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Son autoportrait : un élève introverti et muet

II – Erri De Luca et Naples

2.2 La réalité du vicolo

2.2.6 Son autoportrait : un élève introverti et muet

Nous avons vu que contrairement à la tradition italienne, Erri De Luca n’a pas été précisément un enfant roi et que la pression familiale qui s’est exercée sur lui l’a non seulement opprimé mais encore culpabilisé. Ajoutons encore que son éducation s’est faite à l’ancienne1, dans un contexte lié aux soucis et aux restrictions économiques de ses parents comme il aime à le rappeler au lecteur2. De surcroît, àl’école, il raconte que l’ambiance n’était pas des plus sereines. Il fréquentait l’école primaire Edmondo De Amicis3 et nous livre à ce propos un portrait très explicite de ses rapports avec son maître : lui, à l’allure plutôt timide4, est muet5, souffreteux6 et balbutiant7 . À l’opposé, son maître est un être terrifiant et osseux, au visage émacié, hypertendu dans le moindre de ses gestes. Cette caricature n’oublie cependant pas de mentionner qu’il s’agit d’un homme intègre car il refuse la montre en or que les mamans lui offrent en signe de remerciement. En classe, les bégaiements de Erri De Luca sont l’objet de moqueries. Le maître, bien qu’irascible et à la main leste, tente en vain de le l’en préserver. Bien qu’il se sente protégé par ce maître, l’enfant a toujours le sentiment d’être

toutes. À l’école, l’histoire s’arrêtait au seuil de ce siècle... Ça ne me suffisait pas, je voulais apprendre le passé tout proche qui avait laissé des traces de terreur et de salut dans les êtres aimés et dans la ville. Je me mis à lire les livres de mon père)

1 ERRI DE LUCA, Castità, in Pianoterra, op. cit. , p. 51. “Sono di una generazione dell’immediato dopoguerra, cui è

stata impartita un’educazione all’antica” Trad. (Je suis de la génération de l’immédiat après-guerre, à laquelle on a donné une éducation ancienne)

2 ERRI DE LUCA, Napòlide, op. cit. , p. 8. “A noi bambini… fu impartita un’educazione che a me parve sempre adatta

alla scarsezza di mezzi e di spazio: si parlava a bassa voce, si stava in tavola composti, cercando di non sporcare i panni buoni” Trad. (À nous, enfants ... on nous donna une éducation qui me sembla toujours adaptée à la pénurie de moyens et d’espace : on parlait tout bas, on se tenait bien à table, cherchant à ne pas salir les habits en bon état)

3 ERRI DE LUCA, Nervi, in Napòlide, op. cit. , p. 35. “La scuola si chiamava, e si chiama, Edmondo De Amicis” Trad.

(L’école s’appelait, et s’appelle, Edmondo De Amicis) Nous n’avons pas retrouvé cette école primaire sur le plan de Naples ni dans l’annuaire.

4 ERRI DE LUCA, Non ora, non qui, op. cit. , p. 45. “Ero minuto, di capelli neri, un muso da spazzacamino e un sorriso

stentato” Trad. (J’étais menu, avec des cheveux noirs, une mine de ramoneur et un sourire forcé)

5 Idem, p. 26. “Un ragazzino quasi muto” Trad. (Un petit garçon presque muet); ERRI DE LUCA, Il violino, in In alto a

sinistra, op. cit. , p. 86. “Ero muto... infanzia muta” Trad. (J’étais silencieux... enfance silencieuse)

6 ERRI DE LUCA, Aceto, arcobaleno, op. cit. , p. 10. L’écrivain évoque ici les fièvres de son enfance, en particulier la

maladie qui précéda son entrée à l’école primaire. “ Ho avuto soldatini e febbri, una delle quali mi addormentò i desideri per sempre” Trad. (J’ai eu des petits soldats et des fièvres, dont une endormit à jamais mes désirs)

7 ERRI DE LUCA, Non ora, non qui, op. cit. , p. 8. “Ero balbuziente per fretta di concludere. In compenso sapevo

trovare il punto di equilibrio degli oggetti” Trad. (J’étais bègue par hâte de conclure. En contrepartie, je savais trouver le point d’équilibre des objets)

rejeté par ses camarades d’école1. Le tableau général de cette période reste cependant très sombre, tout en teintes rouges et noires : l’écrivain évoque d’une part la maigreur de ses jambes rougies par le froid, de l’autre son tablier noir comme la robe d’un curé2 et ses copies maculées de taches d’encre noire. S’il subit les railleries de ses camarades, il reste attentif aux enfants de son âge, en particulier les plus démunis. En effet, il déplore les mauvais traitements adressés aux fils des pauvres : il raconte leur goûter3, les têtes rasées parce qu’empestées de poux, les claques du maître qui leur sont presque exclusivement réservées. Son maître l’hypnotise4 le jour et le hante la nuit. Ses parents ne prennent pas au sérieux ses cauchemars et en viennent eux aussi à se moquer de lui.

Le système scolaire l’oppresse donc, bien que privilégié car fils de gens aisés. Il aime néanmoins l’école.

À la maison aussi, l’ambiance n’est pas des plus gaies : il a peur de tout, en particulier de toucher les objets – on l’appelle d’ailleurs Richard Coeur de Lion5 – et plus encore de la voix de sa mère. L’exigüité des lieux fait qu’il se sent comme emprisonné : « ero un bambino spesso prigioniero »6. Il est privé de tout, d’air, du chien dont il rêve, des joies de l’enfance7. Jouer dans ces pièces est un exercice impossible à cause de l’étroitesse de ces pièces où tout résonne. En guise de revanche, il casse tous les jouets de Noël afin de voir « l’attimo in cui si era di colpo disfatto »8. Il est fasciné par la mort qu’il projette dans ces objets cassés, désormais partie prenante de sa lugubre existence9. En punition, on ne lui en offrira plus, on ne l’amènera pas davantage à la foire10. foire10.

Manques, moqueries, privations, solitude morale et physique, perte et absence semblent ainsi marquer et scander son enfance. Les conséquences de cette jeunesse ravagée ne sont pas des moindres.

1 ERRI DE LUCA, Aceto, arcobaleno, op. cit. , p. 10. “ Indossai il grembiule della scuola, divisa onorata del permesso

di vivere tra gli altri, anche se in disparte” Trad. (J’enfilai mon tablier de l’école, uniforme conférant la permission de vivre parmi les autres, tout en restant à l’écart)

2 ERRI DE LUCA, Non ora, non qui, op. cit. , p. 65. “I grembiuli erano neri. Sembravamo dei minimi preti a mezza

tonaca. Eravamo magri, con dei bastoncini dentro le gambe. D’inverno diventavano rosse” Trad. (Les tabliers étaient noirs. Nous avions l’air de petits prêtres aux soutanes courtes. Nous étions maigres, avec des jambes raides comme des baguettes. L’hiver, elles devenaient rouges)

3 Idem, p. 22. Cette collation scolaire, « refezione », faite de pain et de cotignac, était distribuée par un surveillant aux

enfants misérables du quartier. Erri De Luca les définit “merende di elemosina”. Lui, il a droit au goûter frais du matin. C’est ici, à l’école, que va se développer son sens aigu de l’observation des injustices sociales entre riches et pauvres, amplement étendu à l’observation des enfants des ruelles de Montedidio à qui il n’envie point leur sort.

4 ERRI DE LUCA, Nervi, in Napòlide, op. cit. , p. 36. “Portava sempre la scarpa sinistra slacciata e gliela guardavamo

ipnotizzati ” Trad. (Les lacets de sa chaussure gauche étaient toujours défaits et on les regardait hypnotisés)

5 ERRI DE LUCA, Lettere a Francesca, Napoli, Edizioni Libreria Dante § Descartes, 2004 (1ère édition 1990 par

Alfredo Guida Editore) , pp. 56, ici pp. 20-21. “Al tempo della mia infanzia mi chiamavano , prendendomi in giro Riccardo Cuor di Leone, a motivo della mia paura uniforme, estesa nell’animo come in superficie. Era paura di toccare: la presa elettrica, gli oggetti taglienti e tutti gli spericolati ardimenti dei bambini” Trad. (Pendant mon enfance on m’appelait Richard Coeur de Lion, à cause de ma peur uniforme, étendue dans mon âme comme en surface. C’était peur de toucher : la prise électrique, les objets coupants et tous les téméraires hardiesses des enfants)

6 ERRI DE LUCA, Il pollice arlecchino, in Il contrario di uno, op. cit. , p. 94. Trad. (J’étais un enfant souvent

prisonnier)

7 Erri De Luca va remplacer le chien par une balle jaune.

8ERRI DE LUCA, Non ora, non qui, op. cit. , pp. 37-39. “Rompevo i giocattoli... Rompevo il giocattolo... per vedere

l’attimo in cui era di colpo disfatto” Trad. (Je cassais mes jouets... Je cassais le jouet… pour voir l’instant où il était démoli d’un coup)

9 Idem, p. 39. “Solo in morte la vita è interamente di chi l’ha vissuta e il possesso è senza donatori, senza rimproveri”

Trad. (C’est dans la mort seule que la vie est toute entière à qui l’a vécue, et sa possession est sans donateurs, sans reproches)

10 ERRI DE LUCA, ‘More, in In alto a sinistra, op. cit. , p. 72. “Sorrisi da adulto alla richiesta di andare al luna park. ...

Mancavo a quei giocattoli giganti da bambino” Trad. (Je souris en adulte quand elle voulut aller au luna park... Enfant j’avais raté ces jouets géants)

2.2.7 L’étranger

Il est intéressant de reproduire, concernant cette période, les propos mêmes de Erri De Luca qui déclare : “ Sono il figlio, l’estraneo”1. Il se sent donc comme un étranger dans sa famille qu’il aimait pourtant plus que tout. Car, dès l’enfance, il commence à cultiver un sentiment d’étrangeté vis-à-vis de ses parents dont il se sent inconsciemment rejeté. Dans cette curieuse relation, il faut bien remarquer que les De Luca ont leur part de responsabilité : prétextant que ce fils ne leur ressemble pas physiquement, ils s’amusent au jeu de l’enfant trouvé2. Considérant cela comme une plaisanterie, ils prétendent ne pas être ses vrais parents ; on imagine les répercussions de cela sur l’enfant sensible qu’il est, se conformant à ce qu’on attend de lui dans ses circonstances, c’est-à-dire manifestant du chagrin, mais éprouvant au fond presque une satisfaction mauvaise. Ce jeu des plus curieux est un des contacts qu’il retrace avec eux. Mais ce qu’il en dit, c’est qu’incompris des autres, il cherche surtout à dissimuler son dégoût, dégoût qui s’étend au-delà des parents eux- mêmes à tout l’entourage :

Ero schifiltoso, una debolezza difficile da nascondere. Non mi vergognavo di apparire delicato, ma della mancanza di pietà che la ripugnanza denunciava. Un bambino sa molte differenze anche se non sa applicarle. Mi forzai a dissimulare i ribrezzi, così mi addestrai da straniero3.

Ce sentiment de répulsion va gagner en importance et s’étendre à tout Montedidio. Son quartier le fait suffoquer, il devient allergique aux choses les plus futiles, de l’air à la végétation, de la poussière du tuf à la pariétaire et à la mousse sur les immeubles :

1 ERRI DE LUCA, Non ora, non qui, op. cit. , p. 19. Trad. (Je suis ton fils, l’étranger) ; Idem, p. 40. “Da estraneo”

Trad. (En étranger)

2 ERRI DE LUCA, Non ora, non qui, op. cit. , p. 45. “C’era uno scherzo che mi facevate quando ero piccolo : mi

prendevate in giro perché non vi assomigliavo e dicevate che ero stato adottato… Dovevo far finta di provare tristezza alla rivelazione che ero un trovatello” Trad. (Vous me taquiniez : vous vous moquiez de moi parce que je ne vous ressemblais pas et vous me disiez que j’étais un enfant adopté… Je devais feindre la tristesse en apprenant que j’étais un enfant trouvé); ERRI DE LUCA, Napòlide, op. cit. , p. 16. “Avevo per conforto una fantasia che in un bambino è di solito un incubo: di non essere figlio dei miei genitori, d’essere stato adottato...Non cercavo un’altra appartenenza... Mi arroccavo da estraneo, diventando inespugnabile. Tacere sotto i rimproveri era per me la forma compiuta dell’estraneità . Ero un altro, mi confondevano da sempre con un altro bambino... Oggi mia madre dice: «Non so più ricordarmi di te bambino» È la sua quieta e involontaria maledizione, di aver partorito l’estraneo” Trad. (J’avais pour réconfort une fantaisie que chez un enfant est d’habitude un cauchemar : de ne pas être enfanté par mes parents, d’avoir été adopté… Je ne cherchais pas une autre appartenance…Je me retranchais en étranger, en devenant inexpugnable. Se taire sous les reproches était pour moi la forme accomplie de l’étrangeté. J’étais un autre, ils me prenaient depuis toujours pour un autre enfant…Aujourd’hui ma mère dit : « Je n’arrive pas à me souvenir de toi lorsque tu étais enfant ». C’est sa tranquille et involontaire malédiction d’avoir mis au monde l’étranger)

3 ERRI DE LUCA, Non ora, non qui, op. cit. , p. 12. Trad. (J’étais difficile, une faiblesse dure à cacher. Je n’avais pas

honte de paraître délicat, mais du manque d’indulgence que ma réputation révélait. Un enfant ressent bien des différences même s’il ne sait pas les marquer. Je m’efforçais de dissimuler mes dégoûts, ainsi je m’exerçais de la sorte comme un étranger)

Nei miei anni d’infanzia mi soffocava la polvere del tufo, il muschio delle facciate nord, l’erba parietaria, i rigagnoli, i buchi stretti in cui si facevano casa i piccioni1.

Ne supportant pas le quartier et tolérant en silence les personnes, Erri De Luca ne montre pas ce

qu’il ressent au plus profond de lui ; sa souffrance, son incompréhension d’autrui, il les garde tout en lui jusqu’à s’en rendre malade2. Vomir, avoir de la fièvre c’est la seule manière d’exprimer son mal et de l’évacuer, et ce mal est à la fois sentiment d’étrangeté et son refus de la ville. Enfant malmené et intériorisé, Erri De Luca souffre de son environnement immédiat. Trouve-t-il un réconfort auprès des camarades de jeu de son âge ?