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II – Erri De Luca et Naples

2.3 L’autre visage de Naples

2.3.4 L’école buissonnière

Erri De Luca a poursuivi ses études à l’Institut Umberto 1° de Naples qui existe encore de nos jours sur la place Cavour. À son époque, l’ambiance est très rigide, les élèves sont soumis à une discipline de fer, «gerachia docente…. gerarchia scolastica»1 ; les surveillants en uniforme ajoutent de la rigueur à ce cadre sévère2. Les souvenirs de lycée de Erri De Luca sont très précis et détaillés. Il se souvient aussi bien du froid glacial des salles de classe sans carreaux que de son amour de la langue grecque en opposition à la physique abhorrée3. Deux récits rappellent des épisodes insolites : Il pannello et Anticamera. Dans le premier, quelques élèves ont ôté un panneau de la chaire afin d’apercevoir les jambes d’une suppléante ; dans le second, il raconte comment son aversion pour les sciences physiques l’amènera à faire l’école buissonnière, considérée à cette époque comme crime de lèse majesté4. Erri De Luca s’échappe donc de l’école et court au zoo, à la recherche d’une harmonie olfactive, d’une senteur de liberté comme sur l’île de son enfance. Car ce n’est pas seulement au lycée qu’il cherche à échapper mais encore aux puanteurs de la ville :

Prendere alle otto e mezzo un autobus e andare lontano dalla scuola: come assaggiare sangue, una libertà feroce, da braccato. Provavo repulsione per la calca fisica che avevo intorno. Ero in una città del Sud che impastava il salmastro del mare con il fiato affumicato delle raffinerie, dei motori e con l’anima santa del caffè, amico delle mosche... La città era un anello al naso...Nell’autobus della fuga da scuola respiravo il meno possibile...Andavo sempre allo zoo...Oltrepassavo il cancello che separava dalla città. Allora il naso rilasciava i suoi nervi contratti... non avevo più schifo di niente in quel perimetro. Ero finalmente libero. Chi ha della libertà un’idea di luogo sconfinato, sa una cosa diversa dalla mia. Libertà era stare in un giardino chiuso, o in un’isola d’estate : rasentare reclusioni...Alla prima ringhiera ero agli elefanti, ero arrivato al vero lontano. Neanche nella cavità del Vesuvio avrei potuto stare più separato dal grasso della città. La chiamavo estranea unzione, impasto di salsedine e di idrocarburi, solfatare e altiforni 5.

plus fort… Le calme m’isolait … Outre mon calme ma distraction te déplaisait... J’étais, je le suis encore, souvent absent d’une absence impénétrable); ERRI DE LUCA, Tirrenici, in Altre prove di risposta, op. cit. , p. 17. “La città è un carcere” Trad. (La ville est une prison)

1 ERRI DE LUCA, Il pannello, in In alto a sinistra, op. cit. , p. 20. “Alla sezione B, secondo anno di liceo, dell’Istituto

Umberto 1° di Napoli nell’anno scolastico 1966-1967” Trad. (À la section B, en seconde, à l’Institut Umberto I de Naples, pour l’année scolaire 1966-1967); Voir le plan 1, in Annexe 2 : Plans de Naples. ERRI DE LUCA, Il pannello, in In alto a sinistra, op. cit., pp. 22-23. Trad. (Hiérarchie enseignante... hiérarchie scolaire)

2 ERRI DE LUCA, Anticamera, in In alto a sinistra, op. cit. , p. 8. “Ogni bidello aveva una divisa e si sentiva membro

di un ordine e titolare di un potere” Trad. (Le moindre surveillant avait un uniforme et se sentait membre d’un ordre et titulaire d’un pouvoir)

3 ERRI DE LUCA, La prima notte, in In alto a sinistra, op. cit. , p. 58. “Avevo il freddo del Sud, nelle aule coi vetri

mancanti non bastava il cappotto, la sciarpa a farci stare fermi nei posti” Trad. (J’avais le froid du Sud, dans les salles de cours aux carreaux cassés, le manteau, l’écharpe ne suffisaient pas à nous faire tenir tranquilles à nos places)

4 ERRI DE LUCA, Anticamera, in In alto a sinistra, op. cit. , p. 8. “Un ragazzo che scansava la scuola commetteva un

reato” Trad. (Un garçon qui faisait l’école buissonnière commettait un délit)

5 ERRI DE LUCA, Anticamera, in In alto a sinistra, op. cit. , pp. 7-9. Trad. (Prendre un autobus à huit heures demie et

s’en aller loin de l’école : c’est comme goûter du sang, une liberté féroce d’homme traqué. J’éprouvai de la répulsion pour la foule physique qui m’entourait. Je vivais dans une ville du Sud qui brassait le saumâtre de la mer, le souffle enfumé des raffineries, des moteurs et l’âme sainte du café, ami des mouches… La ville était un anneau dans le nez… Dans l’autobus de ma fuite de l’école je respirais le moins possible… J’allais toujours au zoo... Je franchissais la grille qui séparait de la ville. Alors mon nez relâchait ses nerfs contractés… plus rien ne me dégoûtait dans ce périmètre. J’étais enfin libre. Celui qui a de la liberté une idée de lieu illimité sent les choses différemment de moi. Liberté était pour moi rester dans un jardin clos, ou sur un’ île l’été : frôler des réclusions... À la première barrière j’étais chez les éléphants, j’étais arrivé dans le véritable lointain. Même dans la cavité du Vésuve je n’aurais pu être plus séparé du gras de la foule. Je l’appelais l’étrange onction, mélange de sel et d’hydrocarbures, de solfatares et de hauts fourneaux)

Au zoo, les animaux sont comme ses véritables compagnons et maîtres ; de leur étude, il réalise un cours d’anatomie des plus vivants : il renifle l’époustouflant « pesce »1 d’un éléphant, en étudie les proportions, fait des calculs savants et le compare au sien tout mou et « spostato in basso a destra »2 (et non à gauche). Il s’approche de la gueule du crocodile afin d’en savourer l’haleine fétide. Il médite sur le rugissement du lion qui semble admirer l’élégance des singes au corps svelte et acrobatique. Cette anecdote sur l’école buissonnière résume à elle seule la quête du jeune homme, entre extase des sens et goût du « vide ». Vers midi, il quitte « l’ergastolo del giardino »3 pour rentrer dans le « buco della città, lubrificato come una supposta »4. Dans ce récit, ce sont deux types de réclusions qui sont exposées, la première concerne l’espèce animale, la seconde l’espèce humaine. Dans l’attente de vacances sur l’île, et interdit de zoo, Erri De Luca s’échappe alors vers la mer, non pour oublier l’école, ses camarades ou ses parents, mais toujours et encore pour oublier cette ville qui lui pèse. Le seul moyen de s’y soustraire et de se soustraire à ces odeurs, à ce qu’elle représente d’injustice et de vexations, c’est de lui tourner le dos, de courir jusqu’au bord de mer et, là-bas au môle Beverello5, de se tourner tout entier vers le large. Là se trouve le site de son enfance, enfance, à la différence près que petit, il fuyait le vicolo à la recherche d’air pur et que cette fois, il est en quête de salut :

Per dimenticare (Napoli) c’era solo darle le spalle sul lungomare, dove finalmente smetteva lei e cominciava l’aperto, il largo delle onde6.

Le vent du sud-ouest l’appelle, la tempête du libeccio le frappe. Il répond aux éléments déchaînés en hurlant, les bras en croix, toutes ses misères refoulées, jusqu’à en perdre la voix :

Un grido cupo, senza vocali e senza ascolto, un grido di acca muta, unica lettera ribelle di tutto l’alfabeto, senza suono. Lì lo aveva, era un urlo scosso dalle ossa, passava la serpentina della spina dorsale fino al cranio, spalancava la bocca a braccia aperte7.

1 Idem, p. 10. Trad. (Queue)

2 Idem, p. 10. Trad. (Déplacée en bas à droite) 3 Idem, p. 15. Trad. (La prison du jardin)

4 Idem, p. 16. Trad. (Trou de la ville, lubrifié comme un suppositoire) 5 Voir le plan 1, in Annexe 2 : Plans de Naples.

6 ERRI DE LUCA, Buon vento, in Napòlide, op. cit. , p. 57. Trad. (Pour l’oublier il n’y avait qu’à lui tourner le dos au

bord de mer, où finalement elle s’arrêtait et commençait le plein air, les vagues au large)

7 ERRI DE LUCA, Molo di Mergellina, in Napòlide, op. cit. , p. 46. Trad. (Un cri sombre, sans voyelles et sans écoute,

un cri de « h » muet, unique lettre de tout l’alphabet, sans son. Il l’avait là, c’était un hurlement secoué par ses os, il passait de la spirale de l’épine dorsale jusqu’au crâne, ouvrait bien grand la bouche à bras ouverts)