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II – Erri De Luca et Naples

2.2 La réalité du vicolo

2.2.2 Un îlot étroit : Montedidio

Dans son premier roman, Non ora, non qui, Naples n’est nommée explicitement qu’une seule fois, elle est appelée tout simplement « città »2. C’est que Erri De Luca enfant ne l’a connue que par les récits de ses parents, sinistrés par la guerre et relogés tant bien que mal dans un quartier dégradé, celui de Montedidio, limité à l’Est par la piazza Plebiscito, vallée de rats et de pigeons, débouchant au Sud sur la promenade et la mer. Le cadre de vie de l’enfant, se borne au vicolo où il vit presque en réclusion3 avec les siens, dans cet îlot urbain limité parla piazza Plebiscito,4 qui représente pour toute sortie et distraction des promenades au bord de mer et des offices à l’église. Vue de ce quartier, Naples est « una città immobile, messa a strati, stipata »5. L’écrivain oppose cette « città stretta » où il est reclus, enserrée par d’étroites ruelles qui montent vers son quartier, à la ville

1 ERRI DE LUCA, Racconti a voce, in Napòlide, op. cit. , p. 53. Trad. (J’ai eu une enfance acoustique, l’ouïe était mon

organe maître. Naples après la guerre criait à gorge déployée, des parjures, des malédictions, des pleurs, des coups, des appels pour des soldats américains en sortie alcoolique et en chaleur montaient aux fenêtres. On était nombreux à Naples, entassés dans la plus haute densité d’Europe)

2 Jusqu’en 2006, Erri De Luca n’aime pas appeler sa ville par son nom, ou il n’y parvient pas, en lui préférant le terme

plus général de « ville », exception faite à la page 36. Encore en 1992, dans Aceto, arcobaleno, l’écrivain fait souvent appel à une périphrase : « Vengo da una città del Sud » (10). Trad. (Je viens d’une ville du sud). C’est seulement dans

Napòlide en 2006, qu’il parviendra à la nommer « Naples » tout le long de son livre.

Attilio Scuderi, in Erri De Luca, Fiesole (Fi), Edizioni Cadmo, 2002, pp. 142, ici p. 13, remarque que dans son premier ouvrage Naples n’est citée qu’une fois. Selon le critique l’écrivain napolitain semble préférer une méthode de citation métonymique de la ville.

3 ERRI DE LUCA, Pelle d’oca, in Il risveglio della ragione, Quarant’anni di narrativa a Napoli 1953-1993, op. cit. , p.

37. “Nella storia di Non ora, non qui (...) c’è una famiglia che si tiene appartata dall’invadenza del vicolo, custodendo una lingua diversa e un imballaggio austero dei propri movimenti. Ne esce però un figlio segregato nel corpo e nei pensieri” Trad. (Dans l’histoire de Non ora, non qui (...) il y a une famille qui se tient à l’écart de l’envahissement de la ruelle, en gardant une langue différente et un emballage austère de ses propres mouvements. Il en ressort cependant un fils enfermé dans son corps et dans ses pensées)

4 ERRI DE LUCA, Non ora, non qui, op. cit. , p. 42. “Per me il mondo non era più grande della casa e del quartiere....il

mio confine di allora... piazza Plebiscito” Trad. (Pour moi le monde avait la taille de ma maison et de mon quartier… ma frontière d’alors… piazza Plebiscito)

« larg(a) » débouchant sur la mer. Montedidio est son monde d’alors, Erri De Luca en a fait un roman.

L’écrivain insiste sur l’exiguïté des lieux confortée par la hauteur des murs en tuf des immeubles, et caractérisée par le manque d’air et de lumière1. C’est tout cela qui explique sa joie à échapper à cet univers lorsque, laissant la ville derrière lui, il sent l’air de la mer, respire enfin cet air qui lui fait oublier celui irrespirable et confiné des rues et de sa « casa »2. Le chemin pour sortir de la ville n’est pas facile, les trottoirs à enjamber demandent une certaine prudence : les rues mal pavées, sont encombrées de voitures, de poubelles, de chaises et de linge mis à sécher :

Calavamo dai vicoli, selciato sconnesso che percorrevo guardando sempre in terra. La prudenza cominciava da dove si poggiavano i piedi e proseguiva fin dove si posavano gli occhi. Era meglio non vedere tutte le cose della strada. Calavamo dal vicolo che scendeva con scale tra le case e un muro di tufo. Venivamo giù dalla città stretta e arrivavamo al largo dove la città finisce di colpo davanti al mare... Allora tiravi un po’ brusca le mani ai tuoi bambini salendo tra i marciapiedi ingombri di ostacoli, macchine, spazzature, sedie, panni.3.

Partout, il observe la saleté et les immondices, la poussière enveloppe tout y compris les petites voitures d’enfants louées à la Riviera de Chiaia4. En définitive, le tableau est à peu près le même que celui brossé par Anna Maria Ortese jusqu’au même conseil donné : vaut mieux ne pas voir ce que l’on refuse de voir : « il mondo è meglio non vederlo che vederlo ». En revanche, chez Erri De Luca, on ne note aucune récurrence de la vision névrosée de Anna Maria Ortese, aucun constat de personnes difformes, aucune allusion à un quelconque état larvaire. En fait, Erri De Luca ne s’attarde pas sur les habitants et il apparaît que faire leur portrait ne l’intéresse pas ; pas plus d’ailleurs que l’architecture et la beauté pittoresque du site. Il ne veut noter que l’étroitesse de son quartier d’origine, ses limites spatiales et visuelles qui finalement se résument à rien :

Non c’era niente da vedere. Era questa e così la città, un ripostiglio stretto dappertutto5.

1 ERRI DE LUCA, Montedidio, op. cit. , p. 8. “Sopra questo quartiere di vicoli che si chiama Montedidio se vuoi

sputare in terra non trovi un posto libero tra i piedi. Qui non c’è spazio per stendere un panno” Trad. (Dans ce quartier de ruelles qui s’appelle Montedidio, si tu veux cracher par terre, tu ne trouves pas de place entre tes pieds. Ici, il n’y a pas la place pour étendre le linge)

2 ERRI DE LUCA, Non ora, non qui, op. cit. , p. 56. “Quando ripigliavamo la trama dei vicoli, l’aria tornava

prigioniera. Il cielo saliva sui palazzi, lontano, mentre sul lungomare scendeva fino a toccare le onde. A casa c’era l’aria lasciata, già tutta respirata, spugna di odori” Trad. (Quand nous retrouvions le dédale des ruelles l’air trouvait sa prison. Le ciel s’élevait au-dessus des immeubles, lointain, alors qu’au bord de la mer il descendait jusqu’à toucher les vagues. À la maison il y avait l’air que nous avions laissé, un air déjà tout respiré, imprégné d’odeurs)

3 Idem, pp. 56-57. Trad. (Nous descendions par les ruelles, pavés disjoints que je parcourais toujours les yeux fixé à

terre. La prudence commençait là où se posaient les pieds pour continuer là où se posaient les yeux. Il valait mieux ne pas voir toutes les choses de la rue. Nous descendions les marches de la ruelle en pente entre les maisons et un mur de tuf. Nous arrivions au bas de la ville étroite pour déboucher au large, là où la ville s’arrête brusquement devant la mer) C’est nous qui soulignons en gras afin de le mettre en rapport avec le texte de Anna Maria Ortese. ANNA MARIA ORTESE, Un paio di occhiali, op. cit. , p. 18. Trad. (Vaut mieux pas voir le monde que de le voir)

4 Idem, p. 52. “ Si noleggiavano automobiline a pedali. Non ci salimmo mai, perché erano sporche, ci dicevi” Trad. (On

louait de petites automobiles à pédales. Nous n’y montâmes jamais, parce qu’elles étaient sales, nous disais-tu)

5 ERRI DE LUCA, Il pollice arlecchino, in Il contrario di uno, Milano, Feltrinelli, 2003, pp. 115, ici pp. 93-94. Trad.

(Il n’y avait rien à voir. C’était ça la ville, un débarras étroit partout) C’est nous qui soulignons en gras afin de le mettre en rapport avec le texte de Anna Maria Ortese.

Non, il n’y a pour lui rien à voir dans la noirceur de la ruelle et l’obscurité du quartier, si plein de monde qu’il est vidé de tout car « non c’era niente da vedere ». C’est pourtant là qu’il habite, dans un logement qui prend pour lui une importance très particulière.

2.2.3 «La casa del vicolo»: un ghetto acoustique

Cet appartement étroit situé au cœur de ce quartier de Montedidio, dans une ruelle en pente, résume à lui seul toute l’enfance de l’écrivain. Ce dernier l’appelle toujours « casa del vicolo » en opposition à « la casa del benessere », celle de son adolescence. Cette habitation est plongée dans l’obscurité la plus totale tout comme la ruelle, « la casa era avvolta in un’ombra costante » et de surcroît elle est glacée en hiver1. La cuisine, pièce principale, donne sur un mur de tuf où sont étendus les draps à sécher des voisins d’au-dessus, et où résonnent des cris provenant de la ruelle2 . Là aussi, certainement, il n’y a rien à voir, mais comment rester indifférent à la perpétuelle gaîté qui s’y exprime ! En effet, l’ambiance dans la ruelle est très joyeuse, la vie pullule de voix tonitruantes, et toutes ces voix qui s’interpellent en chœur ou se lamentent égayent l’enfance de Erri De Luca :

Non vedevo il vicolo ma rimanevo ad ascoltarlo. Distinguevo le voci, le provenienze. Tutti ci buttavano dentro i loro rumori, chiamate, lamenti, suoni di mestieri : facevano un coro che nemmeno il vento portava via 3.

De cette perpétuelle agitation sonore, Erri De Luca distingue essentiellement les voix féminines. Car les Napolitaines ne parlent pas, elles crient. Leurs hurlements montent de leurs entrailles, cris de joie ou de colère. De même qu’il ne décrit pas le peuple, l’écrivain omet de décrire physiquement les femmes. Sans doute, ne les voit-il pas et ne fait-il pas attention à elles, formes méconnaissables, entassées dans les rues. Mais il a une parfaite connaissance de ce qu’elles ressentent, il reconnaît, à la modulation d’une voix un mouvement de joie ou de colère. Si ce dernier sentiment l’effraie, il aime les sonorités joyeuses qui tombent en cascades comme de multiples échos qui n’en finissent pas de se répondre :

1 ERRI DE LUCA, Non ora, non qui, op. cit. , p. 62. “La luce nel vicolo non arrivava a terra. Scendeva fino al primo

piano a mezzogiorno, poi ritornava su. D’inverno restava più in alto. La casa era avvolta in un’ombra costante” Trad. (La lumière de la ruelle n’atteignait pas le sol. À midi elle descendait jusqu’au premier étage, puis remontait. L’hiver elle restait encore plus en haut. La maison était enveloppée d’une ombre constante); ERRI DE LUCA, La prima notte, in In alto a sinistra, Milano, Giangiacomo Feltrinelli, 2001 (1ère édition 1994) , pp. 127, ici p. 58. “Un vecchio freddo di bambino che veniva dagli inverni di una città del Sud, nessuna casa riscaldata e si provava caldo solo di notte, a letto... Eravamo stanze di tarantolati” Trad. (Un vieux froid d’enfant qui venait des hivers d’une ville du Sud, aucune maison chauffée et on ne sentait la chaleur que la nuit, au lit... Nous étions des salles de tarentulés)

2 ERRI DE LUCA, Non ora, non qui, op. cit. , p. 7. “Una strada in discesa, la pioggia in cucina, gli strilli del vicolo...

buia in fondo a un precipizio di scalini guasti” Trad. (Une rue en pente, la pluie dans la cuisine, les cris dans la ruelle…il faisait si noir au fond des escaliers raides et délabrés)

3 ERRI DE LUCA, Non ora, non qui, op. cit. , p. 36. Trad. (Je ne voyais pas la ruelle, mais je restais à l’écouter. Je

distinguais les voix, leurs provenances. Tous y déversaient leurs cris, appels, lamentations, bruits de métiers : ils formaient un choeur que même le vent ne parvenait à chasser) ; Idem, p. 69. "Un vicolo mai stanco di voci, strilli, fumo di carbonella " Trad. (Une ruelle inlassablement pleine de voix, de cris, de fumée de charbon de bois)

Nel mio vicolo le donne erano strilli. Non le capivo quando la collera saliva dalle viscere su per la gola agli occhi. Intendevo invece i loro gridi per chiamarsi a distanza e mi piaceva la cantilena di un nome gridato dal selciato fino all’ultimo piano, nomi di molte lettere, preceduti da un titolo e proseguiti in un diminutivo : Donna Cuncetti-naa1.

Ainsi, la ruelle résonne et anime ses journées contraintes par une éducation - nous le verrons plus loin – plutôt stricte. En effet, aux cris animés venant de la ruelle s’opposent les chuchotements de la famille De Luca dans cette cuisine où la vie de famille s’est concentrée. L’enfant y fait ses devoirs d’écolier, face à un mur qui contre toute attente, l’aide à se concentrer et favorise son imaginaire. Les repas de la famille sont réglés selon un rituel ecclésiastique, le manque d’espace impose prudence et silence2. Enfermée dans ce logement exigu, la famille De Luca vit en retrait des gens de la ruelle et du quartier. S’il fallait illustrer l’ambiance de la maison d’enfance de l’écrivain, on parlerait volontiers de sentiment d’étouffement, de ségrégation, de ghetto familial. Madame De Luca impose le silence à ses deux enfants, un silence difficile3. L’auteur de Montedidio s’est toujours senti mal à l’aise dans ce cadre très austère et silencieux, d’autant qu’il percevait au-delà des murs le chœur cacophonique de liberté de la ruelle.