• Aucun résultat trouvé

A. Devenir-fantôme : le spectre d’Oiwa

2. Devenir fantôme

Il aurait été alors difficile pour le cinéma japonais, on l’imagine bien, de faire abstraction de ses théâtres nationaux, que ce soit dans son style aussi bien que dans ses histoires. Nous avons précédemment rappelé les liens qui unissent ces deux arts dès les premiers temps de l’arrivée du cinématographe sur le sol japonais, intéressons-nous à présent plus concrètement à quelques adaptations cinématographiques de Tôkaidô

Yotsuya Kaidan, et plus précisément à une des seules scènes qui revient à travers

ceux-ci, quand bien même les scénarios sont plus ou moins différents de la pièce de Tsuruya

1 HERBERT, Jean. Aux sources du Japon: le shinto. Paris : Albin Michel, 1964, p. 17.

2 Ibid., p. 17.

3 Distinction faite par nécessité, l’imaginaire japonais ayant été très largement influencé par le bouddhisme et les mythologies d’Asie continentale, venant alors s’ajouter aux mythes shintoïstes primitifs.

50

Namboku : la fameuse scène précédant la mort d’Oiwa, lorsque celle-ci est défigurée par le poison et arrache ses cheveux en voulant se peigner. Au vu de la stupéfaction que nous avons décrite et analysée avec la pièce originelle, il peut sembler étrange d’analyser en détail une scène, non pas de possession ou de hantise stupéfiant les personnages alentour mais une scène, certes violente et tragique, aucunement fantastique à ce moment de l’histoire. Pourtant, un point précis nous intéresse ici, que nous nommerons le devenir-fantôme : si le personnage d’Oiwa dans cette scène n’est pas encore le fantôme revenant tourmenter Iemon qu’il sera par la suite, il possède déjà, à partir de ce moment précis, des attributs des spectres japonais alors même qu’elle est encore vivante. Et il se produit quelque chose de l’ordre du paradoxe chez le public : il voit un personnage vivant, mais à l’attitude angoissante, voire stupéfiante, en ce qu’elle ramène à l’imaginaire des fantômes… Ce qui est intéressant dans les adaptations cinématographiques de cette scène en particulier, c’est qu’elles font largement abstraction des dialogues nombreux et descriptifs présents dans la pièce, pour proposer quelque chose de logiquement beaucoup plus visuel. Ce que nous trouvons dans les didascalies originales est assez minimaliste : il y est fait mention d’Oiwa qui « se lève en chancelant » et des « cheveux tombés amassés devant elle en

gros tas »1 mais rien de plus, une grande part de l’horreur de la scène passant par les

répliques tragiques de la victime du poison et du masseur Takuetsu qui ne peut se décider entre sa répulsion pour le visage défiguré d’Oiwa et son envie de la secourir, de l’aider. Une fois adaptée au cinéma, cette scène est présentée, on l’a dit, d’une manière bien plus visuelle, allant bien souvent chercher du côté du gore, de l’abondance de sang et de cicatrices dans le maquillage de l’actrice. Mais ce n’est pas tant ce qui nous intéresse ici que ses déplacements, et surtout la manière de filmer ce personnage, fantôme en devenir. Personnage qui est bien souvent justement traité comme une ombre, une forme sombre dans un coin de pièce qui ne manque pas de le ramener aux symptômes de la paralysie du sommeil que nous avons énumérés précédemment. Nous le verrons, si ce cinéma traditionnel peut sembler assez éloigné des considérations post-modernes du cinéma de fantôme des années deux-mille, il n’en présente pas moins des attributs très intéressants, et finalement assez proches de ce qui sera proposé par les réalisateurs du XXIème siècle.

Le personnage d’Oiwa est intriguant, en ce qu’il arbore des attributs d’habitude réservés aux fantômes, dans son apparence comme dans ses mouvements, et ce avant

51

même qu’elle ne devienne réellement un spectre. Quel est l’effet provoqué dans ce cas par un personnage dont le public ne sait plus alors s’il appartient au monde des vivants ou des morts ? C’est bien cette question que pose ce que nous avons proposé de nommer le devenir-fantôme, et qui n’est pas exclusive à cette série de films et cette pièce de théâtre, loin de là. Cela passe par des éléments bien plus évidents dans un premier lieu que cette présence sombre et nocturne sur laquelle nous reviendrons, comme par exemple les cheveux de cet être d’entre-deux.

La déformation de son visage est l’un des attributs les plus évidents et même les plus universels, propres à effrayer les spectateurs japonais tout comme le reste du monde. Mais l’attention portée sur les cheveux dans la pièce est déjà éloquente en soi et loin d’être anodine. La perte des cheveux est effectivement l’une des scènes les plus marquantes de la pièce. Elle a à voir avec une imagerie de la maladie1, liée à la violence du poison infligé au corps d’Oiwa. Mais elle est de même la négation de l’attention portée aux cheveux et à leur entretien par les japonais, attention relatée par Lafcadio

Hearn, depuis son regard étranger mais amoureux de son pays d’adoption :

La chevelure de la fille cadette de la famille est très longue et c’est un spectacle nullement dénué d’intérêt que de la voir coiffer. On la coiffe tous les trois jours, et l’opération qui coûte quatre sen, prend soi-disant une heure. En vérité, elle dure presque deux heures. La coiffeuse ou kamiyui se fait précéder par sa jeune apprentie qui nettoie la chevelure, la lave et la démêle à l’aide de peignes extraordinaires de cinq espèces différentes. La chevelure est si bien nettoyée qu’elle demeure trois, et même quatre jours, d’une propreté immaculée qui dépasse notre conception occidentale des choses. Le matin, pendant qu’on fait le ménage, elle est soigneusement enveloppée d’un torchon ou d’une petite serviette bleue. Et le curieux oreiller japonais qui soutient la nuque, et non la tête, fait qu’il est possible de dormir à l’aise sans déranger la surprenante structure.2

Au soin essentiel des cheveux, à leur aspect strictement calculé, leur beauté et caractère lisse s’oppose ici leur perte, puis, dans le reste de la pièce un aspect sale, mal entretenu, ce qui suffit en soi à provoquer un malaise chez le spectateur japonais qui a intégré ces valeurs culturelles. « Comme le plus bel ornement d’une femme est sa chevelure, c’est de toutes ses possessions celle dont la perte lui causerait le plus de

1 De manière anachronique, nous pouvons même aller jusqu’à penser que cette pièce a pris un nouveau sens funeste pour les spectateurs contemporains, qui ont connu les ravages physiques qu’a provoqué la bombe atomique sur les corps.

52

peine »1, nous rappelle Hearn, et de préciser que leur tonte pouvait se faire en tant que vengeance, ce qui nous ramène directement à notre pièce : « Et autrefois, un homme trop généreux pour tuer une épouse volage estimait comme une vengeance très suffisante de la renvoyer chez lui la tête rasée »2. Souvenons-nous de même que, pour un samouraï, se faire couper le chignon était le comble du déshonneur, largement passible de suicide comme nous l’a brillement montré le film Hara-kiri (Seppuku, 1963, Kobayashi Masaki). La perte des cheveux est un déshonneur tout aussi terrible pour une femme, et il n’est pas étonnant de voir Naosuke utiliser le stratagème du poison pour forcer Iemon à répudier sa compagne, dans la version de Kinoshita. L’abandon des cheveux est l’apanage du mort, dont, on le sait, les cheveux continuent de pousser après le décès (ce qui donnera un magnifique segment au film de Kwaidan [Kaidan, 1965] de Kobayashi Masaki), et leur perte marque la transition du personnage d’Oiwa de son statut de femme victime de son mari à celui de spectre vengeur. Autre signifiant possible bien qu’anecdotique, la relation qu’entretiennent les fantômes avec les saules :

(…) les fantômes sont représentés avec les cheveux longs pendants sur le visage. Et sans doute à cause de l’évocation mélancolique de leurs branches tombantes, les saules sont considérés comme les arbres préférés des fantômes. On dit que c’est à leur ombre qu’ils pleurent la nuit, mélangeant leurs chevelures fantômes avec les longues tresses feuillues des arbres. 3

Chargé de tous ces signifiants, il n’est pas étonnant de voir cette scène reprise dans toutes les adaptations, celle-ci étant un instant de bravoure incontournable de la pièce de Namboku et devenant une occasion d’appuyer un savoir-faire d’effets spéciaux dans les différents films, l’arrachement des cheveux donnant bien souvent lieu à une coulée de sang et à un maquillage particulier sur la moitié du visage d’Oiwa.

Les vêtements de même sont essentiels, puisqu’ils placent eux aussi ce personnage dans le royaume des morts. La tradition kabuki fait vêtir les spectres d’un kimono blanc, réservé au deuil dans les rites shintô. Cette couleur est celle de la mort, rappelons-nous que c’est de même celle que portent les samouraïs exécutant un

seppuku. La simple vision de cet accoutrement suffit au public à reconnaître ce

personnage comme fantôme, sans même avoir besoin de la mutilation faciale ou

1 Ibid., p. 174.

2 Ibid., 1932, p. 174-175.

53

d’autres éléments (comme la pâleur de mort du maquillage, bien que celui-ci soit commun aux acteurs par convention dans le théâtre kabuki, tout comme il l’était plus largement dans les classes aisées du Japon1). Nous mentionnons ici ces éléments du folklore du théâtre japonais, parce qu’il va être largement récupéré, réutilisé par le cinéma d’horreur japonais, celui des années cinquante et soixante, évidemment directement inspiré par cette esthétique kabuki, mais plus étonnamment aussi par le cinéma qui jaillira à partir de la fin des années quatre-vingt-dix, comme nous le verrons largement par la suite. Les adaptations que nous allons analyser n’y manqueront bien évidemment pas, même si le kimono blanc d’Oiwa s’apparente plus aux vêtements d’une personne alitée qu’à un kimono cérémoniel.

Ainsi, si Oiwa est encore à ce moment de l’histoire un être humain, elle est déjà située esthétiquement et thématiquement dans l’univers des spectres et en partagea les codes visuels, comme justement la perte des cheveux et l’habit porté. Notons d’ailleurs que la perte de cheveux ne se fait pas de manière brutale ou uniforme, mais ne concerne que le haut du visage et marque à nouveau la place « d’entre-deux » qu’occupe Oiwa, ni humaine ni spectre.