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II – Erri De Luca et Naples

2.4 La fuite et l’appel amoureu

2.4.5 Le tremblement de terre de

Quelques semaines après son retour, la terre tremble, la cité s’écroule comme un château de cartes. Le tremblement de terre a lieu le dimanche 23 novembre 1980, la première secousse dure une minute et demie environ, mais elle fait des morts par milliers et surtout ruine les survivants qui sont sans abri. L’écrivain nous indique l’heure exacte de la secousse, et nous fait part de ses réactions et de son émotion :

Così c’ero anch’io quella domenica d’autunno del 1980, quando il golfo si mise a vibrare all’unisono e in molti ci affrettammo giù per le scale. Con il mio nipotino tra le braccia che non aveva ancora capito a che gioco stessimo partecipando, scesi tre piani di scale arrivando in strada. Solo allora il golfo si fermò. Durò più di un minuto la scossa. Durante quel tempo ognuno provò la vertigine di una perdita di equilibrio, un bisogno di reggersi per non cadere, un’ubriacatura da sobri1.

Il entend la terre danser sous ses pieds, la « tarantella del sottosuolo », et se précipite dans la rue. Pris de vertiges, il perd l’équilibre. C’est la ville qui l’enivre de chagrin. Trois mille ans de splendeur désagrégés en un clin d’œil. Dans la rue, s’entassent ici des corniches, là, des pans de murs de tuf écroulés. Dans certains quartiers, des immeubles entiers sont tombés, les habitants sont désemparés. L’écrivain napolitain témoigne sobrement de ce désastre, alors que Jean-Noël Schifano2, témoin lui aussi des évènements et croyant vivre la fin du monde, le transfigure hyperboliquement. Erri De Luca ne fait pas allusion au grondement du tremblement que tous les Napolitains ont entendu, ni aux cris de désespoir des gens dans les rues, pas plus qu’aux morts ensevelis sous les décombres. Il ne voit que la ville, sa ville, en ruines. C’est son propre drame qu’il met en scène et non celui de la tragédie à laquelle il assiste. Passé la première émotion, l’écrivain fait une rapide allusion aux fonds d’aide que la Camorra napolitaine a détournés. Mais surtout, il

1 ERRI DE LUCA, Ubriachi, in Alzaïa, op. cit. , p. 124. Trad. (J’étais donc là moi aussi ce dimanche de l’automne

1980, quand le golfe se mit à vibrer à l’unisson, nous faisant tous nous précipiter dans l’escalier. J’avais dans les bras mon neveu qui n’avait pas encore compris à quel jeu nous étions en train de jouer, et je descendis trois étages pour arriver dans la rue. Alors seulement le golfe s’arrêta. La secousse dura plus d’une minute. Pendant ce laps de temps, chacun ressentit le vertige d’une perte d’équilibre, un besoin de se tenir pour de ne pas tomber, une ivresse d’hommes sobres); Idem, p. 124. Trad. (La tarentelle du sous-sol)

2 JEAN NOËL SCHIFANO, Tremblement de terre, in Dictionnaire amoureux de Naples, Paris, Plon, 2007, pp. 576, ici

pp. 482-491. “Dimanche 23 novembre 1980, 19H35…. Soudain tout se mit à cliqueter, les carreaux, les portes, les portes-fenêtres… Et puis, les murs, pourtant épais d’un mètre, se prirent à osciller…Ce mouvement d’avant en arrière et d’arrière en avant, qui paraissait ne devoir plus finir et faisait perdre son équilibre à tout animal terrien, était épouvantable en soi avec ce risque suspendu d’être enterré vif ; mais le plus effrayant c’était le bruit des viscères de la terre, à chaque oscillation, j’avais l’impression que mes pieds servaient de micro pour ce Baoum !... Baoum !... Une minute et demie… Puis tout s’immobilisa. Nous étions encore entiers. Quinze secondes, pas davantage, d’un silence plus profond plus silencieux qu’un vide muet entre deux galaxies : et puis de toute la ville un seul cri, immense, une communion de quatre millions de gosiers déchirant la nuit….. Comment représenter ce tremblement de pierres et de chairs, ces enterrés vifs autour d’Avellino, ces milliers de sans toit dans des villages de tentes et le froid, et la place du Palais royal, en plein Naples, où tout un peuple dormais à la vilaine étoile” Ici la différence est de taille. L’écrivain français souligne tout comme Erri De Luca la perte d’équilibre, le froid piquant de la saison.

raconte son apport à la reconstruction de sa ville grâce à son travail de manœuvre. Ici commence pour Erri De Luca la véritable réconciliation avec sa ville dans une double tâche, celle manuelle de l’ouvrier et celle créatrice de l’écrivain, dans le seul but de trouver une harmonie intérieure avec la ville. L’homme devient tendre, sa prose se fait poétique, il décrit la cité comme une femme frêle et frileuse, il l’appelle enfin par son vrai nom :

Napoli era città stremata e tremata, ancora brividi e sciami si scaricavano sulle zolle di tufo1.

Lui est blessé et meurtri, la cité est vide et glacée. On ne peut plus circuler, les ruelles sont bloquées. La ville a besoin de lui autant que lui d’elle. Erri De Luca a le sentiment de panser ses blessures, installer des pilotis c’est œuvrer à ce que la vie reprenne sous les échafaudages. Le cliché du linge aux fenêtres et des étals dans les rues a disparu, il ne reste plus que le blanc de ses nuits sans sommeil en pleine rue 2. Car Naples le rend insomniaque. Ces nuits blanches rappellent à Erri De Luca celles des veillées devant les usines Fiat à Turin. Mais être ici, à ce moment, le persuade d’avoir fait le bon choix, de se trouver là où il faut au bon endroit : « Questa città crollata che dorme nelle piazze è il posto giusto »3. Les Napolitains, effrayés par la possibilité d’une nouvelle secousse, passent les nuits dans la rue, ils tentent d’oublier, mais tout comme lui, n’y parviennent pas4. Puis, voilà que le sous-sol s’embrase, pendant des jours et des jours, l’incendie fait ravage. C’est l’holocauste. Une partie de la ville souterraine brûle tout entière :

Sottoterra sentivo bruciare un cimitero : ossa, scarpe, rosari, fiori, lampade, croci. Fiutavo per aggiungere sentori al catalogo dei combustibili. Il fumo saliva dal pozzo crepato, dai tombini, dai tubi e da una cremazione generale. Volevo imprimerla nel naso, credevo e credo ancora che la città in quel punto stesse esalando, se l’aveva, l’anima5.

1 ERRI DE LUCA, Napòlide, op. cit. , p. 32. Trad. (Naples était une ville épuisée et tremblante, des frissons et des

essaims se déchargeaient encore sur ses morceaux de tuf)

2 ERRI DE LUCA, La città non rispose, in In alto a sinistra, op. cit. , p. 35. “In molti punti la città era vuota… La città

circolava sotto le impalcature, tra le serpentine create dai contrafforti, i vicoli sbarrati... con grucce e bende là dove poco prima erano panni stesi e banchi con la merce... Non ho provato altrove il freddo di quell’inverno a Napoli” Trad. (En bien des endroits la ville était vide... La ville circulait sous les échafaudages, entre les lacets crées par les contreforts, les ruelles obstruées… de béquilles et de bandages là où peu avant ce n’était qu’éventaire et linge étendu… Je n’ai pas ressenti ailleurs le froid de cet hiver-là à Naples)

3 ERRI DE LUCA, Conversazione di fianco, in In alto a sinistra, op. cit. , p. 81. Trad. (Cette ville écroulée qui dort sur

les places publiques est le bon endroit)

4 ERRI DE LUCA, Napòlide, op. cit. , p. 33. “In quell’inverno senza tetto nessuno si fidava più delle sue pietre” Trad.

(Pendant cet hiver-là de sans -logis personne ne faisait plus confiance à ses pierres)

5 ERRI DE LUCA, La città non rispose, in In alto a sinistra, op. cit. , p. 42. Trad. (Sous la terre je sentais brûler un

cimetière : ossements, souliers, chapelets, fleurs, lampes, croix. Je reniflais pour ajouter des odeurs au catalogue des combustibles. La fumée montait du puits fissuré, des bouches d’égout, des tuyaux et d’une crémation générale. Je voulais en imprégner mon nez, je croyais et je crois encore que la ville exhalait à ce moment-là, s’il elle en avait une, son âme) L’avant-dernier paragraphe de La città non rispose décrit l’embrasement du sous-sol dans les vieux quartiers de la ville, dû à l’enterrement des immondices, au vide et à l’air souterrain des grottes de tuf. L’écrivain voit cet incendie de place Cavour, il travaille tout près de là, il le renifle.

Vingt-sept ans après Il mare non bagna Napoli, la vision onirique de Anna Maria Ortese s’est enfin réalisée : Naples est bel et bien menacée et chancelante, châtiée, non pas par la guerre, mais flagellée par les ires du dieu Vulcain, vengeur infernal. La nuit, « la città ubriaca di sonno dormiva per dimenticare », le jour elle « sperimentava l’ebbrezza della manutenzione »1. Dans ce contexte de bouleversement général, l’écrivain va cependant perpétuer le sentiment qu’il entretenait déjà, d’être un étranger en son pays.

2.4.6 Le « forestiero »

Au commencement de l’année 1981, Erri De Luca est « manovale », employé au noir, sur un chantier dans le quartier de la Sanità, près de la place Cavour. Ce travail représente pour lui une réponse aux destructions causées par le tremblement de terre. En élevant des murets de tuf, en descendant dans les caves inondées de rats, en montant dans les soupentes des anciens palais, en plaçant partout des étais, il a le sentiment de coiffer et de brosser sa sirène.

Il soigne ainsi les blessures de la ville et ce sont les siennes qu’il panse. Toucher sa terre, son tuf, respirer l’air des caves, cohabiter avec les rats, c’est être un homme désormais. Mais Il ne se sent toujours pas accepté. Les ouvriers du chantier, des paysans venus de l’arrière-pays, forts en dépit de leur âge et très solidaires entre eux, restent à distance, ils ne le reconnaissent pas comme un des leurs. « Davano poca confidenza all’estraneo », au « forestiero »2. En fait, même si Erri De Luca avoue ne pas être particulièrement sociable, il souffre de ne plus être considéré comme Napolitain :

In altre città ero stato uno di Napoli, bastava agli altri e a me quella provenienza. A Napoli non mi era accreditata. Tra gli operai della mia lingua ero accolto come un forestiero. Ero per loro uno di altre città, su di me la fatica aveva lasciato altre pose, altre usanze... Si è stranieri sul posto, proprio dove si è nati. Solo lì è possibile sapere che non esiste terra di ritorno3.

Alors que Naples se reconstruit par le travail de tous, travail auquel participe Erri De Luca, ce dernier éprouve de plus en plus le sentiment d’être rejeté par ses compatriotes.

1 ERRI DE LUCA, Conversazione di fianco, in In alto a sinistra, op. cit. , p. 81. Trad. (La ville ivre de sommeil dormait

pour oublier); ERRI DE LUCA, La città non rispose, in In alto a sinistra, op. cit. , p. 38. Trad. (La ville découvrait la griserie de la remise en état)

2 ERRI DE LUCA, Il conto, in Il contrario di uno, op. cit. , p. 89. Trad. (Ils ne se confiaient pas à l’étranger)

3 ERRI DE LUCA, La città non rispose, in In alto a sinistra, op. cit. , p. 41. Trad. (Dans d’autres villes j’avais été

quelqu’un de Naples, cette provenance suffisait aux autres et à moi-même. À Naples, elle ne m’était pas créditée. Au sein des ouvriers de ma langue j’étais accueilli comme un étranger. Pour eux, j’étais quelqu’un des autres villes, la fatigue avait laissé sur moi d’autres attitudes, d’autres usages… On est étranger à l’endroit même où on est né. Là seulement il est possible de savoir qu’il n’existe pas de terre de retour)

2.4.7 L’addition1

Les choses vont brusquement évoluer au printemps 1981. Tous les jours, le « manovale magro »2 fait la navette en métro entre la place Cavour et Campi Flegrei3, où il réside. Son travail, très routinier, lui donne satisfaction en dépit d’un maigre salaire de vingt cinq mille lires. L’argent n’est rien pour lui, il est riche de la ville et de la fille. Mais ce n’est qu’un «muort ’e famme ». La jeune femme voudrait qu’il cesse d’exercer ce métier alors que lui se pose toutes sortes de questions. Que fera-t-il après avoir « spalata e ammucchiata » toute sa ville 4 ? Que peut-il réellement offrir à cette fille ? Les conditions matérielles de vie des deux amants contribuent à les déchirer et à les séparer. Erri De Luca prend conscience du vide de sa vie et dans le bilan dressé sans concession, fait les comptes : l’addition, c’est de perdre la femme aimée :

Aspettavo la ragazza amata, il suo ritorno a sera. La perdevo un poco tutti i giorni sotto le palme ispessite che le graffiavano la pelle senza poterla sentire... L’inverno si era spinto fino a metà primavera. In casa a sera poche frasi... Già era alla finestra la chioma di capelli sparsa a matassa sciolta : l’asciugava al sole, era di maggio. Si lavava di me, dell’odore di resina del sonno di legno, staccava dalla stanza le sue cose. Neanch’io resto, vai. Pianse nel cavo delle mie mani asciutte, non cadde goccia a terra5.

Mais perdre l’amour, c’est aussi perdre à nouveau Parthénope :

In quei baci tardivi inghiottivo una saliva che curava le mancanze, la lebbra secca dei miei desideri di ragazzo. Ho assaggiato baci di consolazione, premi per l’ultimo arrivato. Erano labbra senza futuro, però davano pace... Avevo mani di carta vetrata, lei pelle delicata. Nessuna si è affacciata, spellata e sprecata tanto con me. Vita magra le davo in cambio della sua offerta intera. Si consumava di me, si intristiva. Quando l’anno finì mi chiese di non toccarla più. Se ne andava con la sua pelle arrossata e la voce che si spegneva in fondo alle scale, mentre da lì saliva la città, con un pianto sghangherato di bambino. Misi insieme città e ragazza, vita svanita, non ero cittadino loro. Era tardi. Non la ragazza mi chiedeva di non toccarla, ma la città: perché le città coincidono con un amore, si è cittadini per virtù di abbracci e io lo sono stato per un anno. E dopo nient’altro da toccare6.

1 C’est le titre d’un récit, capital dans l’iter de l’homme de trente ans qu’est Erri De Luca qui tire là le bilan de sa vie

jusqu’alors, et, en même temps, il ouvre les yeux sur le futur d’une fille qui le trompe déjà avec quelqu’un d’autre. Effectivement son amie avait oublié dans la poche de sa veste l’addition pour deux d’un restaurant de Sorrente. D’où le titre du récit. Mais, nous le verrons ce « conto », c’est aussi la ville qui va le lui demander afin de le liquider.

2 ERRI DE LUCA, La città non rispose, in In alto a sinistra, op. cit. , p. 37. Trad. (Manoeuvre maigre) 3 Ce sont deux stations de métro à Naples. Voir les plans 1 et 4, in Annexe 2 : Plans de Naples.

4 ERRI DE LUCA, Il conto, in Il contrario di uno, op. cit. , p. 88. Trad. (Crève-la-faim) ; Idem, p. 90. Trad. (Déblayée

et couverte de grabats)

5 ERRI DE LUCA, La città non rispose, in In alto a sinistra, op. cit. , pp. 38; 42. Trad. (J’attendais la fille que j’aimais,

son retour le soir. Je la perdais un peu tous les jours sous mes paumes épaissies qui lui égratignaient la peau sans parvenir à la sentir… L’hiver s’était attardé jusqu’au milieu du printemps. Dans la maison peu de phrases... Elle était déjà à la fenêtre, sa chevelure étalée comme un écheveau défait : elle la séchait au soleil, celui de mai. Elle se lavait de moi, de mon odeur de résine, de mon sommeil de plomb, elle détachait ses affaires de la pièce. Moi non plus je ne reste pas, si tu t’en vas. Elle pleura dans le creux de mes mains sèches, pas une goutte ne tomba à terre)

6 ERRI DE LUCA, Napòlide, op. cit. , pp. 32-34. Trad. (Dans ces baisers tardifs j’avalais la salive qui soignait les

manques, la lèpre sèche sans futur de mes désirs de jeune homme. J’ai goûté des baisers de consolation, récompenses pour le dernier arrivé. C’étaient des lèvres sans futur, mais ils me soulageaient… J’avais des mains en papier de verre, elle la peau délicate. Aucune fille ne s’est penchée, écorchée et gâchée autant avec moi. Je lui donnais une vie maigre en échange de la sienne offerte tout entière. Elle se consumait, elle dépérissait. À la fin de l’année elle me demanda de ne plus la toucher. Elle partait la peau rougie et la voix s’éteignant au fond de l’escalier, alors que de là montait la ville,

Bien sûr, la jeune fille l’a aimé, mais d’un amour humain qui n’avait rien à voir avec la passion suprême, celle induite par le mythe. Il attendait Parthénope, la sirène1, il a rencontré une femme petite et frêle qui s’est «spellata e sprecata » en vain, « affacciata » aux fenêtres d’un amour revendicateur. À travers les baisers « tardivi » de l’humaine, l’autre, Parthénope a contaminé sentimentalement sa proie. La jeune femme disparaît dans les abîmes, la ville tout entière remonte dans l’inconscient de l’homme-enfant refoulé qui, en pleurs, doit tirer sa révérence. Les adieux de son amante ne sont en rien comparables à ceux de la ville car « la città non rispose »2. Au drame de cette rupture sentimentale va s’ajouter celui de la perte du père ; monsieur De Luca dont la cécité est maintenant totale ne réalise même pas que son fils repart et à ce titre, l’épisode narré de la scène au balcon, lors des adieux, est très significatif.