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III – En quête d’harmonie

3.1 L’engagement politique comme ancrage dans le réel

3.1.5 Le déracinement de Naples

Nous allons maintenant nous attacher à décrypter ce que ces actes traduisent de l’état d’esprit de l’écrivain. Par son adhésion à Lotta Continua, Erri De Luca s’est coupé de son passé, il a même renié ses origines américaines en criant « go home » aux soldats américains3. S’est-il pour autant déraciné ? L’écrivain parle de « stacco »4, à de nombreuses reprises, de la « tenda » d’un rideau qui tombe, lointaine allusion au rideau de la maison napolitaine, enfin de « lacrime chimiche », involontaire allusion aux larmes paternelles5 :

Napoli svanì dietro quella tenda di lacrime chimiche. Non ero più di lei, di nessun luogo e di nessun prima. Appartenevo alla rivolta che raschiava il passato di ognuno di noi e fondava il giorno uno di una città nuova 6.

1 ERRI DE LUCA, Lettere a Angelo Bolaffi sull’anno sessantottesimo del millenovecento, op. cit. , p. 40. “Volevamo

proseguire la storia interrotta dei padri” Trad. (On voulait poursuivre l’histoire ininterrompue de nos pères) ; Idem, p. 36. Trad. (Il n’avait jamais eu l’occasion d’apporter de l’aide à un persécuté politique, à un Juif en fuite. C’est ainsi que, dans les années soixante-dix, il se proposa volontiers d’héberger des contumaces de Lotta Continua parmi lesquels même Giorgio Pietrostefani)

2 ERRI DE LUCA, Eravamo di maggio, in Lettere da una città bruciata, op. cit. , p. 74. “Mi trovavo un servizio

d’ordine con centinaia, svariate centinaia di giovani disposti a battersi... seguendo linea e disciplina” Trad. (Je me trouvais dans un service d’ordre avec des centaines, plusieurs centaines de jeunes disposés à se battre... en suivant une ligne et une discipline); ERRI DE LUCA, Per un’altra Francesca, in Lettere a Francesca, op. cit. , p. 5. “Estate del ’77... Fino a quel tempo ero stato nell’organizzazione rivoluzionaria Lotta Continua, che mi passava da vivere... Nell’estate del ’77 ero già congedato, quell’organizzazione si era sciolta. Era durata sette anni” Trad. (Eté 1977... Jusqu’à ce temps-là j’ai été dans l’organisation révolutionnaire Lotta Continua qui me passait à manger...Pendant l’été 1977 j’ai été déjà congédié, cette organisation s’était dissoute)

3 ERRI DE LUCA, Napòlide, op. cit. , p. 27. “Ho negato quel quarto di sangue negli anni delle rivolte contro i molti

tiranni del mondo, gridando il nostro “go home” ai soldati americani in transferta ovunque e che non sognavano altro. E mentre lo gridavo, un quarto di quel grido era rivolto contro di me” Trad. (J’ai nié ce quart de sang pendant les années des révoltes contre le nombreux tyrans du monde, en criant notre “go home” aux soldats américains et partout en déplacement et qui ne rêvaient de rien d’autre. Et en criant cela, un quart de ce cri était adressé contre moi-même).

4 Le mot « stacco » (6,22, 24) devrait se traduire par « détachement », « éloignement ». Or, j’ai préféré le terme

« arrachement » pour mieux traduire la souffrance de Erri De Luca, car il « s’arrache » vraiment de son lieu d’origine, il ne s’en « détache » pas.

5 ERRI DE LUCA, Napòlide, op. cit. , p. 34. “Così Napoli si chiuse dietre di me, tenda su tenda a ritirare luce, come

nella retina stracciata del mio cieco affacciato” Trad. (Ainsi Naples se ferma derrière moi, rideau après rideau, en retirant de la lumière, comme dans la rétine de mon aveugle à la fenêtre)

6 Idem, pp. 7-8. Trad. (Naples s’évanouit derrière un rideau de larmes chimiques. Je n’étais plus à elle ni à aucun lieu ni

à rien d’auparavant. J’appartenais à la révolte qui raclait le passé de chacun de nous et qui fondait le jour premier d’une ville nouvelle) ; ERRI DE LUCA, La camicia al muro, op. cit. , p. 42. “Il pianto artificiale dei lacrimogeni” Trad. (Les pleurs artificiels des lacrymogènes)

Désormais parfaitement en harmonie avec son nouvel idéal, il ne sent plus appartenir à Naples et se consacre entièrement au groupe des jeunes insurgés 1 :

A quella folla ho appartenuto quando mi ero staccato da tutto e non ero più niente2.

Dans ce contexte et par l’aide qu’il apporte à ses amis enfermés, il va développer l’expérience commencée sur Ischia, de la prison et de ses cruelles réalités.

3.1.6 La prison

A cette époque, les prisons sont pleines de jeunes révolutionnaires qui doivent répondent de crimes de « resistenza, oltraggio, manifestazione non autorizzata, adunata sediziosa »3. Ces années de contestation ont vu certains militants passer de la violence de rue à la violence terroriste. Sans être accusé de ce dernier crime, Erri De Luca va également faire différents séjours en prison. Il nous raconte sa première arrestation :

Quando fui preso per la prima volta, caricato a calci e sputi su un furgone, scaricato a calci e sputi in un cortile di caserma, chiuso per la prima notte in un camerone insieme a molti : non ero più di Napoli e di niente. Ero di quello, appartenevo al recinto degli insorti, alla loro sorte, alla loro notte rinchiusa4.

Nous avons rappelé que l’écrivain napolitain connaît fort bien la prison qui a fait partie de son paysage maritime et urbain depuis sa plus tendre enfance. L’archipel napolitain et Naples peuvent être résumés à deux lieux qui équivalent à quatre prisons. La première se situe sur la plage d’Ischia où enfant, il pataugeait sous le regard des détenus enfermés et enferrés dont seules s’apercevaient les mains hors des barreaux. La deuxième expérience de la prison a été induite par les cachots du château aragonais, sur les hauteurs de l’île. La troisième est l’imposant pénitencier de l’île de Nisida qui surplombe la mer, et qui intrigue Erri De Luca enfant lorsqu’il passe devant elle, en barque, avec son oncle et le pêcheur Nicola. À la proue de l’embarcation et debout, il répond au salut des

1 Idem, p. 42. “Chi ero, cosa potevo dire di me: niente. Non ero di niente e di nessun luogo. Ero uno dei molti... Ero

uno, anche meno di uno” Trad. (Qui étais-je, que pouvais-je dire de moi: rien. Je n’étais de rien et d’aucun lieu. J’étais un parmi tant… j’étais un, même moins qu’un) Ce « rien » fait allusion aux questions sans réponse données par l’écrivain à sa mère lui demandant à quoi pensait-il : « À rien », répondait son fils.

2 ERRI DE LUCA, Urti, in Altre prove di risposta, op. cit. , p. 53. Trad. (J’ai appartenu à cette foule quand je m’étais

détaché de tout et que je n’étais plus rien)

3 Idem, p. 53. Trad. (Résistance, outrage, manifestation autorisée, rassemblement séditieux)

4 ERRI DE LUCA, Lettere a Angelo Bolaffi sull’anno sessantottesimo del millenovecento, op. cit. , pp. 30-31. Trad.

(Quand on m’arrêta la première fois, on me chargea à coups de pied et de crachats sur un fourgon de police, on me déchargea à coups de pied et de crachats dans une cour de caserne, on m’enferma la première nuit dans une grande pièce avec beaucoup d’autres : je n’étais plus de Naples et de rien. J’étais de cela, j’appartenais à l’enclos des insurgés, à leur sort, à leur nuit enfermée)

détenus avec un chiffon blanc. Enfin la dernière expérience de la prison est la grande prison de Poggioreale, à Naples. Pour tout Napolitain le mot « Poggioreale » est à la fois évocateur d’enfermement et de cimetière :

Per me (il carcere) è stato consueto edificio d’infanzia, diurno, in veglia, a vista. Sull’immagine di copertina di una mia storia pubblicata c’è una spiaggia d’Ischia con barche in secco e galline a riva. Forse qualcun altro soltanto, oltre a me, sa che sullo sfondo c’è, c’era, un piccolo carcere, lì sopra gli scogli. Cameroni scrostati, graticole potenti, serrature massicce, e sgangherate, passandoci davanti da bambini, si abbassava la voce. Era il castigo degli adulti, un ferro senza uscita. Piantato su un’altura dell’isola di fronte c’era il grande carcere fortezza, esposto come faro. Sotto di lui passavano tutti i bastimenti. E sulla terraferma c’era Poggioreale, nome comune al camposanto e al carcere1.

En Italie, il y a plus de deux cents prisons que Erri De Luca appelle « monasteri dell’ozio penale »2. Il est un habitué de Regina Coeli, à Rome, à tel point qu’il croit reconnaître son père décédé dans le visage d’un détenu :

E se non so più vedere la città com’è, mi capita di sentirla sotto altri luoghi e nomi. Mi succede di incontrare il volto di mio padre sotto le fattezze di qualche vecchio signore e una volta in quelle di un giovane detenuto di Regina Coeli3.

Après la dissolution de Lotta Continua, Erri De Luca a continué à rendre visite à ses amis prisonniers. Ovidio Bompressi a été en prison six fois. Ovidio fête ses cinquante ans dans la prison Don Bosco de Pise4. L’écrivain le décrit décharné comme une sole, le jeûne l’ayant rendu aussi léger que du papier. Et son regard de s’attarder sur la description des pieds du détenu, symbole même de l’incarcération. « Gli guardavo i piedi. Lì si addensava la prigione »5. C’est encore une façon de continuer le combat. La collaboration avec la revue « Micromega » et la rédaction de lettres ouvertes à ses camarades, telle celles de Gramsci à sa famille, lui permettent de justifier son engagement politique. Il s’imagine en prison à leur place6, à la place des amis comme Adriano

1 ERRI DE LUCA, Il rumore dei centimetri, in Lettere da una città bruciata, op. cit. , p. 58. Trad. (Pour moi [la prison]

a été un habituel édifice d’enfance, en vue le jour et le soir. Sur l’image de première de couverture d’une de mes histoires publiées il y a une plage de Ischia avec des barques au sec et des poules sur la rive. Peut-être quelqu’un autre seulement, outre moi, sait que dans le fond il y a, il y avait, une petite prison, là au dessus des rochers. Des grandes pièces écaillées, des grils puissants, aux serrures massives, et branlantes, en y passant devant enfants, on baissait le ton. C’était le châtiment des adultes, un fer sans issue. Planté sur une hauteur de l’île d’en face il y avait la grande prison forteresse, exposée comme un phare. Tous les navires passaient en dessous. Et sur la terre ferme il y avait Poggioreale, nom commun au cimetière et à la prison)

2 Idem, p. 66. Trad. (Monastères de l’oisiveté pénale)

3 ERRI DE LUCA, Napòlide, op. cit. , p. 24. Trad. (Et si je ne sais plus voir la ville telle qu’elle est, il m’arrive de

l’entendre sous d’autres lieux et noms. Il m’arrive de rencontrer le visage de mon père sous les traits de quelque vieux monsieur et une fois sous ceux d’un jeune détenu de Regina Coeli)

4 ERRI DE LUCA, Un popolo, un uomo, in Un papavero rosso all’occhiello senza coglierne il fiore, Edizioni Il

Menocchio, Montereale Valcellina, 2000, pp. 137, ici pp. 98-99.

5 ERRI DE LUCA, Il rumore dei centimetri, in Lettere da una città bruciata, op. cit. , p. 67. Trad. (Je regardais ses

pieds. C’est là que s’amoncelait toute la prison)

6 ERRI DE LUCA, Ex voto, in Lettere da una città bruciata, op. cit. , p. 82. “Sono un prigioniero, non ho diritti civili...

Non conto, sono invece contato, ogni giorno” Trad. (Je suis un prisonnier, je n’ai pas de droits civiques... Je ne compte pas, c’est moi par contre qu’on compte tous les jours)

Sofri, Giorgio Pietrostefani, Ovidio Bompressi1, tous trois dirigeants de Lotta Continua. Il n’oublie pas non plus Angelo Bolaffi2, Pier Paolo Persichetti3, Toni Negri4, Barbara Balzerani, condamnée à perpétuité, qui a écrit le mémorable Compagna luna5 et Francesca6, semi-prisonnière7. Il se sent civiquement « dimezzato »8 car il porte le deuil9 de tous ses amis enfermés en Italie comme celui des réfugiés politiques se trouvant à l’étranger tels Scalzone10 et Cesare Battisti11. Il déclare n’appartenir à aucune obédience tant qu’il y aura encore des détenus dans les prisons ou des réfugiés politiques :

Il mio sentimento di non appartenenza dipende proprio da questo : fintanto che queste persone continueranno a condurre un’esistenza sospesa, presa in ostaggio, conseguenza di atti compiuti al tempo dell’ultima rivolta, non potrò appartenere a niente12.

1 ERRI DE LUCA, Ognuno di noi poteva, in Lettere da una città bruciata, op. cit. , pp. 16-22; ERRI DE LUCA, Ovidio

B. , in Lettere da una città bruciata, op. cit. , p. 86; ERRI DE LUCA, Un popolo, un uomo, in Un papavero rosso all’occhiello senza coglierne il fiore, op. cit. , pp. 98-99. Erri De Luca a dédicacé son livre Alzaia à son ami Ovidio

Bompressi.

2 ERRI DE LUCA, Lettere a Angelo Bolaffi sull’anno sessantottesimo del millenovecento, in Lettere da una città

bruciata, op. cit. , pp. 23-46; ERRI DE LUCA, Fare il mestiere, in Lettere da una città bruciata, op. cit. , pp. 47-55.

ERRI DE LUCA, Caro Angelo, in Lettere da una città bruciata, op. cit. , p. 56.

3 ERRI DE LUCA, Per Paolo Persichetti, Lettera a un detenuto politico nuovo di zecca, in Lettere da una città

bruciata, op. cit. , pp. 91-93.

4 ERRI DE LUCA, Compagna luna, in Un papavero rosso all’occhiello senza coglierne il fiore, op. cit. , pp. 60-61. 5 ERRI DE LUCA, Il viandante di Kafka, in Un papavero rosso all’occhiello senza coglierne il fiore, op. cit. , pp. 66-

67.

6 ERRI DE LUCA, Una volontà di sorriso, in Un papavero rosso all’occhiello senza coglierne il fiore, op. cit. , pp. 92-

92-93.

7 L’écrivain se bat pour que l’Italie libère ses condamnés politiques. Dans Ex voto, il affirme qu’à l’étranger ils ont été

déclarés vaincus et relâchés alors qu’en Italie on s’acharne à les garder en perpétuité en prison malgré la dégradation de leur état physique et mental. Effectivement dans le Nice-Matin du vendredi 20 juillet 2007, on nous apprend que Nathalie Meningon, l’un des membres historiques du groupe armé d’extrême gauche Action directe (AD), qui a déjà passé vingt ans derrière les barreaux, car elle avait été condamnée à la réclusion criminelle à perpétuité, sera en semi- liberté à compter du 2 août 2007. Elle souffre de graves séquelles d’une hémiplégie. D’autres membres historiques d’AD ont obtenu une suspension de peine pour raison médicale: par exemple, Joëlle Aubron qui a été transférée dans des hôpitaux psychiatriques, puis libérée en 2004 pour une grave maladie. Elle est morte de cancer en 2006. Dans un article en ligne du 20/03/07, intitulé Cesare Battisti e i suoi fratelli (europei) sur www.cafebabel.com on nous informe qu’en Italie Adriano Sofri, condamné en 1997 pour l’assassinat du commissaire Luigi Calabresi a été mis en liberté le temps de sa convalescence pour une rare maladie de l’œsophage en 2006. ERRI DE LUCA, Ex voto, op. cit. , p. 84. “Ovunque in Europa i detenuti politici sono stati dichiarati vinti e perciò rilasciati” Trad. (Partout en Europe les détenus politiques ont été déclarés vaincus et donc relaxés)

8 ERRI DE LUCA, Sulla traccia di Nives, Milano, Mondadori, 2005, pp. 114, ici , p. 106. “Sono un cittadino

dimezzato, metà storia mia sta nelle prigioni e negli esili, dove ancora scontano i dannati ” Trad. (Je suis un citoyen pourfendu, la moitié de mon histoire se trouve dans les prisons et dans les exils, où les damnés payent encore)

9 ERRI DE LUCA, Urti, in Altre prove di risposta, op. cit. , p. 51. “Anch’io porto il lutto di numerose persone con cui

ho diviso scelte e responsabilità politiche, e che oggi sono in prigione o disperse in terre d’esilio” Trad. (Je porte moi aussi le deuil de nombreuses personnes avec lesquelles j’ai partagé des choix et des responsabilités politiques, et qui aujourd’hui se trouvent en prison ou dispersées dans des terres d’exil)

10 ERRI DE LUCA, Anagrammi , in Lettere da una città bruciata, op. cit. , pp. 79.

11 ERRI DE LUCA, V., in Lettere da una città bruciata, op. cit. , pp. 94-96. Cesare Battisti, ex membre des Proletari

armati del Comunismo (Pac), condamné à perpétuité en Italie, s’était réfugié en France en 1995. En 2004, il a dû se réfugier au Brésil où il a été capturé le 18 mars 2007.

12 ERRI DE LUCA, Urti, in Altre prove di risposta, op. cit. , p. 54. Trad. (Mon sentiment d’appartenance dépend

justement de ceci: jusqu’à ce que ces personnes vont continuer à conduire une existence en suspens, prise en otage, conséquence d’actes accomplis au temps de la dernière révolte, je ne pourrai appartenir à rien)

Et de l’évocation de ses amis, à son sens, injustement maintenus en prison, va naître son autre combat, comme par enchaînement logique. Erri de Luca va maintenant s’intéresser aux clandestins et se préoccuper de défendre leur dignité :

Oggi nelle strade, nelle stazioni, nelle campagne e nelle officine vivono i clandestini del mondo. Hanno scelto di tentare qui la loro salvezza. La clandestinità è per loro un supplemento di pena non una vocazione. Sono senza diritto di volto. Sono innumerevoli e innumerati. Non mi fanno sentire solo, riempiono di voci straniere le nostre celle1.

3.1.7 La grille 11

Toutes ces épreuves dramatiques, celle de ses amis emprisonnés ainsi que les siennes, sont relatées dans plusieurs de ses écrits : Lettere da una città bruciata, In alto a sinistra, Altre prove di risposta, Napòlide. Elles correspondent à la dernière année passée à militer devant l’usine Fiat à Turin. La période la plus importante de la vie de Erri De Luca s’achève ici, il avoue à son ami Angelo Bolaffi qu’après tout ce temps passé devant l’usine Fiat, « la fabbrica d’Italia », comme il dit par antonomase, et en tant que gardien de la grille 11 de Fiat, dans le quartier Mirafiori, son destin s’est en somme scellé :

Non mi è importato un accidente di quello che mi è capitato dopo l’autunno dell’80 dopo le notti passate davanti al cancello undici di Mirafiori a bloccare a oltranza la fabbrica d’Italia. Era una porta carraia scaldata dai falò e dalle teglie di pizza di ceci2.

Rappelons les faits. Les ouvriers et les militants font la grève devant cette usine qui vient de licencier 24000 ouvriers en novembre 1979. Ils bloquent l’usine, pendant quarante jours et quarante nuits. Erri De Luca fait partie de la ronde de nuit. Et il s’obstine même s’il sait que c’est en vain3. Il est seulement fier d’apporter son soutien et fier d’être témoin de cet évènement :

1 ERRI DE LUCA, Ex voto, in Lettere da una città bruciata, op. cit. , p. 85. Trad. (Les clandestins vivent aujourd’hui

dans les rues, dans les gares, dans les campagnes et dans les usines. Ils ont choisi de tenter leur salut ici. La clandestinité est pour eux un supplément de peine non une vocation. Ils sont sans le droit de visage. Ils sont innombrables et sans nombre. Ils ne me font pas ressentir que je suis seul, ils remplissent nos cellules de voix étrangères)

2 ERRI DE LUCA, Fare il mestiere, in Lettere da una città bruciata, op. cit. , p. 48. Trad. (Plus rien ne m’a importé de

de ce qui m’est arrivé après l’automne 1980 après les nuitées passées devant la grille onze de Mirafiori à bloquer à outrance l’usine d’Italie. C’était une porte cochère chauffée par des feux de bois et de la socca)

3 ERRI DE LUCA, Conversazione di fianco, in In alto a sinistra, op. cit. , p. 77. “E fuori eravamo restati quaranta

giorni, notti, fuochi per riscaldarci. Nessuno usciva, nessuno entrava nella fabbrica che avevamo bloccato. Alla fine restammo tutti fuori, amici, sconosciuti, vinti... Di notte reparti organizzati di dipendenti ostili al blocco dei cancelli cercavano di sfondare gli sbarramenti. Giravo insieme ad altri in ronde notturne tra i viali, le nebbie, cercando quei reparti. Inseguimenti, colpi scambiati tra uomini che avevano perduto il sonno, erano gli ultimi calci, li sferravamo forte” Trad. (Et nous étions restés dehors quarante jours, nuits, feux pour nous réchauffer. Personne ne sortait, personne n’entrait dans l’usine que nous avions bloquée. À la fin, nous restâmes tous dehors, amis, inconnus, vaincus… La nuit,