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1.3 Le réalisme de Domenico Rea

1.3.8 La recita de l’amour et de la mort

Cette ambiance de passion qui règne dans la ville, les auteurs vont la projeter dans leurs oeuvres : nous allons maintenant étudier comment pour notre auteur, la passion baigne les textes, entre « recita » de l’amour et de la mort.

L’amore come la morte sono le due cose che il Padre ha concesso a tutti massime ai poveri che hanno solo questo2.

Commençons par « l’amore », premier terme de cette citation de Le due Napoli. La prose de Domenico Rea est un théâtre permanent, pur déchaînement de sentiments et de passions ; sans doute y trouve-t-il son inspiration dans le Vésuve et le souffle infernal des zolfatare. Le Napolitain de Rea se détruit et détruit, alors qu’il veut aimer et être aimé en retour, tout aveuglé par la passion. Son âme est une intrigue où se déchaînent instincts et sentiments exacerbés. L’amour à Naples, dit Rea, est une constante menace : les amoureux craignent à chaque instant le pire. L’homme est « come un malato », le baiser est une « brutta medicina », le désespoir dicte des « ululati d’amore »3 . L’homme amoureux grave une balafre sur la joue de sa promise, marque de son amour éternel : « sfregiò (Matalena), baciandola sulla bocca a fuoco »4. Il aime en crescendo : les pulsions de l’amour naturel et bestial engendrent la maladie ou une affreuse tuerie. La maladie d’amour de Minico, rongé «come un’anima del Purgatorio»5 emprunte quelques traits à la folie du Cimon de Boccace « bastonando un albero di noce lo moncava »6 ou à celle de Roland. La similitude avec le le règne animal est présente non seulement chez les hommes et les femmes napolitains, mais encore dans l’acte d’accouplement: « (Turla) pensava ai due animali, cioè a lei e a Minico

1 DOMENICO REA, Mazza e panelle, op. cit. , pp. 141-142.

2 DOMENICO REA, Le due Napoli, op . cit. , p. 200. Trad. (L’amour et la mort sont les deux choses que Dieu le père a

concédés à tous et spécialement aux pauvres, qui n’ont que cela)

3 DOMENICO REA, Pam ! Pam! , in Spaccanapoli, op. cit. , p. 51. Trad. (Comme s’il s’agissait d’un malade) ; Idem,

p. 53. Trad. (Un médicament trop amer); Idem, p. 53. Trad. (Des miaulements d’amour)

4 DOMENICO REA, Tuppino, op. cit. , p. 63. Trad. (Il la marqua d’une estafilade tout en déposant un baiser sur sa

bouche en feu)

5 DOMENICO REA, Estro furioso, op . cit . , p. 47. Trad. (Comme une âme du purgatoire) 6 BOCCACCIO, Décaméron, V, 1, op. cit. , p. 47. Trad. (En frappant un noyer, il le coupait)

abbracciati, e Minico per giunta, con la fisionomia della rana, e lei con quella del rano »1. La bestialité amène le peuple à sa défaite et à sa perte. Le crime passionnel symptomatique de Naples est en lui : Giacomino, Peppino, le bandit, Tuppino, Auricchio, Minico, le Maresciallo, le petit ami de Rosa sont tous minés, épuisés par le feu de leurs instincts. Cet éclat des passions entre déchéance et mort est un thème cher à Rea. Au final – et c’est le constat d’écrivains napolitains tels Marotta - le couteau ou le pistolet sont les seules armes pour mettre fin aux disputes et en terminer avec une vie déchirante et cruelle.

Et toujours selon la même citation de Le due Napoli, il nous faut maintenant nous attarder sur l’autre terme proposé à notre réflexion, « la morte », comme pendant indispensable à « l’amore ». La mort à Naples est un culte permanent, et pas seulement en temps de guerre : on ne pense qu’au ciel tout en vivant sur terre. Le dimanche, le cimetière bondé de monde est un parcours incontournable : Mongino ravive la flamme de l’amour qu’il porte à sa femme et ce, pour l’éternité. Pour lui, elle est toujours là omniprésente, et représente la résurrection sur terre:

La Pasqua ... lui (la) celebrava sulla tomba di terreno della moglie, portandosi il mangiare e stendendo la tovaglia sul tumulo muliebre come sul ventre vivo2.

Les Napolitains par solidarité et par respect envers la mort elle-même et « per il cortile di proprietà », se cotisent à cette occasion dans les bassi pour cette unique et fastueuse parade de leur vie. L’apparat solennel de la procession funèbre avec ses beaux chevaux exprime au mieux ce besoin de paraître, typiquement napolitain. Les voisins de la défunte Zi Capena jouent le rôle de spectateurs devant la tragédie de la mort : ils l’expriment à travers la compassion, les baisers, « gettava baci alla morta », l’eau purificatrice, le parfum, l’habit blanc. Puis, c’est le défilé des enfants, des prêtres, des chants et des pleurs. Le comportement des protagonistes est très défini et codé. Enfin arrive le char funèbre de deuxième classe :

E nel pomeriggio vennero i preti e si sentirono trottare dietro di loro i quattro cavalli neri, col pennacchio nero e i finimenti ricamati in argento del carro di seconda classe, giacché tutti nel cortile pagavano un tanto al mese per avere in morte un carro di seconda classe: di cristallo sonante, coi lampioni gocciolanti altre grandi lacrime di cristallo che al sole, si riempivano di molti colori 3.

1 DOMENICO REA, Estro furioso, op. cit. , p. 46. Trad. (Turla pensait aux deux animaux, c’est à dire à elle et Minico

enlacés ; Minico avait la tête de la grenouille femelle, et elle celle du mâle)

2 DOMENICO REA, La rapina di cava, op. cit. , p. 128. Trad. (Pâques ... lui qui célébrait cette fête sur le bout de

terrain qu’était la tombe de sa femme : il apportait son repas et étendait la nappe sur le tumulus mulièbre comme sur un ventre vivant)

3 DOMENICO REA, Il mortorio, op. cit. , p. 141. Trad. (Dans la cour appartenant); Idem, p. 137. Trad. (Elle jetait des

baisers à la morte); Idem, p. 140. Trad. (L’après-midi, les prêtes arrivèrent ; on entendit trotter derrière eux les quatre chevaux noirs, empanachés de noir. Le corbillard de deuxième classe était orné de broderies en argent, car tous les habitants de la cour versaient une certaine somme chaque mois pour avoir droit à un corbillard de deuxième classe, aux vitres de cristal sonnant, avec des lanternes ornées de grosses larmes elles aussi de cristal et qui, au soleil, prenaient des reflets multicolores); Idem, p. 141. Trad. (Le cercueil)

Ainsi, on joue constamment entre ruse et émotion : l’assassin promet lui-même publiquement à sa victime un caveau et soulève il « taùto » pour l’entrée triomphante dans l’église. La mort est une obsession : elle obsède Cappuccia en prison, ainsi que ses amis, ses parents et Lula, sa fiancée. Il est emprisonné parce qu’il a tué un des ses amis ! Si la vie est misérable, il faut bien, selon les convictions populaires, mourir en beauté. La mort devient ainsi une mascarade pour mieux être exorcisée : Zi Capena est déguisée en vierge, Cappuccia en gardien de prison, Peppino en soldat. La mort, c’est la fin du spectacle d’une vie, de tout ce qu’il reste dans la mémoire d’un vieux cocher, qui refusant son existence misérable, se réfugie dans le souvenir de l’âge d’or de ses quatre ans1. Naples, ville double de vie et de mort, toujours omniprésente et mise en scène, Naples où les vivants et les morts ne font qu’un, devient l’image spectrale d’un monde obsolète et perdu à jamais. Vie récitée ou vie réelle ? Que cache de particulier ce comportement ancestral et vivant, mais quelque peu agaçant du peuple? Qu’est-ce qui leur reste si ce n’est la religion pour survivre et oublier ce spectacle terrifiant qui est le leur, celui d’une vie gâchée et inutilement disséquée ?