu’il occupera une importance capitale dans cette recherche, même si celle-ci se présente encore une fois dans des formes assez variées. Le deuxième élément important est cette impression de présence, qui prend elle aussi des atours différents, mais toujours décrite comme anthropomorphe, qu’il s’agisse d’un fantôme, d’un vampire ou d’un être humain malveillant. Enfin, la sensation de poids sur la poitrine est la dernière composante de ce trio cauchemardesque, à laquelle nous adjoindrons les troubles vestibulaires-moteurs (hallucinations kinesthésiques de chute, d’ascension, de glissement etc.) pour élargir la catégorie à toutes les sensations corporelles et non plus à une seule, et de même correspondre à la classification de Cheyne évoquée précédemment. Ces trois motifs esthétiques vont guider cette recherche, en ce qu’ils sont liés à la paralysie du sommeil. Mais une première question tout d’abord : pourquoi avoir choisi un film japonais pour ouvrir ces pages ? Si nous avons choisi de commencer par parler très succinctement de Ju-Rei, c’est bien parce que comme d’autres films de son mouvement, il synthétise les différents motifs évoqués, et nous semble par conséquent un des plus intéressants pour questionner la place du spectateur, et sa stupéfaction face

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au film. C’est pour les mêmes raisons que nous nous attarderons plus loin sur la saga

Ju-On notamment.

La stupéfaction est, bien entendu, l’état de corps principal qui nous intéressera ici, qu’il soit celui des personnages tout comme du spectateur dans la salle de cinéma. On l’aura compris à la vue de cette première analyse, le film de fantôme est peut-être le cinéma qui a le plus questionné cette stupéfaction, en a analysé les fondations, les effets pour créer des états de corps d’une grande violence chez le spectateur. Pourtant, les films eux-mêmes sont bien moins violents que d’autres films ou genre d’horreur, comme le slasher par exemple, film où un groupe (généralement adolescent) se trouve traqué par un être surnaturel ou non qui les assassine violemment les uns après les autres. Nous parlons de film de fantôme, en sous-entendant ici film de fantôme japonais. Néanmoins, nous n’hésiterons jamais à quitter l’archipel pour ouvrir le corpus à d’autres types de films de fantôme plus occidentaux (même s’ils sont souvent liés esthétiquement aux œuvres nippones), et bien évidemment à d’autres genres de films. Pour revenir aux films de fantôme japonais, leur rythme très singulier (en ce qu’ils développent leur propre théorie de la peur) invite à une stupéfaction du spectateur que ce dernier ne ressentirait pas forcément devant des effets traditionnels du film d’horreur moderne, le sursaut (effet éloquemment nommé jump-scare en anglais) en tête de liste, mais nous aurons l’occasion d’y revenir.

Loin de nous l’idée de sous-entendre qu’il n’y a que le cinéma japonais, et encore, une part infime de celui-ci qui traite de façon précise de la stupéfaction. De nombreuses autres filmographies à travers le monde et l’histoire du cinéma visent ce même effet et par des moyens différents, ce qui ne manquera pas de nous intéresser. Certes, une grande partie de notre recherche gravitera autour du cinéma japonais, qu’il soit classique (années cinquante et soixante) ou contemporain. Deux fantômes en particulier nous suivront un certain temps en ce qu’ils ont généré à eux seuls une filmographie aussi importante par leur taille que leur qualité formelle : Oiwa, célèbre personnage de la pièce de théâtre Kabuki Tôkaido Yotsuya Kaidan, et Yuki-Onna, femme des neiges de légendes ancestrales dont l’héritage filmographique, tout comme vidéo-ludique depuis quelques années est patent. Nous nous risquerons plus loin à quelques tentatives d’explications socio-historiques, mais nous pouvons d’ores et déjà remarquer que les réalisateurs nippons, sans même pour l’instant donner de raisons concrètes, sont attirés par cette sensation très particulière, et la théorisent dans de multiples films, relevant du genre horrifique ou non. Nous ne manquerons toutefois pas d’étendre le corpus à travers le monde et l’histoire du cinéma, à travers ce qu’on

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pourrait imaginer comme une sorte d’atlas mnémosyne de la stupéfaction au cinéma, selon la proposition d’Aby Warburg. Certes sans avoir en aucun cas la prétention de vouloir proposer une œuvre aussi vaste ; cet atlas est centré sur la question de la PS principalement, et ne proposera donc pas une richesse similaire à celle offerte par l’iconologue allemand. L’ambition est en effet de taille, et nous ne pourrons bien évidemment en aucun cas être exhaustif tant ce motif a connu une grande postérité, mais surtout tant celui-ci parvient à se métamorphoser selon les réalisateurs, et ainsi être parfois compris dans des modalités totalement novatrices et opposées à d’autres, pour un effet pourtant similaire. On comprend mieux alors la modestie qui nous poussera à ne nous intéresser qu’à quelques-unes de ces stupéfactions, en en omettant (parfois à regret) d’autres, parce qu’elles seraient moins précises ou redondantes dans le cadre de cette étude, ou d’ailleurs simplement parce qu’il serait impossible de voir

tous les films traitant de près ou de loin ce sujet, et qu’une grande partie ne nous est

tout simplement pas encore connue. Notre voyage dans la stupéfaction passera par de nombreux exemples : la série des Ju-On réalisée entre 2000 et 2004 par Shimizu Takashi, et qui connut un grand nombre de formats (téléfilm, vidéo, cinéma, jeu vidéo…) et d’adaptations (des remakes hollywoodiens tout comme un reboot, un nouveau départ reprenant la mythologie à partir de 2014) notamment, en ce qu’elle fut à l’origine de cette recherche, mais aussi Les Innocents (1964, Jack Clayton),

Nosferatu (1922, Friedrich Wilhelm Murnau), Pas de Printemps pour Marnie (1964,

Alfred Hitchcock), Orange Mécanique (1968, Stanley Kubrick) et bien d’autres encore… Tous ces films entretiennent une certaine relation avec la PS et par extension la stupéfaction, qu’elle soit traitée de manière narrative ou qu’elle vise le spectateur.

Car, nous l’aurons bien compris, ce trouble du sommeil sera un outil essentiel pour analyser les images qui parsèment notre vaste corpus, ou ne serait-ce que pour les comprendre. Car si les éléments que nous verrons sans cesse revenir sont communs à un grand nombre de films d’horreur (la tétanie, la présence menaçante…), ils ne sont que la face visible d’un iceberg dont il faut prendre en compte la face immergée pour mieux comprendre cette stupéfaction que travaillent les films. S’il y a un réel intérêt à voir les similitudes (ou devrions-nous nous risquer à dire les inspirations1) entre ces

1 La majorité de ces écrits dont nous parlons ici sont sur internet, et oscillent entre deux grandes modalités : les récits d’expériences personnelles, plus ou moins romancées, et les explications qui s’opposent aux écrits des scientifiques. Ce qui est très intéressant, en tout cas concernant des récits personnels (sur un forum par exemple), c’est que ceux-ci ressemblent à s’y méprendre à certaines scènes des films de notre corpus. La question subsiste alors, si nous validons toutefois l’authenticité de ces témoignages : les films ont-ils été inspirés par ces récits et par la paralysie du sommeil en général, ou

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récits, témoignages, tentatives d’explications non-rationnelles et les objets analysés dans notre recherche, nous ne leur accorderons que peu d’importance, et encore, à valeur d’exemple, puisque même si la paralysie du sommeil reste méconnue, elle n’en est pas moins documentée et aujourd’hui parfaitement comprise par les neurologues, ce qui rend le récent film de Rodney Asher The Nightmare parfaitement obsolète, sinon manipulateur et complotiste, nous aurons l’occasion d’y revenir plus en détail. À partir de ces explications cliniques, mais surtout des symptômes observés, nous proposerons d’utiliser la paralysie du sommeil comme un nouvel outil d’analyse esthétique, s’inscrivant dans les théories visant à rapprocher rêve et cinéma dont Christian Metz, Jean-Louis Baudry ou encore Jean Mitry ont écrit les ouvrages les plus remarquables.

Une seconde difficulté à envisager la stupéfaction au cinéma serait que celle-ci n’est pas forcément liée à la paralysie du sommeil, cela va de soi. À de rares exceptions près, nous choisirons de nous en tenir à ce type précis de stupéfaction, en ce qu’il est peut-être le plus concret, le plus visuel et le plus efficace vis-à-vis du corps du spectateur. Ce choix se fait à regret, mais il nous permettra d’éviter de nous disperser au risque de nous égarer dans des corpus trop différents. Nous invitons toutefois le lecteur à garder à l’esprit que l’état de corps nommé stupéfaction n’est pas compris uniquement dans les modalités que nous décrivons, et qu’il possède d’autres possibilités d’apparitions et de mise en place. La PS est juste le moyen le plus simple et visuel pour parler de cet état de corps très particulier et complexe, et c’est pourquoi nous le privilégions ici. Il nous reviendra alors d’analyser la création de cette stupéfaction, les moyens esthétiques déployés par les réalisateurs(trices) pour parvenir à cet état de corps, et ainsi dresser petit à petit cet atlas de la stupéfaction au cinéma, qui ne sera jamais conclu de manière exhaustive, rappelons-le, mais c’est là aussi toute sa beauté : « quant à sa fin, elle est souvent renvoyée à la survenue d’une nouvelle contrée, d’une nouvelle zone du savoir à explorer, en sorte qu’un atlas ne possède presque jamais une forme que l’on pourrait dire définitive »1.

bien est-ce l’inverse, et l’imaginaire des personnes les rapportant a-t-il été marqué par la vision desdits films ? Nous le verrons, il est très difficile de répondre à cette question. Toutefois, il faut reconnaître que la plupart des lectures sur ce genre de sites nous semble relever de l’affabulation, et que les personnes s’inscrivent bien plus dans une logique de creepy pasta, ces histoires d’horreur qui parsèment internet et se modulent au fur et à mesure de leur diffusion, que dans un témoignage véritable d’un trouble vécu.

1 DIDI-HUBERMAN, Georges. L’oeil de l’histoire. 3, Atlas ou le gai savoir inquiet. Paris : Les Éditions de Minuit, 2011, p. 11 (édition numérique).

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Souvenons-nous des trois motifs du tableau de Füssli : la jument, l’incube et la dormeuse. Ces trois modalités de la PS formeront autant de parties de notre recherche. Nous nous intéresserons donc dans un premier temps à la question de la présence menaçante, premier type d’hallucination du trouble, et qui a connu une postérité impressionnante, que ce soit au cinéma comme dans la peinture. Si Tôkaidô Yotsuya

Kaidan ouvre cette partie, bien d’autres fantômes la peupleront, et nous ne manquerons

pas de faire une brève escale par l’histoire de l’art pour alimenter notre propos, principalement à travers les toiles d’Edvard Munch. Nous conclurons cette première approche de la PS par une approche cette fois plus sociologique, pour découvrir à quel point les comportements sociaux actuels ont pu contaminer le cinéma et leur relation avec la PS. La seconde partie de cette recherche concernera plus directement la figure de l’incube, et sera plus psychanalytique. Pour la première fois, nous verrons que le trouble viendra modifier l’esthétique même des films et devenir une forme d’écriture filmique, de manière très probablement inconsciente. Enfin, la dernière partie de cette recherche sera consacrée à la dormeuse. Ce sera pour nous l’occasion de nous intéresser aux états de corps associés à la stupéfaction, et de questionner le corps du spectateur face aux films, dans les relations d’identification et d’empathie qu’il entretient avec les personnages, puis à travers la tétanie dans un certain cinéma de la contrainte physique. Enfin, nous conclurons cette partie en ouvrant le corpus à un nouveau type de films expérimentaux, et quitterons succinctement la PS pour découvrir d’autres possibilités d’approche de la stupéfaction par le cinéma.

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I. La jument derrière les tentures : un être menaçant