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B. Un être « juste là »

1. Sur l’autre rive

L’histoire est bien connue, et emblématique du genre de films de manoirs gothiques que distinguait Marc Vernet, manoir vu comme « placard à fantasmes »1 pour l’héroïne : Miss Giddens est employée par l’oncle de deux orphelins pour devenir leur gouvernante au sein de son manoir, en complète autonomie. Elle se rend bien vite compte que le comportement des deux enfants est inquiétant. Seraient-ils possédés par les fantômes de l’ancienne gouvernante et de son amant, êtres profondément amoraux selon Miss Grose ? Le doute s’installe, et Miss Giddens devient vite obsédée par cette histoire de possession dont les indices s’accumulent : c’est la vision d’une silhouette en haut d’une des tours du manoir, la larme bien réelle sur le bureau où a été entraperçue la défunte Jessel, l’ancienne gouvernante. Cette montée en tension aboutit

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à cette scène paroxystique, ô combien matricielle pour le cinéma à venir : la jeune et « innocente » Flora danse dans un pavillon au bord de l’étang, accompagnée de sa boîte à musique. Miss Gidens constate alors qu’elle n’est pas seule : sur l’autre rive, le spectre de Jessel est présent dans les roseaux, et l’observe danser, sans bouger, dans sa tenue noire de deuil. S’en suit un violent interrogatoire, où la gouvernante n’arrive pas à faire avouer à la fillette l’existence du fantôme, alors même qu’elle semblait lui offrir une révérence quelques instants plus tôt. Elle l’empoigne alors, et lui montre le spectre, la force à l’observer et à dire la vérité de son existence. La défunte est toujours là, juste

là, et les observe sous la pluie qui s’est mise à tomber. Flora est alors arrachée des bras

de Giddens par Grose, qui s’horrifie de ce que la gouvernante inflige à l’enfant. Serait-elle folle et aurait-Serait-elle inventé tout cela, par isolement ou pure folie ?

Figure 8- CLAYTON, Jack, Les Innocents (1962) [Supprimée car soumise au droit d’auteur]

Nous sommes dans Les Innocents (The Innocents), réalisé par Jack Clayton en 1962, et la question de la réalité des spectres et de la possession ne sera jamais résolue. Il est permis tout le long du film de douter de la gouvernante, quand bien même la réalisation est entièrement focalisée sur son point de vue, ce qui rend visibles pour le spectateur les apparitions spectrales qu’elle voit ou hallucine. Quoi qu’il en soit de ces interprétations potentielles, le film est un chef d’œuvre du genre et a connu une descendance vaste et impressionnante, comme des films qui lui font plus ou moins hommage : Les Autres (The Others, 2001, Alejandro Amenabar) et toujours Crimson

Peak entre autres pour ne citer qu’eux. De même, la représentation des fantômes a

largement inspiré le cinéma de J-Horror que nous aborderons bien vite. Cet aspect du spectre est peut-être le vrai coup de génie de Jack Clayton : rien ne distingue le spectre de Miss Jessel d’un être humain normal dans le film, si ce n’est justement l’impossibilité de se trouver là à ce moment précis. En premier lieu parce qu’elle est

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morte et que le manoir est vide d’humains, à part les personnages connus de Giddens et du spectateur, et surtout parce que sa place dans l’espace est troublante en soi : elle est juste là, déjà là dans la scène, et se contente d’observer la scène, sans intervenir de quelque façon que ce soit. Sans aucunement s’acharner sur ce film, c’est une des grandes faiblesses de Crimson Peak qui apparaît ici. Prenons la première apparition du film : l’héroïne est allongée sur son lit, et entend une voix dans le couloir. Elle voit alors le fantôme de sa mère au loin. Celle-ci l’attaque soudainement, à la faveur d’un attendu effet de sursaut, avant de lui annoncer qu’elle doit « prendre garde à Crimson Peak ». Nous avons ici une scène d’oracle : la jeune femme épousera un homme qui l’amènera dans son manoir appelé Crimson Peak, lieu de crimes abominables dont essaye de la prévenir le fantôme de sa mère. Pourquoi dans ce cas, apparaître d’une façon si violente et surtout si agressive à sa propre fille ? Et ce sera le mode d’apparition de tous les fantômes du film : autant d’âmes tourmentées qui cherchent à prévenir l’héroïne d’un danger qui guette, mais toujours d’une façon terrifiante pour celle-ci. Comment expliquer narrativement ceci, autrement que par la volonté du réalisateur de proposer des scènes de sursaut, même si celles-ci sont inadaptées à la « psychologie » des personnages ?

C’est justement l’écueil qu’évite Les Innocents, en proposant des fantômes qui n’interviennent pas, dont les apparitions sont extrêmement rares, et bien souvent beaucoup moins visibles que celles de la séquence mentionnée plus haut. Qu’est ce qui est terrifiant dans ce cas, dans l’image de ce spectre sur l’autre rive, au propre comme au figuré ? C’est peut-être justement, en premier lieu, l’inaction qui lui est liée. La hantise dans ce film ne passe pas par des effets violents, des possessions visibles et spectaculaires. Elle est insidieuse, ne se laisse entrapercevoir que par des détails si minimes qu’il est difficile de savoir s’ils en font partie, si celle-ci est bien réelle. Miss Grose serait-elle le personnage le plus sain d’esprit de ce film, en refusant d’attribuer aux « preuves » que lui présente Giddens une source surnaturelle ? Ou au contraire, serait-elle justement aveugle à une évidence terrifiante, qui mettra leur vie et surtout celle des deux enfants en jeu ? On imagine dès lors, et le film le donne clairement à voir lors de plusieurs scènes angoissantes (le jeu de cache-cache qui tourne à l’effroi, la traversée nocturne de l’étage du manoir, chandelier à la main…), que cette hantise est omniprésente. En cela emblématique des films ou même du genre gothique en général, la maison « hantée » ne l’est pas tant par des fantômes que par son propre passé. Souvenons-nous de Rebecca (1940, Alfred Hitchcock), dont l’héroïne ne cesse de se battre avec l’image d’une morte : le personnage éponyme n’est éloquemment pas

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présent dans le film, mais représente pourtant le plus important nœud narratif de l’histoire, et « hante » le film de bout en bout, étant de chaque conversation, son portrait obnubilant les personnes vivant dans le manoir, à l’image de celui de Laura (1944, Otto Preminger). Si celui-ci ne relève pas du genre gothique, il partage tout de même avec lui ce jeu sur l’absence du personnage principal, absence qui devient présence quasi-surnaturelle tant elle se fait sentir.

Dans notre cas, c’est bien la présence fantomatique (qu’elle soit réelle ou non) de Quint et Jessel qui hante le manoir, et surtout l’esprit de Giddens. C’est une des raisons qui permet de rapprocher ce film des années soixante de la production japonaise, de la même période historique mais surtout de ceux qui apparaîtront au courant des années quatre-vingt-dix et deux-mille. Les éléments sont similaires : la mort violente qui marque le lieu d’une malédiction ou d’une hantise, et surtout la figure de la noyée1. Toutefois, des différences sont présentes aussi : les innocents du film de fantôme japonais contemporain, ce sont justement ces fantômes, qui connaissent quasiment constamment des morts injustes et brutales, génératrices de la hantise, à quelques rares exceptions près. Dans Les Innocents les deux spectres étaient connus pour être monstrueux avant même leur retour en tant que spectre. Miss Grose explicite à la nouvelle gouvernante le malaise qui entoure les discussions portant sur celle qu’elle remplace et le valet de maison : Quint était d’une grande violence avec son amante Jessel, qui était pourtant extrêmement attachée à lui. Mention est faite de leurs rapports sexuels incessants et surtout aux yeux de tous, y compris probablement de ceux des enfants. Une fois Quint décédé, Jessel est tombée dans une profonde mélancolie, et se donne la mort en se noyant. Libre à nous d’imaginer que cette noyade eut lieu dans l’étang même de son apparition, même si ceci n’est que supposition. Quoi qu’il en soit, voici donc le passé qui hante cette maison, passé assez terrible pour être porteur d’angoisse en soi, sans même être surnaturel. On comprend mieux à présent la terreur de Miss Giddens à l’idée que ces personnes malveillantes reviennent d’entre les morts et décident de s’en prendre aux enfants. L’être déjà là que représente Jessel est donc porteur de tout ce fond d’angoisse : le voir passer à l’action ferait basculer le film du côté du film d’horreur. C’est bien par sa simple présence irréelle que se crée le fantastique de Jack Clayton, qui se compose comme il se doit d’un doute plaqué sur un fond totalement réaliste.

1 Dont l’omniprésence dans le cinéma japonais contemporain est assez remarquable : on peut citer pêle-mêle Ring, Dark Water, Rétribution (Sakebi, 2007, Kurosawa Kiyoshi), Real (Riaru : Kanzen naru

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Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturelle.1

Voici apparaître ici notre deuxième source d’angoisse liée au personnage de Jessel : l’indécision quant à son existence. Nous avons déjà souligné le fait que le film n’est jamais explicite sur ces fantômes, et il est impossible pour le spectateur de réellement trancher sur la question. C’est ce qui fait tout le sel d’une séquence telle que celle-ci : l’obstination de Giddens à faire avouer à Flora qu’elle voit elle aussi le spectre sur l’autre rive est tout aussi bien guidée par la peur qu’elle soit réellement la seule à la voir. Ce même schéma se retrouve à l’extrême fin du film, lorsqu’elle essaye « d’exorciser » le jeune Miles en le forçant à faire face au fantôme de Quint, et à prononcer son nom. Elle accomplit tout ceci avec une violence considérable qui, si elle est similaire à celle des exorcismes habituels (que ce soit évidemment dans L’exorciste [The Exorcist, 1973, William Friedkin], comme dans les « vrais » exorcismes, qui s’apparentent bien souvent à une violente lutte dont les deux camps ne cessent de hurler), n’en reste pas moins démesurée vis-à-vis de l’enfant. Cette violence témoigne néanmoins d’une situation qui a dépassé Giddens, comme ultime recours possible au mal dont est porteur l’enfant. Nous pourrions de même y voir une sorte de réponse extrêmement agressive au jeu de séduction présexuel auquel se livre Miles vis-à-vis de la jeune femme, qui devient de plus en plus dérangeant et surtout incompatible avec l’âge du garçon.

Angoisse d’une présence malveillante pour les enfants, angoisse d’une preuve de sa propre folie, angoisse même de la simple existence d’un au-delà, le spectre de Jessel est porteur de tous ces signifiants dans la scène de l’étang. Mais il est aussi, et c’est bien ce qui nous intéresse, réminiscence des figures sombres qui viennent hanter le rêveur des paralysies du sommeil. Ce trouble s’accorde d’ailleurs assez brillement avec la définition du fantastique proposée par Tzvetan Todorov dans son ouvrage

Introduction à la littérature fantastique, dans l’inscription d’un trouble dans un monde

réaliste et plausible2. Imaginons un instant une personne qui expérimente pour la première fois une paralysie du sommeil à laquelle s’adjoignent les hallucinations visuelles que nous avons mentionnées précédemment. Imaginons à présent que cette

1 TODOROV, Tzvetan. Introduction à la littérature fantastique. Paris : Éditions Points, 2015 [1970], p. 29.

2 Todorov évoque éloquemment, et ce à plusieurs reprises, Le tour d’écrou comme une œuvre qui relèverait entièrement du fantastique. Cette longue nouvelle est l’histoire qui a inspiré Les Innocents.

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personne n’a jamais pris connaissance de ce trouble, n’en a jamais entendu parler et se retrouve donc vierge d’interprétation face à ce qui lui arrive. Oublions un instant les symptômes kinesthésiques (la paralysie, ou les contacts imaginaires) pour nous concentrer sur l’apparition hallucinatoire que notre personne vient de remarquer dans un coin de la pièce. Si elle s’imagine en premier lieu être en train de rêver, force est de constater que ce n’est pas le cas, puisque sa perception de ce qui l’entoure est totalement réelle : contrairement au rêve, il n’y a pas d’objets manquants, d’altération de l’environnement, et elle est parfaitement capable de lire l’heure sur une pendule, ou les titres d’hypothétiques posters sur le mur. C’est donc bien une perception de la réalité, sur laquelle toutefois vient se greffer un élément qui lui est étranger : cette silhouette sombre et décrite comme menaçante. Etant donné la particularité de cet état d’entre deux, il est très difficile pour notre sujet de savoir si l’entité qu’elle regarde est réelle ou imaginaire. C’est d’ailleurs bien souvent la spiritualité de cette personne qui fera pencher la balance, du côté de la possession pour de nombreuses personnes religieuses ayant vécu l’expérience, ou du côté plus cartésien (et surtout réaliste, nous l’avons vu avec la description médicale du trouble) de l’hallucination. En somme, cette bascule possible est toujours semblable à celle proposée dans Introduction à la

littérature fantastique. Notre sujet étant justement dans une position hybride, à la fois

personnage et spectateur ou lecteur de son propre trouble, ces lignes aiguillent encore plus évidemment cette hésitation que représente le fantastique, et dans notre cas la paralysie du sommeil :

Le fantastique, nous l’avons vu, ne dure que le temps d’une hésitation : hésitation commune au lecteur et au personnage, qui doivent décider si ce qu’ils perçoivent relève ou non de la « réalité », telle qu’elle existe pour l’opinion commune. A la fin de l’histoire, le lecteur, sinon le personnage, prend toutefois une décision, il opte pour l’une ou l’autre solution, et par là même sort du fantastique. S’il décide que les lois de la réalité demeurent intactes et permettent d’expliquer les phénomènes décrits, nous disons que l’œuvre relève d’un autre genre : l’étrange. Si, au contraire, il décide qu’on doit admettre de nouvelles lois de la nature, par lesquelles le phénomène peut être expliqué, nous entrons dans le genre du merveilleux.1

Quoi qu’il en soit, c’est bien un environnement réel (ou réaliste dans le cas du fantastique en fiction bien sûr), qui crée tout le trouble autour de l’élément surnaturel qui vient le parasiter, apparaître en son sein. Le cauchemar (onirique donc, et non plus

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hallucinatoire), appartiendrait si l’on devait l’analyser aussi avec la grille de lecture de Todorov, au registre merveilleux, en ce que ses codes ne sont pas similaires à ceux de la réalité, et que cela ne choque pas le rêveur, qui a l’impression de connaître cet univers impossible.