• Aucun résultat trouvé

III – En quête d’harmonie

3.1 L’engagement politique comme ancrage dans le réel

3.1.1 Les années rebelles

C’est à Naples en 1967 que s’était déjà affirmée pour l’auteur la volonté d’un engagement politique ; en effet, à cette époque Erri De Luca se déclare communiste1. Mais sa rébellion contre les injustices sociales remonte à bien plus loin, aux enfants meurtris du vicolo de son enfance, aux malades aux pieds ferrés de son adolescence, à son indignation suite à la main mise sur la ville par l’OTAN, - énième domination étrangère-, et à sa colère contre la politique de Achille Lauro, « l’amiral ». Son ressentiment, étouffé des années durant, va maintenant exploser. Il prend part à une manifestation pour le Vietnam à Naples. Quelques lectures l’aident à se faire une idée de la politique sur le plan international. Lenine, Mao, Fidel Castro, surtout Rosa Luxemburg, ont été pour lui « come ami nel cavo del palato »2. Entre 1968 et 1980, Erri De Luca prend des « engagements »3. Il adhère à Lotta Continua, un mouvement révolutionnaire italien d’extrême

1 ERRI DE LUCA, Lettere a Angelo Bolaffi sull’anno sessantottesimo del millenovecento, in Lettere da una città

bruciata, op. cit. , p. 28. “Mi ero dichiarato comunista a sedici anni a Napoli” Trad. (Je m’étais déclaré communiste à

seize ans à Naples) Voici quelques dates importantes de cette période clef de la politique intérieure italienne concernant l’évolution de Erri De Luca. En 1967, à Naples une foule pour le Vietnam inaugure le cycle de politique étrangère de manifestations dans les rues jamais revu depuis. En 1978, il y a eu l’assassinat du chef de la démocratie chrétienne, Aldo Moro. En 1980, à Turin fin du combat politique. Leur communauté divisée et militante est réduite en cendresaprès le recours aux armes. Voir en Annexe 5 la chronologie détaillée du mouvement d’extrême gauche Lotta Continua.

2 Idem, p. 32. Trad. (Comme des hameçons dans le creux du palais)

3 GILLES ANQUETIL et FRANÇOIS ARMANET, Que peuvent encore les écrivains ? , in Le nouvel Observateur, 28

juin - 4 juillet 2007, pp. 80-84, ici pp. 80-81. Il s’agit d’une interview à deux anciens ouvriers et militants politiques, Erri De Luca et Russell Banks, son homologue américain. L’écrivain napolitain pèse comme toujours ses mots et nuance à ce propos le terme d’ « engagement » lui préférant l’expression « prendre des engagements ». En effet, au sujet de son entrée dans le groupe révolutionnaire de Lotta Continua et de son engagement successif dans une ONG, comme chauffeur dans des convois humanitaires, il explique qu’il ne se considère point comme un homme engagé, car en tant que individu il ne peut pas s’engager. Citons-le : « Mais en dehors de telles circonstances qui vous arrachent à votre vie et vous entraînent dans une nécessité de vous battre sur le terrain, il n’existe pour moi aucune possibilité de m’engager en tant qu’individu. Je ne suis pas donc quelqu’un d’engagé, mais simplement quelqu’un qui a pris des

gauche. En tant que militant, il participe à la rédaction et à la distribution de prospectus et de journaux clandestins dans les usines Italsider de Naples et de Tarente, entre autres lieux. Il combat et se bat dans les rues et sur les places publiques pour ses amis, pour ses camarades comme pour des inconnus, lui, encore adolescent et toujours balbutiant, un enfant du pays sans armes ! Aujourd’hui, il poursuit d’ailleurs ce combat pour ses ex camarades de Lotta Continua, restés en prison ou réfugiés politiques exilés. Ses allocutions ne se limitent pas à parler des nouveaux droits des Italiens, hommes et ouvriers, mais couvrent le domaine de la politique internationale, car il a fait « partie d’une jeunesse mondiale capable de changer les rapports de force dans le monde »1.

Nombreux sont les écrits, Aceto, arcobaleno, Pianoterra, In alto a sinistra, Lettere a Francesca, Il contrario di uno, Un papavero rosso all’occhiello senza coglierne il fiore, Lettere da una città bruciata, Altre prove di risposta, Alzaia, Napòlide, qui relatent (ou font allusion à) l’expérience romaine de l’écrivain, son périple, son engagement, ses espoirs, ses amitiés. Dans ces articles, ces récits et ces lettres, l’écrivain napolitain ressent le besoin de renouer le lien avec Naples, d’évoquer ses origines, même lorsque le sujet ne s’y prête pas. Est-il hors propos ? Il se le demande parce que c’est souvent ce qu’on lui a reproché à l’école2. Il ne le semble pourtant pas, car relier pour lui sa période napolitaine à la romaine lui permet de retrouver le fil conducteur de son histoire, de justifier sa conduite et le combat de sa vie, pour prolonger le combat de ses camarades emprisonnés depuis vingt ans, pour que personne n’oublie. Dans ses souvenirs, la cité parthénopéenne est toujours présente, il ressent la force de ses racines qu’il ne renie jamais. Et il se doit de le rappeler au lecteur :

Ma risento dei luoghi di origine. Per esempio vengo da Napoli e poi vengo da oltre dieci anni di pubblica lotta di strada nell’Italia degli anni settanta. Vengo da quella comunità di rivoluzionari in cui sono cresciuti anche quelli che infine si armarono in clandestinità 3.

Pour Erri De Luca, sa naissance à Naples, et non ailleurs, a été justement la conditio sine qua non de son militantisme de gauche. C’est l’enfermement dans la chambre de son enfance qui, à Rome, ville « bruciata »4, ville pratiquement en état d’insurrection, va le conduire à manifester dans les rues ensanglantées. De la métropole napolitaine aux revendications dans les rues de la capitale, il n’y a eu qu’un pas. Erri De Luca l’a franchi.

engagements » Pourquoi ne fait-il pas allusion à son engagement d’écrivain par le témoignage même de ses prises d’engagements politiques et humanitaires ? C’est ce que nous allons expliquer.

1 GILLES ANQUETIL et FRANÇOIS ARMANET, Que peuvent encore les écrivains ?,op. cit. , p. 80.

2 ERRI DE LUCA, Napòlide, op. cit. , 2ème de couverture. “Non ho mai saputo reggere un tema senza esserne fuori”

Trad. (Je n’ai jamais su maîtriser une dissertation sans être hors sujet)

3 ERRI DE LUCA, Piegati, in Alzaïa, op. cit. , p. 86. Trad. (Mais je ressens des lieux d’origine. Par exemple je viens de

Naples et puis je viens de plus de dix ans de combat public dans la rue dans l’Italie des années soixante-dix. Je viens de cette communauté de révolutionnaires où ont grandi même ceux qui à la fin s’armèrent en clandestinité)