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II – Erri De Luca et Naples

2.3 L’autre visage de Naples

2.3.7 La ville de l’amiral

Il prend peu à peu conscience des injustices de cette ville exsangue, vendue aux Américains. À table, ses parents évoquent des « sindaci filibustieri come Capitan Uncino »1. Les lectures du jeune homme sur Naples et la guerre ont affuté son sens politique. Et il exprime maintenant son avis sur la politique de Achille Lauro tout comme Raffaele La Capria l’avait fait. Erri De Luca critique l’implantation des raffineries sur les plages napolitaines qui font fuir les gens et les touristes2. Il ne dit rien encore des ravages de la spéculation immobilière mais ses dénonciations sont déjà virulentes : Monsieur le maire n’est pas très différent des Américains, il en est le « portavoce », il

de marine militaire); Idem, p. 27 “Se non mi sentivo di Napoli in senso genitivo, lo dovevo al seme di quegli spaesati, fondatori di città di cartone pressato, clienti di saloon, bravi a fare di una prostituta d’oltremare il reddito base di una famiglia, pronti a vomitare in strada le birre del malditerra e farsi alleggerire le tasche dai bambini” Trad. (Si je ne me sentais pas de Naples, au génitif, je le devais à la semence de ces gens dépaysés, fondateurs de ville en carton pâte, clients de saloon, bons à faire d’une prostitué d’outre-mer le revenu de base d’une famille, prêts à vomir dans la rue les bières du mal de terre et à se faire alléger les poches par les enfants); Idem, p. 47. Trad. (Maîtres)

À plusieurs reprises l’écrivain napolitain condamne âprement l’invasion et l’installation des Américains à Naples : ERRI DE LUCA, Realtà, in Alzaïa, op. cit. , p. 94. “Quella gente spaesata… si era istallata armi e bagagli e portaerei nel mio golfo di nascita, in Napoli” Trad. (Ces gens dépaysés... s’étaient installés avec armes et bagages et porte-avions dans mon golfe de naissance, à Naples) ; ERRI DE LUCA, Tu, mio, op. cit. , p. 47. “Gli americani erano i padroni... Il sindaco era un loro portavoce, il porto era un loro molo, il golfo era gremito di squadre navali, portaerei, sommergibili, incrociatori e la città era il retroterra delle libere uscite di migliaia di marinai stranieri, soldati padroni del campo. La città era il loro più vasto bordello nel Mediterraneo. Orinavano ovunque, era quello per me il loro marchio sopra il nostro suolo” Trad. (Les Américains étaient les maîtres... Le maire était leur porte-parole, le port était un de leurs môles, le golfe était rempli d’escadres navales, de porte-avions, de sous-marins, des croiseurs et la ville était l’arrière-pays des permissions de milliers de marins étrangers, soldats maîtres du camp. La ville était pour eux le plus vaste bordel de la Méditerranée. Ils urinaient partout, pour moi c’était leur marque sur notre sol) ; Idem, p. 108. “Vedo la nostra città tenuta in pugno da gente che l’ha venduta all’esercito americano. Vedo i soldati stranieri che fanno pipì per le strade, ubriachi, vedo le donne attaccate ai loro pantaloni” Trad. (Je vois notre ville tenue en main par des gens qui l’ont vendue à l’armée américaine. Je vois les soldats étrangers qui font pipi dans la rue, ivres, je vois les femmes pendues à leurs basques)

1 ERRI DE LUCA, Tu, mio, op. cit. , p. 17. “Sindaci filibustieri come Capitan Uncino” Trad. (De maires flibustiers

comme le capitaine Crochet)

2 ERRI DE LUCA, Lettere ad Angelo Bolaffi sull’anno sessantottesimo del millenovecento, in Lettere da una città

bruciata, op. cit. , p. 35. “Non mancavano fresche ingiustizie e sopraffazioni a Napoli, in Italia, nel mondo in mezzo

agli anni ’60. Però non mi afferravano il bavero così forte come quelle di vent’anni prima” Trad. (À Naples, en Italie, dans le monde, au milieu des années soixante, les fraîches injustices et vexations ne manquaient pas. Cependant elles ne me saisissaient pas au collet aussi violemment que celles subies vingt ans auparavant); ERRI DE LUCA, Più sud che

nord, in Pianoterra, op. cit. , p. 23. “Non avevamo petrolio, ma non ce lo facemmo mancare. Vennero navi lunghe e

pesanti a raffinarlo sulle nostre spiagge. Era sporco, puzzava, specie nei giorni di scirocco... Era il nostro cero acceso al santo del progresso. Sui golfi più belli del Tirreno spuntarono torri, ma non per avvistare Saraceni. Avevano altra forma, più stretta, assai più elevata e fumavano in cima. Erano gli altiforni della colata continua, le metallurgie urgenti dell’industria pesante” Trad. (Nous n’avions pas de pétrole, mais nous n’en manquâmes pas pour autant. De longs et lourds navires vinrent le raffiner sur nos plages. C’était sale, ça puait, surtout les jours de sirocco... c’était notre cierge allumé au saint du progrès. Sur les les plus beaux golfes des mers Tyrrhénienne et Ionienne, des tours pointèrent, mais pas pour guetter les Sarrasins. Elles avaient une forme différente, plus étroite, bien plus élevée et elles fumaient au sommet)

achète ses électeurs de même que Néron offrait des spectacles aux Romains. Achille Lauro d’ailleurs achète tout, l’équipe de football de Naples, et les Napolitains en leur donnant des pâtes et des chaussures. Plus encore, complètement mégalomane, il se fait nommer amiral et achète une flotte personnelle. Naples n’est plus ce que les étrangers en savaient par la littérature. Erri De Luca dénonce un maire corrompu, un peuple avili qui se plie à son habitude à la stricte obéissance et à la déférence :

Fuori c’era la città di Napoli, anni cinquanta e sessanta, un armatore monarchico per sindaco che si faceva chiamare ammiraglio, un popolo avvilito dalla guerra, cupo di risentimenti. Niente strumenti a corda sotto i balconi chiusi delle innamorate, niente barche a mare: ma una folla di principi crollati in miseria, inaciditi dalla smorfia dell’ossequio, dall’uso defernte del “voi”, un ictus d’umiltà1.

2.3.8 Conclusion

Nous avons vu quelles souffrances et épreuves ont marqué l’adolescence de Erri De Luca. Or, à l’époque de ces faits, le portrait de cette adolescence est rendu par Raffaele La Capria, dans une sensibilité d’expression très proche de celle de Erri De Luca. Dans son roman intitulé Ferito a morte, c’est le personnage Massimo qui a en effet l’inspiration de « la belle journée ». C’est que Raffaele La Capria n’est pas très loin, il habite juste plus bas au bord de la mer, à l’ouest, alors que Erri De Luca a une vue plongeante sur la baie, plus à l’Est. Ce rapprochement à la fois des hommes et des œuvres conduit à la remarque suivante, quant à leur mode d’appréhension toutefois bien différent du réel. Si le regard de Raffaele La Capria ne se défait jamais de cette mer dont il est si proche, Erri De Luca, lui, s’en trouve à distance et s’en éloigne encore par le cours des évènements. Ce n’est finalement pas la mer qui peut devenir pour lui objet de délivrance depuis la disparition tragique de son meilleur ami. En effet, si Raffaele La Capria nous présente son personnage fétiche, Massimo, vivant bien que blessé par la vie, ce même héros homonyme dans le récit de De Luca son ami, finit par mourir, emportant avec lui toute la séduction du paysage maritime. La vue du balcon de l’écrivain napolitain, a perdu sa féérie, Erri De Luca décrit maintenant le panorama comme un lacet qui l’étouffe, l’amenant à un total repli sur lui-même :

Ci camminavo da ragazzo sopra pensiero, a muso chiuso contro il laccio d’orizzonte che mi teneva dentro2.

1 ERRI DE LUCA, I libri, in Altre prove di risposta, op. cit. , p. 24. Trad. (Dehors il y avait la ville de Naples des

années cinquante et soixante, un armateur monarchique qui se faisait appeler amiral, un peuple avili par la guerre, noir de ressentiments. Pas d’instruments à corde sous les balcons fermés des amoureuses, pas de barques en mer : mais une foule de princes tombés en ruine, aigris par la grimace de la déférence, par l’usage obséquieux du « Vous », un ictus d’humilité); ERRI DE LUCA, Montedidio, op. cit. , p. 130. “Non si riparano più scarpe a Montedidio, dice, ora se le comprano nuove oppure gliele regala il sindaco per le elezioni” Trad. (On ne répare plus de souliers à Montedidio, dit- il, maintenant on les achète neufs ou bien le maire les offre pour les élections); ERRI DE LUCA, Calcio, in Napòlide, op. cit. , p. 63. “Sindaco armatore navale che accettava l’abusivo grado di «ammiraglio» e faceva campagna elettorale offrendo pasta e scarpe in cambio di suffragio... padrone della squadra di calcio e ogni tanto faceva acquisti clamorosi di illustri centravanti” Trad . (Maire armateur qui acceptait l’abusif grade d’ «amiral» Il faisait sa campagne électorale en offrant des pâtes et des chaussures en échange de suffrages … patron de l’équipe de foot et de temps à autre il faisait d’éclatants achats d’illustres avant-centres)

2 ERRI DE LUCA, Napòlide, op. cit. , p. 9. Trad. (Je marchais dessus lorsque j’étais jeune homme distrait, boudeur et

La mer, tant aimée autrefois, ne peut plus rien pour lui. C’est l’école buissonnière faite au zoo qui a apporté un certain soulagement à son mal-être, en substituant finalement une réclusion à une autre : seul l’enfermement dans ce parc et dans l’île peut le délivrer de sa prison sur terre, de son corps souffreteux et de l’oppression de la ville.

Erri De Luca au sortir de l’adolescence est donc un jeune homme tourmenté. Il a pris à son compte les exactions d’une guerre qu’il n’a pas connue mais dont il ressent une vive culpabilité. La perte de son meilleur ami, ses difficultés à communiquer autant que son sentiment d’isolement, le regard moqueur des autres sur son handicap, tout le conduit à un repli sur lui-même où les livres deviennent son seul refuge. Il s’agit en même temps, et il le sait déjà, d’une forme de fuite. Mais la fuite lui apparaît aussi comme salutaire et va prendre un tour plus définitif puisque l’écrivain quitte sa ville. Notre propos est maintenant de démontrer que ce départ est essentiel dans la construction de l’homme autant que dans celle de l’œuvre.