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D. Une difficile relation à l’altérité

2. L’illusion de proximité du réseau

Le spectateur friand de ce nouveau type de cinéma d’horreur japonais ne peut que difficilement ignorer l’omniprésence des moyens de communication parasités, qui occupent même bien souvent le nœud central de l’histoire, le mode opératoire du fantôme. Qu’on pense par exemple, à la cassette maudite de Ring, au coup de téléphone fatal de La mort en ligne (dont la traduction française du titre est éminemment éloquente). Il faut bien comprendre que les spectres de ces films utilisent eux-mêmes ces moyens de communication, ces médias comme médiums, à la différence de certains objets hantés du cinéma d’horreur, comme la célèbre voiture maléfique de Christine (1983, John Carpenter), ou plus récemment la poupée Annabelle (2014, John Leonetti). Ainsi, la cassette et l’appel téléphonique ne font qu’informer les personnages de la malédiction à venir, ne font qu’annoncer leur mort, ils ne la déclenchent pas. L’objet est donc dans un premier temps le signe du paranormal, et correspond à une sorte d’oracle morbide, mais à aucun moment celui-ci ne fera partie de la mort elle-même du personnage (ce n’est pas la cassette qui tue, ni le téléphone ou le réseau internet, mais bien le fantôme qui les possède). Mais plus qu’un oracle, le moyen de communication utilisé par le spectre est révélateur d’un rapport à l’autre très

1 Sur la déterritorialisation, la reterritorialisation et le concept de ritournelle, voir : DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix. Capitalisme et schizophrénie: l’anti-oedipe. Paris : Les Éditions de minuit, 1980 ; et DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix. Mille plateaux. Paris : Les Éditions de Minuit, 1980.

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problématique, que va justement révéler la hantise. Mais pour bien comprendre la terreur sourde cachée derrière ces objets qui refusent de fonctionner, il faut s’interroger au préalable sur la question de l’altérité aujourd’hui, et précisément de l’état du monde que Marc Augé a décidé d’appeler surmodernité :

Mais, alors même que la modernité se construit encore difficilement dans certaines parties du monde, elle est dépassée sur toute la surface de la planète par de puissants mouvements d’accélération et d’excès. Le développement sans précédent des moyens d’information nous donne le sentiment que l’histoire s’accélère. Le développement des moyens de transport et de communication nous donne le sentiment que la planète rétrécit. Et dans la mesure où chacun est directement pris à parti par l’information et l’image, dans la mesure où les médias se substituent aux médiations, les références s’individualisent ou se singularisent : à chacun sa cosmologie mais à chacun, aussi, sa solitude. Ce mouvement, que j’ai proposé d’appeler surmoderne (comme on dit surdéterminé) parce qu’il me paraissait procéder d’un emballement des processus constitutifs de la modernité, est partout présent, même s’il l’est inégalement, même si les secteurs de la surmodernité sont inégalement représentés dans les divers pays du monde.1

Cette définition donnée par son auteur reprend en quelques lignes une théorie développée plus longuement dans Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la

surmodernité (1992). On le voit, elle se construit en trois figures de l’excès, qui sont

tous liés d’une certaine façon à un rapport nouveau aux médias : la surabondance

évènementielle, un présent qui se charge d’un nombre incalculable d’évènements, et

devient illisible ; la surabondance spatiale, l’impression que le monde se rétrécit grâce aux moyens de transport et aux images du monde entier véhiculées notamment par internet, et enfin l’individualisation des références, la reconsidération du sujet, donc du moi, la possibilité de tout interpréter par soi-même. L’auteur parle d’excès, en ce que ces symptômes sont emblématiques de la modernité traditionnelle, mais poussés à leur paroxysme, à un point indésirable, en tout cas pour Augé. La globalisation vient surenchérir de même : une culture commune, qu’elle soit culinaire, artistique ou même de l’ordre des habitudes de vie tente de se substituer aux traditions locales, et n’importe quel pays dit « développé » finit par ressembler à un autre, et partager une culture commune, profondément ancrée dans le présent. Or, si Augé interrogeait la dimension spatiale de cette problématique à travers l’exemple des non-lieux dans le livre éponyme, il s’intéresse plus précisément dans l’ouvrage cité précédemment, La guerre

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des rêves, à la question du rapport à l’altérité, qui ne manquera pas d’alimenter notre

propos. En effet, ces trois figures de l’excès tendent toutes vers un délitement de la relation identité et altérité, qui occupe une place primordiale dans les sociétés primitives ou traditionnelles, à travers la disparition des cosmologies, des médiations :

Deux remarques à ce propos : lorsque se produit un blocage rituel, un déficit symbolique, un affaiblissement des médiations – des cosmologies ou des « corps intermédiaires » dont parlait Durkheim -, c’est-à-dire une interruption ou un ralentissement de la dialectique identité/altérité, les signes de la violence apparaissent. Seconde remarque : les nouvelles techniques de la communication et de l’image rendent le rapport à l’autre de plus en plus abstrait ; nous nous habituons à tout voir mais il n’est pas certain que nous regardions encore. La substitution des médias aux médiations contient ainsi en elle-même une possibilité de violence. Mais le développement des médias et les changements qui affectent la communication et l’image sont des changements le plus souvent présentés comme culturels et il est dès lors normal de s’interroger sur le rôle de la culture ou de l’idée que l’on s’en fait dans l’histoire la plus récente.1

Ce que ne pouvait imaginer Augé, en 1997, c’était le rôle essentiel qu’allait occuper internet et les réseaux sociaux dans cette reconfiguration de notre rapport à l’autre. Ceux-ci ont accentué tous les phénomènes dont parlait l’auteur : possibilité d’embrasser la quasi-totalité du globe d’un seul regard, immédiateté absolue de l’information - il n’est même plus nécessaire d’attendre les informations de vingt heures - et surtout possibilité de communiquer avec n’importe quel anonyme se connectant au réseau de manière elle aussi instantanée. On pourrait croire que cette possibilité allait ouvrir le monde sur l’autre, en permettant justement de donner à voir l’autre comme soi, c’est-à-dire comme quelqu’un conversant par messagerie électronique, de la même manière que tous les autres internautes. Si c’est effectivement ce qu’il s’est produit dans un premier temps et encore aujourd’hui, ce n’est malheureusement pas le seul impact qu’a eu le réseau sur la perception de l’altérité. Nous pouvons parler ici en effet d’une illusion de proximité du réseau : une grande part de la population est connectée, et est joignable facilement par différents moyens. L’internaute est donc en relation directe avec cette population, et semble donc appartenir à un réseau, plus tard à un réseau social, littéralement un lien informatique entre ces personnes par le monde. Mais qui dit informatique, dit aussi et surtout virtuel : s’il s’agit de personnes bien réelles (et encore, l’utilisation de robots dans les

1 AUGÉ, Marc. Non-lieux introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris : Éditions du Seuil, 1992, p. 28-29.

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messageries ou d’envois automatisés tend à nier cette affirmation), la conversation elle-même n’en est pas moins virtuelle. L’utilisateur d’internet est seul face à son ordinateur, et les liens qu’il tisse avec ses correspondants ne sont plus les mêmes que les liens nés d’une rencontre réelle. En poussant un peu loin la comparaison, même la lettre envoyée par l’amoureuse transie à son prétendant était plus réelle, alors même que celle-ci n’était pas présente dans la même pièce que son destinataire : le papier a été touché par ses mains, c’est de son écriture qu’il s’agit, écrit par un stylo tenu par ses doigts, et c’est son parfum qui est sur la lettre, de même que son rouge à lèvre qui vient clore l’enveloppe. Un email, s’il a bien été écrit de la main de l’homme, est toutefois dématérialisé et relève donc malgré tout du virtuel. Olivier Assayas a parfaitement compris cette inquiétude sourde qui traverse les dialogues via les réseaux lors de scènes très éloquentes de son film Personal Shopper (2016) : l’héroïne y converse par sms avec un numéro inconnu qu’elle soupçonne de provenir de son frère défunt, lui ayant juré de lui donner un signe d’outre-tombe s’il mourrait le premier. Bien évidemment, cette identité derrière le numéro caché ne sera jamais confirmée ni infirmée par l’inconnu. Mais après tout, qu’est-ce qui nous prouve que la personne avec laquelle nous conversons par messagerie instantanée est bien celle que l’on croit ? C’est notamment la thématique de la spectralité proposée par Jean Baudrillard et Marc Guillaume dans leur ouvrage Figures de l’altérité :

Alors qu’aujourd’hui, on est vraiment dans un monde de réseaux multiples qui permettent un essor de nouvelles formes de socialité, n’ayant rien à voir avec cet embrasement des groupes en fusion. Ce n’est plus représentable par les médias traditionnels, donc cela ne peut plus être désamorcé ou dénoncé par eux comme certains éléments de communauté traditionnelle ont pu l’être. Il s’agit d’une forme de communicabilité qui nous fait rompre avec la nostalgie de la communauté, avec la dialectique traditionnelle de l’individuel et du collectif. Ce nouveau mode d’être et d’échanger, je le qualifie de spectral.1

La spectralité, pour ces auteurs, c’est justement la déréalisation des moyens de communication, la virtualisation des relations, cette impossibilité justement de savoir

qui est à l’autre bout de la ligne :

Comme la ville, le réseau des communications offre cette multiplicité de liaisons, de potentialités de branchement et de débranchement. Dans cet espace de la communication médiatisée, il y a communication spectrale quand les acteurs de

1 BAUDRILLARD, Jean et GUILLAUME, Marc. Figures de l’altérité. Paris : Descartes, 1994,

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la communication peuvent se dispenser, plus ou moins partiellement, plus ou moins provisoirement, des procédures de contrôle et d’identification requises habituellement. Ils peuvent échapper, par exemple, à l’identité définie ou définissable dans la communication traditionnelle par le nom, la reconnaissance préalable, la présence corporelle. Les communications ordinaires sont étroitement contrôlées, canalisées par leur contexte et plus généralement, par des phénomènes de méta-communication. 1

Nous verrons bien vite comment ce concept de spectral a été pris au pied de la lettre par les réalisateurs japonais, qui ont mis en scène des communications médiatisées entre un humain et un spectre. Mais force est d’appuyer encore ce propos : quelque chose s’est brisé dans les relations humaines, et si le constat est aussi positif (la communication a pris une bien plus grande importance dans notre société, et les différents médias ont réussi à la faciliter), il n’en reste pas moins très négatif par sa virtualité inhérente.

Voilà donc cette illusion de réseau apparaître : si nous n’avons jamais été autant en contact avec les autres, connus réellement ou seulement contactés de manière virtuelle, nous n’avons en même temps jamais été aussi éloignés de ceux-ci. « À chacun sa solitude » disait Augé, ce qui correspond très bien à ce qu’est devenu internet : une multitude de solitudes connectées entre elles dans une illusion de proximité. Précisons ici d’emblée un point essentiel : nous faisons référence au concept de « surmodernité » tel que développé par Augé, et à d’autres analyses sociologiques, telles que l’idée d’« ère du vide » par exemple, développée par Gilles Lipovetsky. Il est important de souligner que ces auteurs n’ont pas écrit leurs ouvrages en référence au Japon ; les propos des auteurs concernent la société post-moderne, ou surmoderne dans son intégralité. Or, il est évident que le Japon, dans sa course à la modernité depuis la fin de la seconde guerre mondiale, est un des pays aujourd’hui les plus concernés par ce dépassement de la modernité dont parle largement, et en faisant justement appel aux mêmes auteurs, Yatabe Kazuhiko dans un vaste article nommé La société Japonaise

et la modernité. Une véritable rupture s’est en effet produite sur l’archipel au courant

des années quatre-vingts, à travers un « dépassement » de la modernité, et par conséquent un changement complet de paradigme sur le plan sociétal, qui touche à de bien nombreux aspects, qu’ils soient économiques comme psychologiques. La fin de la seconde guerre mondiale a vu l’apparition de la « famille nucléaire », c’est-à-dire un couple hétérosexuel avec ou sans enfants, en opposition avec la famille élargie qui

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était la norme jusqu’alors au Japon (une maison regroupant alors souvent grands-parents, parents et enfants sous le même toit). De même, la figure du salary-man est apparue, l’homme de famille se donnant corps et âmes à son entreprise, n’hésitant pas à faire des heures supplémentaires pour rapporter de l’argent à son foyer, comme son nom judicieux le laisse suggérer. Tout ceci était bien évidemment encouragé par l’état, dans le but de relancer l’économie du pays très touché par la guerre, et de l’aider à se hisser au niveau des grandes puissances mondiales. Or, cette ascension fulgurante a connu une fin, qui marqua ce changement, de la modernité à la post- (ou sur-) modernité :

Une des conséquences majeures de l’accès de l’Archipel à une société d’abondance est la suivante : le Japon parvient dans les années quatre-vingts au terme de sa quête du bien-être matériel amorcée en 1945. L’arrivée à maturation de la société de consommation lui fait accéder à un stade inédit de son histoire, où l’abondance confine à la saturation. On assiste alors à une double transition. Première transition : à l’heure où les biens de première nécessité tels que frigidaires et machines à laver sont présents dans la totalité des foyers, la consommation n’est plus le fait du ménage – de la famille -, mais de l’individu. Deuxième transition : la société japonaise délaisse le motif de la possession des biens pour celui des services. De la recherche du bien-être matériel, on passe à la poursuite du bien-être personnel tourné vers le subjectif et le qualitatif. À partir du début des années quatre-vingts, les individus commencent à accorder d’avantage d’importance à la qualité de la vie intérieure au détriment de la vie matérielle.1

Voilà donc le changement de paradigme que nous évoquions : si le premier concerne l’après-guerre et entraîne l’apparition de la famille nucléaire au détriment de la conception familiale traditionnelle au Japon, le second est bien plus important, puisqu’il implique une individuation encore plus forte, qui tend vers de l’individualisme. On sent sur ce point précis comment l’ouvrage de Lipovetsky a pu inspirer Yatabe à adapter ces idées au Japon surmoderne. Tout l’ouvrage du philosophe français, L’ère du vide, concerne en effet cette montée irrésistible de l’individualisme parallèle au post-modernisme. Selon lui, tout individu tend alors, depuis les années quatre-vingts ici aussi, à s’autonomiser sur des points divers et variés, qu’ils concernent la sexualité, la classe sociale, etc. Ce groupement d’essais paru en 1983 s’est vu aujourd’hui dépasser exponentiellement par les réseaux sociaux, qui sont le

1 YATABE, Kazuhiko. La société Japonaise et la modernité. Dans : DOURILLE-FEER, Evelyne,

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véritable média actuel de l’instantanéité, et surtout de l’individuation la plus extrême ; tout est prétexte à commentaire et chacun est libre et surtout invité à donner son avis sur quoi que ce soit. Tout ceci a considérablement touché le Japon passé cette fin de la « quête du bien-être » dont parle Yatabe. Le but n’est alors plus d’assurer le bien-être de sa famille (en ramenant le salaire pour le père, en s’occupant de la maison et des repas pour la mère, et en excellant à l’école de façon à reproduire par la suite le même schéma pour l’enfant), mais au contraire de tendre vers un bien-être personnel. D’où le succès, pour Lipovetsky, du new-age, au développement psychologique :

Au moment où la croissance économique s’essouffle, le développement psychique prend le relais, au moment où l’information se substitue à la production, la consommation de conscience devient une nouvelle boulimie : yoga, psychanalyse, expression corporelle, zen, thérapie primale, dynamique de groupe, méditation transcendentale ; à l’inflation économique répond l’inflation psy et la formidable poussée narcissique qu’elle engendre.1

En somme, l’époque voit apparaître un grand recentrement sur le soi. Tout ceci est encore plus prégnant au Japon, où la dynamique sociétale à partir des années soixante visait justement l’opposé, un égalitarisme et un « effort collectif déployé à tous les niveaux de la société pour réduire la distance entre les couches sociales les plus privilégiées et les plus défavorisées »2. Une classe moyenne généralisée se mit à apparaître, même si celle-ci est bien évidemment illusoire, et n’empêchait absolument pas une distance très importante avec les classes aisées. Le changement de paradigme va mettre à nouveau à mal cette tendance unifiante, l’individuation allant à l’encontre de l’idée d’appartenir à un même type de famille, de travailleur etc. Et bien sûr, la plupart des personnes de chercher cette fois-ci un bien-être personnel, et non plus familial ou national :

(…) recherche d’un plaisir immédiat : la quête d’un confort à venir ayant de moins en moins de raison d’être, le motif du bien-être remplace celui de la souffrance. C’est sur la base de cette tendance lourde que l’on assiste à l’émiettement des identités, ou, ce qui revient au même, à l’apparition de ce que Robert Castel nomme « l’individu par excès », que l’apaisement – en japonais iyashi – obsède. Non point la guérison pour surmonter les vicissitudes de la vie et dépasser la

1 LIPOVETSKY, Gilles. L’ère du vide: essais sur l’individualisme contemporain. Paris : Gallimard, 1993, p. 77.

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génération précédente, mais l’apaisement pour profiter du bien-être dans l’instant présent. 1

« Plaisir immédiat », « instant présent », cette quête du confort personnel, sinon individualiste, est inscrite directement dans la temporalité surmoderne que soulignait Augé, le présentisme, ce présent sans fin dont François Hartog donne la définition suivante :

L’époque actuelle a délié quelque chose avec le passé comme avec le futur. C’est une espèce de présent qui se voudrait auto-suffisant. C’est-à-dire quelque chose d’un peu monstrueux qui se donnerait à la fois comme le seul horizon possible et comme ce qui n’a de cesse de s’évanouir dans l’immédiateté.2

Nous reviendrons en temps voulu sur la question de la temporalité, qui est d’une importance cruciale dans les films Japonais moderne, mais nous voyons d’ores et déjà comment les trois « figures de l’excès » proposées par Augé s’alimentent d’elles-mêmes, et accentuent l’individualisme qui envahi l’archipel (et le reste du monde de la même manière) à partir des années quatre-vingts.

Si ce changement important tend à éloigner les gens les uns des autres, et ce d’une manière de plus en plus appuyée avec l’arrivée des années deux-mille (rappelons-le, internet n’en était qu’à ses balbutiements quand Augé et Lipovetsky écrivent ces lignes), cette distance naissante amène avec elle un autre effet, bien plus néfaste : la peur de l’autre, un rapport à l’altérité qui s’inscrit dans l’angoisse et la tension.