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La religion entre fanatisme et pure fiction

1.3 Le réalisme de Domenico Rea

1.3.9 La religion entre fanatisme et pure fiction

Car le peuple, animé d’une grande ferveur, nous dit Domenico Rea, - les femmes « casa e chiesa » et les hommes «lavoro e …chiesa »2-, cherche toujours une lueur d’espoir dans les figures rassurantes du bon Dieu et de la Vierge, surtout pendant des événements aussi dramatiques que la guerre. En effet, pendant les bombardements, entassés dans les abris, les soldats prient à l’unisson au même rythme que les vieilles napolitaines3 . Mais ce fanatisme aboutit à une constante représentation du quotidien. La prière semble tout naturellement rythmer la conduite des Napolitains, en quête d’amour ou de pardon. Mais le bon Dieu semble fort capricieux et il faut se battre pour obtenir ses services. On obtient tout à force de prières. Ainsi, Turla, au comble du désespoir, après s’être cognée la tête contre le mur, reçoit la visite de la Sainte Vierge ; ou encore, une jeune fille très laide trouvera son futurmari4 ; et pour finir, Auricchio, en pèlerinage à Pompéi, sera pardonné après avoir offert à la divinité des escarpins et un diadème en brillants5. Prier est une habitude familiale, elle s’inscrit entre moqueries et faux semblants : le fils simule un faux suicide, la mère son impuissance6. Cette ferveur apparente s’adresse aussi aux être chers décédés : Scuotolantonio fait célébrer des messes pour les âmes de ses parents et de son grand-père

1 DOMENICO REA, La cocchiereria, op. cit. , pp. 143-165.

2 DOMENICO REA, Mazze e panelle, op. cit. , p. 151. Trad. (De maison et d’église); DOMENICO REA, Estro furioso,

op. cit. , p. 51. Trad. (Travail et ... Église)

3 DOMENICO REA, L’interregno, in Spaccanapoli, op.cit. , p. 100.

4 DOMENICO REA, Estro furioso, op. cit. , pp. 49-50. “E a forza di chiamarla una notte venne anche la Madonna, una

Madonna che non aveva vista mai , vestita a lutto ... pregava a scongiuro …la preghiera si perdeva nella violenta visione (del peccato) , batteva tanto la testa nel muro” Trad. (Et à force d’invoquer la Madone, une nuit elle la vit, une Madone extraordinaire, en vêtements de deuil… Elle priait pour les exorciser… la prière se perdait dans cette vision violente vision, elle se cognait la tête la tête contre le mur) ; DOMENICO REA, Lutto figlia lutto, op. cit. , p. 20. “Madonna, vi giuro, io non sono cattiva. Tutte le cose mi stanno contro. Che cosa non farei per un uomo, se mi guardasse Trad. (Sainte Vierge, je vous jure que je ne suis pas méchante. Mais tout est contre moi. Je ferais n’importe quoi pour un homme, s’il me regardait)

5 DOMENICO REA, L’Americano, op. cit. , p. 90. “Sbarcato mi recai dalla Madonna di Pompei, raccomandandole con

preghiere, lacrime e zecchini l’anima di Niciuccia” Trad. (Une fois débarqué, je me rendis auprès de la Madone de Pompéi, en lui recommandant l’âme de Niciuccia à coups de prières, de larmes et d’écus)

6 DOMENICO REA, Mazze e panelle, op. cit., p. 139. “Il Signore mi chiama, il Signore mi aspetta” Trad. (Le Seigneur

m’appelle, le Seigneur m’attend) » ; Idem, p. 151. «limitandosi a condannare la mia condotta con le preghiere mentre mi sfamavo Trad. (Elle se contentait de condamner ma conduite avec des prières tandis que je mangeais)

palefrenier1. L’écrivain semble se jouer de cette religion bonne à tout faire et, sur un ton enjoué, il n’hésite pas à critiquer les institutions qui s’enrichissent sur le dos de leurs fidèles. Dans Piededifico, les enfants du mendiant vident la cave du couvent où leur père s’est délibérément enfermé afin de manger à sa faim. La bienfaisance des ces sœurs pseudo vertueuses pour les misérables fait écho au char du diable qui débarrasse la cave. L’écrivain n’épargne pas non plus les prêtres : s’ils exhortent les hommes à la prière et à une conduite noble et courageuse, bénissant hommes et chevaux morts pendant la guerre, ils se ridiculisent face au charnel diabolique2. Ainsi, le langage des paroissiens va des litanies aux blasphèmes. Et l’écrivain s’amuse avec exubérance et cultive la méprise par l’emploi récurrent d’euphémismes et d’allusions religieuses comme celles du voleur Piededifico nommé « Vecchio Cristiano », surnom qui rime avec les « povere criste » caractérisant celles qui sont mariées aux Américains. Au bout du compte, cette religion de circonstance fait vivre les Napolitains dans un songe : l’enfer et le purgatoire sur terre, en vue du paradis dans l’au-delà3.

La religion imprègne donc le quotidien du peuple, elle en est une des composantes essentielles et se traduit par une « recita » permanente. Un autre facteur est encore à prendre en considération dans notre analyse, celui de la guerre avec son cortège d’horreurs et de violence extrême qui va à son tour influencer Rea et son écriture. Va-t-il revenir à ses ambitions premières de réalisme ou bien la description de la guerre répond-elle à une énième mise en scène ?

1.3. 10 Le réalisme de la guerre

Pendant et après la guerre, la situation à Naples est catastrophique, car cette guerre a engendré misère et mort : tragédie de la prostitution, tragédie de la faim, tragédie des bombardements. Pour traduire cette réalité, Rea utilise un jargon grossier :

Non contenti di aver cacato quattro o cinque bombe, i due aerei discesero per mitragliare dove coglievano. Caddero un primo centinaio di persone, una decina di palazzi. Poi gli aerei se ne andarono. Ma sotterra c’era il pandemonio4.

1 DOMENICO REA, La cocchiereria, op. cit. , p. 151. Ici le cocher paye 9000 lires de messes pour le salut de ses

parents et de son grand-père.

2 DOMENICO REA, L’interregno, op. cit. , pp. 99; 103; 105; DOMENICO REA, Breve storia del contrabbando, op.

cit. , p. 63; DOMENICO REA, L’Americano, op. cit. , p. 72-73.

3 DOMENICO REA, L’interregno, op. cit. , p. 103. “Levavano un mare di preci e di bestemmie sacre” Trad. (Elles

levaient un tas de prières et de blasphèmes sacrés); DOMENICO REA, Estro furioso, op. cit. , p. 52. “Ma come questa violenza alla povera Turla ? Cristo santo !” Trad. (Mais comment, la pauvre Turla a subi une telle violence? Par Jésus- Christ !); DOMENICO REA, Piededifico, op. cit. , pp. 6, 7, 14. Trad. (Un Vieux Chrétien); DOMENICO REA, Breve

storia del contrabbando, op. cit. , p. 81. “Povere criste” Trad. (Pauvres diablesses); DOMENICO REA, La rapina di cava, op. cit. , p. 124. “Questo vuole la Madonna!” Trad. (La Sainte Vierge en a décidé ainsi !); DOMENICO REA, Breve storia del contrabbando, op. cit . , p. 65. “Nel cielo c’era un sole lungo e alato, che sembrava l’Arcangelo

Raffaello” Trad. (Dans le ciel brillait un soleil très long et ailé, comme l’Archange Raphaël); DOMENICO REA, La

figlia di Casimiro Clarus, op. cit. , p. 18. “Tutto dipende dalle fatali mani di Dio!” Trad. (Tout dépend des mains fatales

de Dieu !)

4 DOMENICO REA, L’interregno, op. cit. , p. 98. Trad. (Non contents d’avoir chié quatre ou cinq bombes, les deux

avions descendirent pour mitrailler là où ils pouvaient faire mouche. Une première centaine de personnes tombèrent ainsi qu’une dizaine d’immeubles. Puis les avions s’en allèrent. Mais sous terre c’était l’apocalypse)

En 1943, Naples et les petites villes sont bombardées, la Sicile est occupée par les Alliés, les prisons sont abandonnées autant que les maisons, les hommes meurent à la guerre, les meurt-de-faim s’entassent dans le noir des abris souterrains et partout s’effectuent des razzias de prédateurs et de contrebandiers. La mort plane au-dessus de Naples : mort du mari de la zia «il marito, maresciallo, le era morto in guerra», mort des parents et de la fiancée du protagoniste de l’Interregno, mort du petit peuple dans les rues, mort des gens dans les abris1. La plume de Domenico Rea se concentre tout particulièrement sur le départ des Allemands et l’arrivée des Américains. Les Allemands, les Américains, autant d’hôtes de passage, juge-t-il! Si se faire tuer pour ces étrangers n’est qu’un « giocar d’azzardo »2, l’objectif est de rentrer au plus vite chez soi, population et soldats ressentant tous au même degré l’étrangeté de cette guerre, comme Domenico Rea lui-même ainsi que nous le révèle l’incipit de L’Interregno:

Nel nostro mite paese, la guerra era giunta per fama; e la si seguiva, dai più istruiti, attraverso radio e gazzette, come un campionato di calcio. Chi partecipava per gli americani, chi per i tedeschi; con grandi elogi per tutti, fuor che per noi3.

Le point de vue de l’écrivain se situe entre compassion et dérision : d’une part la lâcheté des fonctionnaires qui abandonnent leurs postes - le général et les soldats dans les abris, les gardiens de prison en retraite -, de l’autre, le chaos et la méprise des soldats marocains qui tirent sur Cappuccia pris pour un général allemand :

I marocchini non capirono e s’avvicinarono, pigliandosi due mortali sbarrate. Ne arrivarono altri. Cappuccia restò chiuso in mezzo con gli occhi feroci. E infuriato lui e infuriati i soldati, senza che nessuno avesse una chiara idea della battaglia e del nemico, Cappuccia sembrava Orlando contro i saraceni, che, infine, per il loro grande numero lo abbattettero 4.

La parodie de la guerre se poursuit avec l’entrée en scène plutôt comique d’un couple de soldats américains « come fratelli siamesi legati per le spalle » ovationnés par tout le monde:

1 DOMENICO REA, Lutto figlia lutto, op. cit. , p. 19. Trad. (Son mari, adjudant, était mort à la guerre); DOMENICO

REA, Breve storia del contrabbando, op. cit. , p. 64; DOMENICO REA, Cappuccia, op. cit. , p. 85; 91; DOMENICO REA, Il confinato, op. cit. , pp. 100, 106; DOMENICO REA, La cocchiereria, op . cit. , p. 163; DOMENICO REA,

«La segnorina» , op. cit. , p. 47; DOMENICO REA, L’interregno, op. cit. , pp. 103; 112-113.

2 DOMENICO REA, L’interregno, op. cit. , p. 102. Trad. (Jeu de hasard)

3 Idem, p. 95. Trad. (Dans notre doux pays, c’était par la renommée que la guerre était arrivée. Chez les plus instruits,

on la suivait grâce à la radio et aux gazettes, comme un championnat de foot. Les uns prenaient parti pour les Américains, les autres pour les Allemands, avec les plus grands éloges pour tout le monde, sauf pour nous)

4 DOMENICO REA, Cappuccia, op. cit. , p. 93. Trad. (Les Marocains ne comprirent pas et s’approchèrent, recevant

pour toute réponse deux mortels coups de barre ... D’autres arrivèrent à la rescousse. Cappuccia se trouva encerclé, fixé par des yeux féroces. Et fou de rage autant que l’étaient les soldats - personne n’ayant une idée claire ni de la bataille ni de l’ennemi -, Cappuccia semblait être Roland aux prises avec les Sarrasins, qui, vu leur supériorité numérique, finirent par l’abattre)

E la gente non rideva. Batteva le mani. Le vecchie offrivano pine d’uva, pane bianco. Li chiamavano : « Figli ! » E gli americani accettarono 1.

Ailleurs, ce sont les étrangers qui se donnent en spectacle, adultes et enfants se croient au cirque :

Il generale sembrava un operaio meccanico, senza fregi, né piume, né cappellone, un paio di scarpe rosse e un brillante al dito con le scintille. Intorno intorno, accanto ai camion, i soldati gettavano benzina e trattenendo con certi paletti le pignatte, vi gettavano dentro pepe sale zucchero erbe e maccheroni, tutto in una volta, proprio come i pionieri delle pampas. Ecco perché scasarono tutti i bambini, come se fosse arrivato il circo equestre2.

Domenico Rea insiste sur la curiosité du peuple qui « aveva solo la fregola di vedere com’erano fatti gli americani, pieni di grano, pasta, latte, burro, come si favoleggiava »3. Le séjour des Américains a été effectivement une aubaine pour les Napolitains : il a représenté l’abondance, la manne du ciel pendant les années 1943-1947 : « Furono anni felici, diventati materia di sogno »4. Les soldats américains aux «mani piene di dollari, cioccolata e sigarette»5 sont toujours très généreux : « sfoderarono come una pistola due pacchetti di sigarette, e offrirono a ruota anche alle vecchie »6. Mais Domenico Rea ne fait pas que des éloges des Américains qui semblent se comporter comme de vulgaires fêtards :

Due soldati americani... salirono nella carrozza con la solita ragazza vecchia… con le solite scenate, risate sguaiate a tre, sputate, canzoni del demonio cantate coi loro denti d’oro e d’acciaio7

.

Leurs dents en or ou en acier ne sont pas sans rappeler au peuple les vrais dollars en soie, «due dollari veri, di seta»8. Il n’en reste pas moins que Naples les a vraiment adoptés et peut-être pour la seule raison qu’ils apprennent le dialecte napolitain. Parallèlement, les Napolitains se mettent à l’américain et donnent à ces nouveaux occupant leurs filles en mariage. C’est ainsi que «Americani

1 DOMENICO REA, Breve storia del contrabbando, op. cit. , p. 64. Trad. (Comme deux frères siamois soudés aux

épaules); Idem, p. 64. Trad. (Mais les gens ne riaient pas. Ils applaudissaient. Les vieilles offraient du raisin, du pain blanc. Elles les appelaient : « Fils ! » Et les Américains acceptèrent)

2 DOMENICO REA, Breve storia del contrabbando, op. cit., p. 65. Trad. (Le général américain ressemblait à un

mécanicien, sans insignes ni plumes ni chapeau, avec ses chaussures rouges et, au doigt, un brillant qui lançait des étincelles. Tout autour, près des camions, les soldats versaient de l’essence et, dans des marmites qu’ils maintenaient par des crochets, ils jetaient pêle-mêle poivre sel sucre aromates et macaroni, à la manière des pionniers des pampas. Voilà pourquoi les enfants sortirent des maisons comme à l’arrivée d’un cirque)

3 DOMENICO REA, Capodimorte, op. cit. , p. 119. Trad. (Ces gens brûlaient de voir à quoi ressemblaient les

Américains, riches de blé, de pâtes, de lait, de beurre, à ce qu’on disait)

4 DOMENICO REA, Breve storia del contrabbando, op. cit. , p. 78. Marguerite Pozzoli, la traductrice de Gesù, fate

luce, a pris la liberté de ne pas traduire cette phrase en français.

5 DOMENICO REA, L’interregno, op. cit. , p. 109. Trad. (Mains pleines de dollars, de chocolat et de cigarettes) 6 DOMENICO REA, Breve storia del contrabbando, op. cit. , p. 65. Trad. (Ils ouvrirent avec le canon de leur pistolet

deux paquets de cigarettes et en offrirent à la ronde, même aux vieilles)

7 DOMENICO REA, La cocchiereria, op. cit. , p. 158. Trad. (Deux soldats américains…. montèrent dans le fiacre avec

une vieille amie... les scènes habituelles : éclats de rires grossiers, crachats, chansons diaboliques proférées par des bouches pleines de dents en or et en acier)

e napoletani eran diventati cittadini della stessa nazione»1. Le regard de Domenico Rea, sans doute autobiographique, s’attarde sur ses souvenirs d’enfance avec les Américains à Nocera Inferiore, loin de la grande ville. A Naples, l’effervescence est à son comble ; pendant l’Interregno, les Napolitains - et toujours selon Rea - semblent ressusciter de leur apathie et de leur léthargie en exploitant le commerce de la contrebande:

Alle quattro del mattino, Napoli sembrava San Paolo del Brasile. Carrettieri, cocchieri, falegnami, tappezzeri, imbianchini, pittori, calzolai, dolcieri, fattucchiere, vivevano tutti 2.

Si Domenico Rea nous livre une description témoignage sur la réalité de la guerre et de l’après- guerre, celles-ci ne sont pourtant pas le sujet majeur de son récit. Notre propos est maintenant de démontrer qu’il est plutôt emporté, en bon Napolitain, par un mouvement passionné qui s’exprime dans l’écriture et qui va peut-être l’emporter loin de ses objectifs initiaux.