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II – Erri De Luca et Naples

2.3 L’autre visage de Naples

2.3.6 Premier regard sur les Américains

Tout comme Raffaele La Capria ou Domenico Rea, Erri De Luca ne peut pas rester insensible à l’occupation américaine de sa ville. En effet, plusieurs de ses récits relatent cette présence dans la Naples de l’après-guerre, dans une des bases de l’Otan où se sont installées des milliers de familles américaines. Certains Américains résident dans le même quartier que la famille De Luca. Et s’y sentent vraiment chez eux, à l’opposé des Napolitains récemment installés4. L’écrivain les croisait déjà dans les ruelles de Montedidio lorsqu’il était enfant: «Nei vicoli della mia infanzia, sulla collina che domina il porto risalivano i marinai americani, lasciandosi alle spalle il mare», nous dit- il5. Deux épisodes évoquent une approche plus directe. Alors qu’il est âgé de onze ans, dans le jardin d’enfant en bas de son nouvel immeuble, Erri De Luca rougit à la vue d’une fillette américaine d’une éblouissante beauté, mais inaccessible parce que ces enfants étrangers ne se laissent pas aborder6. Ce sera le seul contact agréable avec eux. Les soldats marins sont affables et commerçants, voire généreux, mais donnent l’impression d’être toujours très agités à terre7. Dans

1 Idem, p. 24. Trad. (De l’enclos qui m’entourait je ne voulais rien connaître d’autre) 2 ERRI DE LUCA, Tu, mio, op. cit. , p. 107. Trad. (Un forçat attache le boulet à son pied) 3 Idem, p. 102. Trad. (La vie close de la ville)

4 ERRI DE LUCA, Non ora, non qui, op. cit. , p. 73. “Nelle nuove case gli unici a proprio agio erano gli americani. Ma

Ma loro sono gli stranieri del mondo, abitano da sempre in zone appena costruite, in città fresche di intonaco... Sono stranieri anche a casa loro. Avevano le loro macchine gigantesche, le proprie scuole, i vestiti così adatti ai bambini che giocano” Trad. (Dans les maisons neuves seuls les Américains étaient à leur aise. Mais eux sont les étrangers du monde, depuis toujours ils habitent dans des quartiers de construction récente, dans des villes au crépi tout frais... Ils sont étrangers jusque chez eux. Ils avaient des voitures gigantesques, leurs propres écoles, des vêtements si bien conçus pour les jeux des enfants)

5 ERRI DE LUCA, Aceto, arcobaleno, op. cit. , p. 110. Trad. (Dans les ruelles de mon enfance, sur la colline qui

domine le port, les marins américains remontaient laissant leurs bateaux derrière eux)

6 ERRI DE LUCA, Non ora, non qui, op. cit. , p. 74. “La creatura che mi passava davanti facendomi arrossire per la sua

sua bellezza” Trad. (La créature qui passait devant moi me faisait rougir par sa beauté) ; Idem, p. 73. “Bambine americane bellissime, brave nei giochi, coi denti sani, già vivaci di femminilità. Giocavano tra loro e rifiutavano ogni rapporto con chi non fosse americano” Trad. (De petites filles américaines très belles, expertes dans les jeux, aux dents saines, vibrantes déjà de féminité. Elles jouaient entre elles et elles refusaient tout rapport avec qui n’était pas Américain)

7 ERRI DE LUCA, Montedidio, op. cit. , p. 10. “Gli americani sono pieni di cose nuove, i napoletani stanno intorno a

loro quando sbarcano per vedere le novità. È arrivato un cerchio di plastica, si chiama ulaòp” Trad. (Les Américains ont plein de choses nouvelles, les Napolitains sont toujours là quand ils débarquent pour voir les nouveautés. Un

les rues, ils demandent ou proposent toutes sortes de services ; les Napolitains parviennent à les comprendre, Erri De Luca aussi. Quelques années plus tard, lors d’un ratissage, une patrouille américaine le prend pour l’un d’entre eux et l’arrête. Il souhaite alors ardemment qu’on l’amène loin de sa ville car il n’a pas le courage de le faire, il n’a que seize ans :

Una pattuglia di Shore Patrol mi vide in faccia il quartino di sangue americano che mia nonna Ruby Hammond in De Luca, mi ha trasmesso in deposito... Avevo sedici anni e un corpo da nuoto. Mi spalmarono contro un muro, insieme a una sghangherata colonna di ragazzi americani in manette. Non dissi niente. Ammetto di aver desiderato che mi portassero via, non importava dove: se non sei capace di farlo da te, bisogna che qualcun altro ti acciuffi e ti sbatta lontano da casa... Solo quando mi svuotarono le tasche venne fuori la carta d’identità, uno di loro, un negro imponente come un re di piazza Plebiscito mi disse “Sorry, mister De Luca” e mi tolse il manganello dietro la nuca1.

Ces anecdotes sont révélatrices. L’adolescent a réalisé qu’il est né dans une « città venduta », que « Napoli era diventata capitale di guerra dei mari del Sud ». Accablé de honte, il s’en prend aux soldats dont il nous livre un portrait impitoyable : des géants, « con un po’ di puzza sotto il naso… imbambolati o diffidenti »,2 chancelant ivres dans les ruelles, corrompant femmes et enfants avec leurs gros billets verts. Erri De Luca renie ainsi ses origines américaines. Il accuse les USA de corruption, de faire de Naples non seulement une escale d’ivrognes, mais encore le plus vaste bordel de la Méditerranée. Ce sont les véritables « padroni » de Naples, un État dans l’État, avec tout ce que cela engendre d’usurpation, d’abus de pouvoir :

A Napoli venne l’America, qui scelse di impiantare il centro di guerra del Mediterraneo. Nel dopoguerra, la città diventò bordello di passo dei marinai americani. Altrove in Italia erano gli alleati, in città erano ancora occupanti, liberatori stanziali coi loro quartieri, basi, merci, macchine, feste, tribunali. Ogni reato commesso dai marinai era giudicato da una loro corte. Napoli era sospesa dal diritto italiano, non era più la capitale della Questione meridionale, ma di una questione militare tra potenze lontane. Era diventata come Saigon, Manila, uno scalo strategico, retrovia di marina militare3.

cerceau en plastique vient d’arriver, ça s’appelle un « oulaop »); Idem, p. 127. “Dei soldati americani con le scarpe di gomma vanno di corsa... Maria guarda i soldati americani, dice: « È una bella razza, ma corrono, corrono pe’ senza niente, senza un motivo...»” Trad. (Des soldats américains avec leurs chaussures en caoutchouc passent en courant… Maria regard les soldats américains, elle dit : « C’est une belle race, mais ils courent, ils courent pour rien, sans raison… »)

1 ERRI DE LUCA, Napòlide, op. cit. , p. 27-28. Trad. (Une patrouille de Shore Patrol lut sur mon visage le quart de

sang américain que ma grand-mère, Ruby Hammond épouse De Luca, m’a transmis en dépôt... J’avais seize ans et un corps de nageur. On me plaqua contre un mur, avec un peloton branlant de jeunes américains en menottes. Je ne dis rien. J’admets que j’avais désiré que l’on m’amène n’importe où : si tu n’es pas capable de le faire toi-même, il faut bien que quelqu’un autre t’attrape et te jette loin de chez toi… Ce n’est que lorsqu’on vida mes poches que ma pièce d’identité sortit, que l’un d’entre eux, un noir imposant comme un des rois de la place Plebiscito me dit : « Sorry, mister De Luca » et ôta sa matraque de ma nuque); Idem, p. 28. “Avevo già imparato a essere americano a Napoli, già molte volte per strada mi avevano chiesto e offerto di tutto con quell’accento a sfottere” Trad. (J’avais déjà appris à être Américain, déjà plusieurs fois dans la rue on m’avait demandé et offert de tout avec leur accent moqueur)

2 ERRI DE LUCA, Tu, mio, op. cit. , pp. 47-48. Trad. (Ville vendue… ville vendue… Naples était devenue capitale de

guerre de la Méditerranée) Erri De Luca répète deux fois l’expression « città venduta », ce qui rend son discours plus aigu et son désespoir plus lancinant. Idem, p. 48. Trad. (Avec un peu de dégoût… l’air ahuri ou méfiant)

3 ERRI DE LUCA, Napòlide, op. cit. , p. 26. Trad. (L’Amérique vint à Naples, ici elle choisit d’implanter le centre de

guerre de la Méditerranée. Dans l’après-guerre, la ville devint le bordel de passage des marins américains. Ailleurs en Italie c’étaient des alliés, en ville ils étaient encore des occupants, libérateurs permanents avec leurs quartiers, leurs bases, leurs marchandises, leurs machines, leurs fêtes, leurs tribunaux. Tout crime commis par ces marins était jugé par une cour à eux. Naples était suspendue du droit italien, ce n’était plus la capitale de la Question méridionale, mais d’une question militaire entre puissances lointaines. Elle était devenue comme Saigon, Manille, une escale stratégique, arrière

La ville semble donc être livrée encore et toujours aux étrangers. Les Napolitaines se prostituent, les soldats ivres urinent partout et ce spectacle ne peut laisser l’adolescent indifférent.