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II – Erri De Luca et Naples

2.1 L’enfance mythifiée : la mer et l’île

2.1.1 L’écrivain et la ville

Parmi les écrivains napolitains contemporains, Erri De Luca est l’un des plus marquants en ce qui concerne la relation entre ville et écrivain. Il ne réside plus à Naples, mais y revient physiquement et en pensée par le biais de l’écriture. La cité parthénopéenne est effectivement constamment présente dans sa production littéraire. Très prolifique, l’écrivain alterne essentiellement des moments d’écriture sur Naples, et d’autres, sur les textes bibliques. Non ora, non qui, son premier roman sur la cité parthénopéenne date de 1989, Napòlide, son dernier livre, est de 2006. Le fil qui relie ces deux œuvres autobiographiques nous confirme le lien inoubliable et indéfectible que son auteur entretient avec la ville et ses habitants.

Naples, pour lui, de même que pour la plupart des écrivains nés dans ce lieu, pourrait se résumer à l’ensemble de ses souvenirs d’enfance et d’adolescence. Mais, contrairement aux autres écrivains, la ville est pour lui véritablement à double sens car d’une part, il en exalte le mythe, de l’autre il le refuse car il ressent profondément une extrême souffrance ainsi que nous le verrons plus loin. L’influence qu’exercent les autres écrivains napolitains que nous avons étudiés aux chapitres 1.3, 1.4, 1.5, s’exprime sans aucun doute dans l’ambiance et le cadre de romans qui font souvent allusion à la guerre et à l’après-guerre.

En effet, l’auteur de Montedidio appartient à la génération suivante, il est né en 1950, quatre ans après la fin de la guerre qu’il n’a connue que par les récits de ses parents. Mais parallèlement, il a réellement connu les deux Naples sociales car enfant, il a vécu dans un vicolo et, adolescent, dans

1 ERRI DE LUCA, Aceto, arcobaleno, Milano, Giangiacomo Feltrinelli, 2001(1ère édition 1992), pp. 117, ici p. 63.

Trad. (Si je prends des vacances, c’est pour retourner sur les lieux de mon enfance, sur les côtes où j’ai nagé, ramé et que je connais de bout en bout. Je suis encore ému en reconnaissant chaque fois ces lieux gravés dans ma tête) Encore aujourd’hui Erri De Luca garde un souvenir inoubliable des lieux de son enfance gravés à jamais dans sa mémoire et revisités avec joie dès qu’il peut s’y rendre. Toutefois l’écriture l’aide à retrouver ces endroits magiques, en époussetant ses souvenirs, elle écourte ainsi leurs retrouvailles.

les beaux quartiers. Toute son écriture napolitaine oscille entre monde solaire et obscurité des ruelles, entre guerre et après-guerre. On dirait qu’il connaît mieux que quiconque la duplicité de la ville qui selon les points de vue, effraie, trahit ou enchante. Il sait aussi les horreurs de la guerre. Ses œuvres situées à Naples témoignent de cette duplicité, homodiégétiques ou hétérodiégétiques qu’elles soient, autobiographiques ou de pure fiction. Mais, tout comme Raffaele La Capria, Erri De Luca va se faire piéger par sa ville parce qu’elle se confond avec le mythe de son enfance entre fable et idéalisation. Aucun écrivain napolitain ne peut oublier d’où il vient. Dans le sillage lumineux de l’étoile d’Arturo1, Erri De Luca, enfant, croit vivre un véritable conte de fées. Pour s’apercevoir que les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent. Mais est-ce vraiment la ville qui change ? Naples reste sans doute la même et c’est la perception qu’il en a qui change, la sensibilité de l’enfant faisant place à la maturité de l’adulte. Il convient d’abord de s’attacher de plus près à cette enfance et de cerner comment la mémoire, sans exaltation, ni hyperbolisme, en focalise les instants inoubliables.

2.1.2 Les récits de son enfance

Erri De Luca est issu d’une famille de la riche bourgeoisie ayant perdu ses biens pendant la guerre. Il a un quart de sang américain par son arrière-grand-mère paternelle et cet héritage se traduit par un physique grand et longiligne. Ses parents ont toujours été très proches, mais austères ; ils l’ont élevé dans une éducation très stricte. À la maison on ne parlait pas haut et fort comme chez les autres, on s’exprimait sur un ton mesuré et de préférence en italien2.

Son enfance a été bercée des souvenirs nostalgiques d’un passé récent, des chansons3 d’antan, parfois mêlées aux prières4 du soir, et de toutes sortes de récits et de petites anecdotes : des histoires bibliques, des histoires amusantes sur le service de porcelaine anglaise de son grand-père, ou sur la canne de son arrière-grand-père, des histoires effrayantes sur le munaciello ou sur les tremblements de terre5 :

1 ELSA MORANTE, L’isola di Arturo, Milano, Garzanti, 1954, pp. 379, ici p. 11. Le jeune Arturo, orphelin de mère,

vit sur une île toute l’année, Procida, qu’il découvre en long et en large, où il est élevé par sa jeune belle-mère dont il tombe amoureux.

2 ERRI DE LUCA, Tu, mio, Milano, Giangiacomo Feltrinelli, 2002 (1ère édition 1998), pp. 114, ici p. 57. L’oncle de

Erri De Luca lui rappelle ses origines: “Mia madre, tua nonna Ruby Hammond di Birmingham, Alabama, mi ha trasmesso il gusto della libertà” Trad. (Ma mère, ta grand-mère Ruby Hammond de Birmingham en Alabama, m’a transmis le goût pour la liberté); ERRI DE LUCA, Nobiltà, in Alzaia, Milano, Feltrinelli, 1997, pp. 130, ici p. 77. “Nome impastato di americano per via di una nonna che veniva da lì e ha figliato degli italoamericani” Trad. (Prénom mêlé d’américain à cause d’une grand-mère qui venait de là-bas et qui a fait des petits Italo-américains) La condition de la perte des biens et de respect de cette famille nous fait songer à celle de la famille de Fabrizia Ramondino. Dans

Althénopis, cet écrivain évoque également les difficiles conditions de vie de sa famille, privée de tout, à cause du décès

de son père. Elle aussi déménagera dans un petit taudis dans les quartiers pauvres où elle sera à la merci de la « générosité » de la famille.

3 ERRI DE LUCA, Aceto, arcobaleno, op. cit. , p. 17. “Me le aveva insegnate mia madre, melodie di una volta... Per

lei erano ricordi forti, minuti di giovinezza della sua età fattasi adulta presto, senza governo nelle notti bianche dei bombardamenti” Trad. (C’est ma mère qui me les avait apprises, des mélodies d’autrefois ... Pour elle c’était des souvenirs forts, des minutes de sa jeunesse, d’un âge devenu vite adulte, sans ligne de conduite, durant les nuits blanches des bombardements)

4 ERRI DE LUCA, Montedidio, Milano, Giangiacomo Feltrinelli, 2001, pp. 142, ici p. 56. “Mi ricordo le strofe di

mamma che si fermava un minuto seduta a cantarle sul mio letto dopo le preghiere” Trad. (Je me souviens des couplets de maman qui s’asseyait une minute sur mon lit pour me les chanter après les prières)

5 ERRI DE LUCA, Tufo, Napoli, Edizioni Libreria Dante § Descartes, 1999, pp. 43, ici pp. 11-14. “I bambini allora

Ancora oggi so che nessuna storia scritta potrà mai valere le scosse di fantasmi e terremoti suscitati dalla voce di mia nonna Emma 1.

Si tous ces souvenirs lui sont chers, les récits de ses parents sur la guerre et sur les bombardements l’ont profondément marqué. Sa mère raconte surtout la ruée aux abris, elle, son dernier dans les bras, son mari une valise à la main. Pourtant, elle trouvait la force d’en rire, elle riait de ces bombes qui l’avaient ruinée :

Mamma sapeva queste storie, papà era soldato. Lei raccontava le corse ai ricoveri… Lei portava me, il nonno, una valigia... Mamma raccontava sempre cercando il lato buffo... Di quelle bombe che l’avevano rovinata rideva ancora2.

Ces récits entendus à l’enfance ont un poids énorme sur l’homme devenu écrivain. Il mettra en exergue son rôle passif de confident, la douleur qu’il éprouvait tout en la cachant :

Tu parlavi di tutto il resto e nascondevi la pena per le nostre angustie sotto quella per le cose del mondo. Mi mettevi a parte di notizie amare... Poco e niente trattenevo di quelle informazioni, però partecipavo del dolore e del pericolo del mondo intorno... tu raccontavi soltanto, non mi chiedevi niente3.

buio la casa di fronte perché poteva trasferirisi da noi, il fantasma domestico di quegli appartamenti” Trad. (À ce moment-là les enfants écoutaient les histoires sacrées en gravant dans leur mémoire d’étranges détails criminels… Ma grand-mère me disait de ne pas regarder dans l’obscurité de la maison d’en face parce que ’o munaciello, le fantôme domestique de ces appartements, pouvait venir s’installer chez nous); ERRI DE LUCA, Vista : un vulcano, in I colpi

dei sensi, Roma, Edizioni Fahrenheit 451, 1997 (1ère édition 1993), pp. 36, ici pp. 14-16. L’écrivain évoque dans ces

pages l’histoire très drôle de ce fameux service à thé qui, placé dans une mallette, était transporté en courant avec le chien entre le refuge et l’appartement pendant les bombardements. ERRI DE LUCA, La pentola sul fuoco, in

Pianoterra, Macerata, Quodlibet, 1995, pp. 97, ici p. 12. “Il bastone del padre defunto cominciò a dare segni di

impazienza... Il legno passò a vie di fatto su due figli scialacquatori, inseguendoli, bastonandoli e prostrandoli a terra” Trad. (La canne de défunt père commença à donner des signer d’impatience… Le bout de bois passa à des voies de fait sur les deux fils dilapidateurs, les poursuivant, leur bastonnant et les accablant de terreur)

1 ERRI DE LUCA, La pentola sul fuoco, in Pianoterra, op. cit. , p. 13. Trad. (Mais aujourd’hui encore, je sais

qu’aucune histoire écrite ne pourra jamais valoir les secousses de fantômes et de tremblements de terre suscités par la voix de grand-mère Emma) Erri De Luca aime à répéter au lecteur ses histoires d’enfance. Encore en 1997, in Alzaïa, il résume ces récits si importants dans sa vie d’homme et d’écrivain. ERRI DE LUCA, Ubriachi, in Alzaïa, op. cit. , p. 124. “I racconti da noi oscillano tra storie di fantasmi dai nomi familiari « munaciello », « pacchianellla » e storie di fughe, comiche e disperate, via da casa sbattuta da un terremoto. I miei aggiungevano al repertorio anche le avventure di guerra, i molti bombardamenti notturni e diurni sul poligono di Napoli” Trad. (Chez nous, les histoires varient entre celles de fantômes aux noms familiers de « munaciello », « pacchianella » et celles de fuites, comiques et désespérées, hors d’une maison secouée par un tremblement de terre. Mes parents ajoutaient au répertoire les aventures de guerre, les nombreux bombardements nocturnes et diurnes sur le polygone de Naples)

2 ERRI DE LUCA, Tu, mio, op. cit. , pp. 15-16. Trad. (Maman connaissait ces histoires, papa était soldat. Elle parlait

des courses aux abris… Elle me portait moi, mon grand-père portait une valise… Maman racontait toujours en cherchant le coté amusant… Elle riait encore de ces bombes qui l’avaient ruinée)

3 ERRI DE LUCA, Non ora, non qui, Milano, Feltrinelli, 2002 (1ère édition 1989), pp. 91, ici p. 58. Trad. (Tu parlais de

Voilà le quotidien de Erri De Luca enfant. Les repas familiaux sont ponctués de ces histoires terribles. Il les ingurgite en même temps que la nourriture. Et sorti de la maison, c’est la confrontation à la ville, ville dont il a une perception visuelle toute particulière puisque tout y est dominé par la couleur jaune1.