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III – En quête d’harmonie

3.3 Dépassement physique et transcendance spirituelle

3.3.4 L’hébreu et le napolitain

Il faut bien définir comme un paradoxe que Erri De Luca, s’étant défini non croyant, se mette non seulement à lire, à traduire, mais encore à commenter l’Écriture Sainte2. Certes, l’écrivain apprend d’abord l’hébreu ancien par curiosité. Il l’étudie en autodidacte comme, ainsi qu’il le dit, une langue d’enfance oubliée, une mamelosh, langue de maman en yiddish, dont il sent qu’elle offre une complémentarité avec l’italien puisqu’on la lit en sens inverse : ce premier constat va bouleverser ses conceptions de l’expression3. Et très vite, cette langue va s’affirmer comme la « langue première de la Révélation »4. Elle est propre, selon lui, à transmettre le caractère divin qui se répand partout dans le texte sacré. Il s’immisce alors dans la lecture régulière de la Bible en langue originale, notamment la Biblia Hebraica Stuttgartensia qui va faire partie, tout au long de

1ERRI DE LUCA, Sulla traccia di Nives, op. cit. , p. 46. “L’alpinismo ha rinnovato negli ultimi secoli un’intimità con

le cime. Molti praticanti dichiarano di compiere così anche un avvicinamento spirituale. Andare in montagna … è un allontanamento da ogni luogo, salgo per voltare le spalle. Non è un luogo di incontro con i cieli aperti, ma di marcata separazione dal suolo, approfondisco una mia solitudine” Trad. (Au cours des siècles derniers, l’alpinisme a renouvelé une intimité avec les cimes. De nombreux pratiquants déclarent accomplir aussi de la sorte une approche spirituelle. Aller en montagne ne me fait pas cet effet. Ce n’est pas un rapprochement, c’est un éloignement de tout lieu, je monte pour tourner le dos. Ce n’est pas un point de rencontre avec les cieux ouverts, mais de nette séparation du sol, j’approfondis une solitude); Idem, pp. 101-104. Ce n’est que dans Sulla traccia di Nives que l’écrivain nomme son père pour la première fois par son prénom. Il y évoque ses maladies, un infarctus, le glaucome, puis son décès ainsi que la réduction du corps exhumé pour le réduire. Il avait auparavant déjà cité son cancer des os dans In alto a sinistra (119) et au début de Napòlide, il avait fait allusion à sa dépouille mortelle (5). ERRI DE LUCA, Sulla traccia di Nives, op. cit. , p. 80. “Per me alpinismo è viaggio di superficie” Trad. (Pour moi, l’alpinisme est un voyage de surface) ; Idem , p. 70. “Per me scalare ha il valore aggiunto di servire a niente” Trad. (Pour moi, escalader a une valeur ajoutée, celle de ne servir à rien); ERRI DE LUCA, L’ordine di D, in Alzaia, op. cit. , p. 64. “Dalla fine del 1993 vado come autista di mezzi di aiuti in Bosnia, chiamato da un gruppo di cattolici emiliani pratici e ferventi. Raccolgono una grande offerta spontanea nei loro paraggi e la disrtibuiscono laggiù in molti posti, tra bosniaci, mussulmani e serbi, dove c’è bisogno. In mezzo alla guerra minuziosa piena di fronti che passano casa per casa, essi cercano un gesto di pace e di amicizia... Vado con loro perché da solo non avrei mai trovato o nemmeno cercato la pace, la pista per metterci i passi” Trad. (Depuis la fin de l’année 1993, je vais en Bosnie comme chauffeur de convois humanitaires en Bosnie, à la demande d’un groupe de catholiques d’Emilie, pratiquants fervents. Il recueillent toute une masse de dons spontanés dans leur région et les distribuent là-bas en différents endroits, chez les Bosniaques : catholiques, musulmans et Serbes, là où on en a besoin. Au milieu de cette guerre minutieuse dont les multiples fronts passent même entre deux maisons, ils cherchent un geste de paix et d’amitié…Je vais avec eux, car, seul je n’aurais jamais trouvé ou même pas cherché la paix)

2 ERRI DE LUCA, Sulla traccia di Nives, op. cit. , p. 25. “Uomini che non hanno fede, come me, si appoggiano a

piccoli fantasmi. Perciò frugo con ammirazione nella scrittura sacra la presenza del più colossale dei fantasmi, la divinità” Trad. (Des hommes qui n’ont pas la foi, comme moi, se raccrochent à de petits fantômes. C’est pourquoi, je fouille avec admiration dans l’Écriture sainte à la recherche de la présence du plus colossal des fantômes, la divinité)

3 ERRI DE LUCA, Premessa, in Una nuvola come tappeto, Milano, Feltrinelli, 2001 (1ère édition 1991), pp. 114, ici

pp. 11-12. “Nel corso degli anni quel libro è diventato la mia intimità. Non l’ho studiato come un idioma da accostare agli altri, ma come una nonna–lingua saputa in infanzia e poi scordata, abilità di bambino che da adulto ho lentamente riappreso, dopo averla perduta. Salgo le sue pagine ad ogni risveglio” Trad. (Au fil des ans, ce livre est devenu toute mon intimité. Je ne l’ai pas étudié comme un idiome à ajouter aux autres, mais comme une langue grand-maternelle connue dans mon enfance puis oubliée, aptitude d’enfant que j’ai lentement réapprise adulte, après l’avoir perdue. Dès mon réveil je remonte ses pages)

ces années de son intimité1. La Bible l’accompagne du matin au soir, elle l’exclut aussi de la réalité :

Mi risveglio sopra un altro alfabeto, un opposto ordine di lettura che va da destra a sinistra. È un allontanamento dal mondo intorno2.

Si la lecture de la Bible répond à la quête spirituelle de l’écrivain, elle compense aussi quelque part les souffrances de sa dure vie d’ouvrier3. Au travers des lectures faites, il découvre la poésie de la langue hébraïque et s’attache particulièrement aux manifestations du divin dans les prophéties des élus, qu’il juge obéissants : « Il poeta, il profeta può solo obbedire ». Les prophètes sont les poètes de Dieu, ils rendent grâce à l’hébreu qui est comme une peau qui pousse et qui germe4. Erri De Luca a écrit de nombreux commentaires et des réflexions sur la bible comme Elogio del massimo timore, Il salmo secondo, Una nuvola come tappeto, Ora prima, Nocciolo d’oliva, Pastori e pescatori nell’Antico e nel Nuovo Testamento, ainsi que le tout dernier Sottosopra. Alture dell’Antico e del Nuovo Testamento. Il a traduit Libro di Rut, Esodo/ Nomi, Giona/Ionà, Kohèlet/Ecclesiaste, Vita di Noè/Noà.

Encore une fois, cette nouvelle expérience de vie et d’écriture n’est pas sans rapport avec Naples. Il cherche dans chacun des nouveaux mots étrangers découverts, la relation qui pourrait le lier avec sa langue, donc avec sa ville, comme il le fait pour le verbe nitzàl, « chiper »5. Mais la lecture de la bible l’aide aussi à mieux comprendre certaines particularités de Naples et du Sud. Ainsi, l’âne, symbole de l’équipe de foot de Naples est-il maintenant interprété à la lumière des textes saints et gagne en intelligence ; la condition des femmes napolitaines est rapportée à celle que leur impose la religion et se trouve en quelque sorte magnifiée à la lecture de la Genèse6. Certes, Erri De Luca en tant qu’écrivain et musicien inné apprécie l’hébreu ancien qui s’affirme comme le dialecte napolitain, agile, svelte et syncrétique. Mais c’est surtout la lecture de la Bible en hébreu ancien qui aide l’écrivain à mieux comprendre sa ville, donc à s’en rapprocher.

1 ERRI DE LUCA, Premessa, in Una nuvola come tappeto, op. cit. , p. 11. “Mi sono servito del testo chiamato Biblia

Hebraica Stuttgartensia” Trad. (J’ai utilisé le texte de la Biblia Hebraica Stuttgartensia)

2 ERRI DE LUCA, Sulla traccia di Nives, op. cit. , p. 110. Trad. (Je me réveille au-dessus d’un autre alphabet, un ordre

inverse de lecture qui va de droite à gauche. C’est un éloignement du monde qui m’entoure) Cette même idée de besoin d’éloignement du monde est exprimée dans Napòlide. ERRI DE LUCA, Napòlide op. cit. p. 22. “Arrivavo all’ebraico per bisogno di starmene lontano” Trad. (J’arrivais à l’hébreu par le besoin de me tenir à l’écart)

3 ERRI DE LUCA, Mete, in Alzaia, op. cit. , p. 70. . “Così ho studiato l’ebraico antico, comprando prima una

grammatica solo per vedere come era fatta quella lingua, non perché avessi stabilito di apprenderla. Poi imparai l’alfabeto, poi mi affacciai sull’oltre. Mi piaceva quello studio solitario, che dava un risarcimento alla mia vita di operaio” Trad. (Ainsi ai-je étudié l’hébreu ancien, achetant ma première grammaire juste pour voir comment était construite cette langue, non parce que j’avais décidé de l’étudier. Puis j’appris l’alphabet, puis je m’aventurai. J’aimais cette étude solitaire, qui dédommageait ma vie d’ouvrier)

4 ERRI DE LUCA, Poesia (1), in Alzaia, op. cit. , p. 87. Trad. (Le poète, le prophète ne peut qu’obéir) ; ERRI DE

LUCA, Pelle, in Alzaia, op. cit. , p. 85. “La lingua ebraica che è una pelle che si allunga, germoglia, fiorisce nelle mani dei suoi profeti, poeti di Dio” Trad. (C’est la langue hébraïque qui est une peau qui s’allonge, bourgeonne, fleurit dans les mains de ses prophètes, poètes de Dieu)

5 ERRI DE LUCA, Comme une langue au palais, op. cit. , p. 11. “Comme le berger chipera de la gueule du lion », être

né à Naples m’aide à traduire l’hébreu du verbe nitzàl par le mouvement rapide du vol à la tire”

6 ERRI DE LUCA, Calcio, in Napòlide, op. cit. , p. 62. ERRI DE LUCA, Donne a Sud, in Napòlide, op. cit. , pp. 88-89.