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A. Devenir-fantôme : le spectre d’Oiwa

3. Créature de l’ombre

Les attributs morbides que nous venons de voir sont communs à la représentation d’Oiwa au théâtre kabuki comme au cinéma. Mais les éléments les plus impressionnants du devenir-fantôme se situent dans la mise en scène et sont donc exclusifs aux adaptations cinématographiques de la pièce. Nous pensons ici précisément au jeu constant sur les ombres dans lesquelles séjourne Oiwa. Les différents réalisateurs choisissent presque tous la solution de l’obscurité ambiante pour cacher son visage. Cela permet de plus un important effet de suspense, le public n’attendant que la révélation de sa face tuméfiée… En agissant ainsi, la mise en scène

1 Cf. LEVINE, Edna S. et GREEN, William. THE COSMETIC MYSTIQUE OF OLD JAPAN.

Impressions [en ligne]. 1980, no 4. [Consulté le 13 octobre 2018]. Disponible à l’adresse :

https://www.jstor.org/stable/42597595. Par exemple : « Pour les classes favorisées, le plus basique impératif dans la palette cosmétique était un blanc morne et morbide (stark, dead white). Il y avait un certain nombre de raisons à ça. Y-a-t-il quelque chose de plus efficace qu’une couche de blanc pour atténuer les ombres (blotting out shadows) et applanir le visage sur lequel l’on peint les attributs accordés aux goûts du propriétaire ? Une généreuse couche de blanc donnait aussi une visibilité plus précise aux visages qui étaient généralement assombris à par les lumières tamisées des maisons Japonaises. Mais surtout, le blanc symbolisait un être d’une classe supérieure (a superior class of being), une personne qui n’avaient pas à peiner (did not have to toil) sous les rayons du soleil. Le blanc était un signe de haute caste sociale, d’un luxe dorloté constamment protégé des aspects les plus durs de la vie (harsher facts of life). »

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en fait une créature de l’ombre, dont a été ôtée une grande part d’humanité, comme nous allons le voir à présent. Représentation qui ne manquera pas de faire revenir à l’esprit notre corpus littéraire d’introduction, et bien sûr les représentations picturales de la paralysie du sommeil.

Le premier film que nous analyserons, le Yotsuya Kaidan de Kinoshita Keisuke (1949) est paradoxalement assez éloigné de l’histoire d’origine de Tsuruya Namboku, si bien qu’il ne s’agit pas d’un film fantastique ; les très rares apparitions d’Oiwa n’étant dans celui-ci que des représentations visuelles des remords d’Iemon suite à la mort de sa femme. Dans cette version, c’est Naosuke, fugitif récemment évadé de prison et compagnon d’Iemon, qui imagine et met en œuvre un plan pour marier le rônin à Itô Oume, et ainsi pouvoir le faire chanter par la suite pour récupérer l’argent de la famille. Oiwa se brûle le visage accidentellement lors d’une dispute avec Iemon, et Naosuke remet à celui-ci un onguent pour soigner la blessure, qui est en fait un poison, défigurant Oiwa de manière à pousser son mari à la quitter et rejoindre la famille Itô. Il révèlera d’ailleurs immédiatement ce plan dans un bar pendant que Takuetsu (le masseur venu rendre visite) est avec Oiwa. Un plan très étroit, dont la seule partie visible est son centre, nous le montre en train de manger. Il s’inquiète des gémissements d’Oiwa, dont nous voyons la silhouette se relever dans l’ombre du premier plan. Elle passe alors sa tête à travers la tenture, et Takuetsu constate la cicatrice qu’a laissé le poison et comprend bien vite ce qu’il s’est passé. Le spectateur ne voit toujours pas le visage, tout passe donc par celui du masseur terrifié. Il est à genoux et évite à tout prix de regarder la victime. La représentation d’Oiwa est l’élément le plus intéressant ici : alors qu’elle était filmée comme n’importe quel autre personnage jusqu’à présent, elle ne forme qu’une silhouette très sombre, visible uniquement lorsqu’elle bouge et par sa voix, son corps se mêlant avec l’obscurité qui entoure le centre du plan. En somme, il nous semble que Kinoshita refuse à Oiwa le statut d’être humain dans ce plan, et la place d’ores et déjà dans le monde des morts, et plus précisément des spectres. Nous l’avons dit, cette mise en scène est d’autant plus paradoxale dans la totalité du film qui ne relève absolument pas du fantastique, à l’opposé des autres films que nous allons analyser après celui-ci. Pourtant, ce choix de cadrage lorgne vers le surnaturel, le fantomatique, et indique clairement la place « entre deux mondes » qu’occupe ponctuellement Oiwa. Et ce n’est que la première étape, c’est le cadrage seul qui donne cette impression : ses cheveux sont encore parfaitement coiffés, et ses mouvements sont encore ceux d’une femme, certes meurtrie, mais encore humaine.

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Figure 5- KINOSHITA, Keisuke, Yotsuya Kaidan (1949) [Supprimée car soumise au droit d’auteur] À nouveau, quelques plans plus loin, lorsqu’Iemon vient justement constater l’effet du poison, Oiwa est filmée recroquevillée dans l’obscurité au début du plan, forme sombre inhumaine. Et un bref passage dans la lumière n’y fera rien, ce corps meurtri est à nouveau vite dans l’ombre. Enfin, lorsqu’Iemon lui demande de lui montrer la blessure, Oiwa se relève d’une manière extrêmement lente, menaçante même, avant de brusquement se retourner, comme le ferait à juste titre un fantôme dans le cinéma de fantôme japonais. C’est à ce moment seulement que le public, en même temps que le mari, découvre l’ampleur de la défiguration d’Oiwa, largement suggérée et mise en attente par la mise en scène de Kinoshita. Ce visage de monstre ne manque pas d’horrifier Iemon, qui demeure pourtant, au contraire d’autres versions où sa répulsion est telle qu’il s’enfuit. Il ne peut pourtant maintenir le regard sur ce qui a été le visage de sa femme, et dont il sait, bien que mentant à celle-ci, que sa déformation n’est pas passagère et qu’elle ne se résorbera pas. Quelques plans plus loin, la transformation métaphorique d’Oiwa en spectre est encore plus importante : lorsque son mari lui tend un bol de thé, seule sa voix est audible, une apparition visuelle dans le cadre lui étant refusée, tout autant que le regard d’Iemon, tourmenté par le caractère monstrueux qu’a pris son épouse ainsi que par son propre acte. La présence physique de celle-ci est donc de moins en moins assurée dans cette scène, et c’est bien en partant de ce constat que

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nous pouvons parler de transition métaphorique vers un état de fantôme, ou donc de devenir-fantôme.

L’étape finale dans l’attitude de spectre adoptée par Oiwa suite à son empoisonnement viendra un peu plus loin à nouveau : Iemon est sorti de la maison, rejoint par Naosuke. Il explique à ce dernier qu’Oiwa a pris l’onguent et en souffre. Un cri interrompt leur conversation. Dans le même plan, suite à un panoramique vers l’ouverture sur la maison, Oiwa rampe, jaillit douloureusement de sous la moustiquaire, les cheveux couvrant son visage. Elle empoigne le cadre de la porte et se redresse tant bien que mal, découvrant son visage tuméfié. Ces mouvements sont exécutés de manière saccadée, presque arachnéenne, à l’opposé de toute la tradition du théâtre japonais (en ce qui concerne les personnages « normaux » en tout cas) qui vise justement une fluidité de tous les instants, une grâce dans les déplacements. Une fois debout, Oiwa tombe alors à la renverse contre la moustiquaire qui cède, et finit sur son tatami, allongée sur le dos. Elle ne sera plus filmée, une scène plus loin, que comme une forme de tissu mouvante sur le sol, cadavre vite porté par un de ses seuls compagnons qui, après avoir subi un coup de sabre d’Iemon, la porte jusque dehors, où il meurt avec elle, « enfin réunis ». Ainsi donc, avant même d’être narrativement un fantôme, Oiwa est déjà morte figuralement. Elle est filmée de la même manière que serait filmé un spectre et provoque le même effet sur Iemon, et à plus forte raison sur le spectateur. Les effets d’ombrage gagnent de même en importance avec le noir et blanc et le grain de la pellicule, qui fond littéralement Oiwa dans la pénombre de la pièce.

Proposons à présent un détour qui contribuera à expliciter le caractère si inquiétant que peut prendre ce devenir fantôme, peut-être même bien plus inquiétant que les apparitions du spectre elles-mêmes, puisque le statut du personnage d’Oiwa à ce moment précis des films est flou, et difficilement distinguable, à l’opposé du fantôme, beaucoup plus précis et dont les codes visuels sont connus et compris du public.