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II – Erri De Luca et Naples

2.4 La fuite et l’appel amoureu

2.4.4 L’appel de Parthénope

À la fin de l’année 1980, de retour chez ses parents, il arpente le balcon circulaire qui lui gifle à la figure la silhouette de la ville qu’il ne reconnaît pas. Une vue panoramique à 180 degrés qui lui fait tourner le cou et lui serre le cœur. Il est troublé :

Dalla casa rividi l’affacciata sul largo. Dal suo grandangolo delbalcone giravo il collo al Vesuvio fino alla punta di Posillipo serrando in mezzo la costa di Sorrento e l’isola di Capri, stesa a diga del golfo. Io non ero più io, trent’anni, dodici lontano, un estraneo passato ad altre usanze, un operaio del nord3.

Certes, Erri De Luca revient à Naples, mais il ne rentre pas chez lui. Le verbe italien «tornare» n’a pas la subtilité du français qui fait la distinction entre « revenir » et « rentrer ». Alors pourquoi

1 ERRI DE LUCA, Il conto, in Il contrario di uno, op. cit. , pp. 85-87. Trad. (Ainsi, je regardai de son coté, sa forme de

miche gonflée, par la fenêtre d’un train qui me détachait de l’endroit, et seulement vers sa grosse caboche en forme de cratère sortit de ma bouche : adieu … Des pensées de celui qui se détache, jeune, sans saluer et regarde par la fenêtre de droite le volcan qui lui tourne le dos avec sa traîne de pentes douces sur Caserta... De la fenêtre de gauche le volcan, le matin, le volcan était doré sur les bords. Il est à bonne cuisson, à midi il sera prêt sur la table du golfe)

2 ERRI DE LUCA, Napòlide, op. cit. , p. 18. Trad. (Jamais maternelle, indulgente)

3 ERRI DE LUCA, Il conto, in Il contrario di uno, op. cit. , p. 87. Trad. (De la maison je revis l’ouverture sur le large.

Du grand-angle de son balcon, je tournais la tête du Vésuve jusqu’à la pointe de Pausillipe, enserrant au milieu la côte de Sorrente et l’île de Capri, étendue comme une digue du golfe. Moi, je n’étais plus, trente ans, douze au loin, un étranger passé à d’autres usages, un ouvrier du Nord)

est-il revenu ? Dans La città non rispose1 , l’écrivain évoque son retour sur un ton neutre, dans Conversazione di fianco, l’anaphore de « Tornavo a Napoli » souligne la distance qui sépare sa vie turinoise de la vie qui l’attend dans une ville bientôt ébranlée par la furie du dieu Volcan. Dans Il conto, il ne prononce même plus le terme « tornare ». En revanche, dans Napòlide, il justifie la « necessità » de sa présence à Naples 2. Le véritable appel de la ville se fait par les voies impénétrables du destin, au hasard d’une rencontre fortuite dans une pizzeria de Fuorigrotta3. La jeune fille se nomme Alessandra4. Son travail va d’abord le retenir à Turin, mais lorsqu’il quitte cette ville, c’est dans le but d’aller vivre à Naples avec elle. Et en effet la jeune fille prend la forme de sa ville, le rappelle à elle :

Mi ero innamorato in una sera d’inverno, in una pizzeria di Fuorigrotta, di una ragazza che mi sedeva accanto. Sarei mai partito se l’avessi conosciuta? Tutt’un’altra vita mi passava davanti e si sovrapponeva a cancellare tredici anni di distanza. Mai sono partito: sono restato qui, tu sei la mia città, questo dicevo a lei. Confondevo il suo nome con i luoghi di Napoli, il suo corpo sdraiato con il golfo, il mio sudore e il suo profumo d’erba affumicata. Il trillo d’allegria della sua voce mi cantava in testa tutto il giorno, sul cantiere mi carezzava la mano, mi ammutoliva5.

Le souvenir de l’enfance et de ses souffrances s’estompe. L’amour semble effacer les treize années d’absence. L’écrivain laisse enfin deviner le lien indissoluble qui l’unit à Naples, confondue avec la femme aimée, ville toujours présente dans son cœur, dans sa tête, dans ses souvenirs. Il

1 ERRI DE LUCA, La città non rispose, in In alto a sinistra, op. cit. , p. 35. “Ero tornato a Napoli”, Trad. (J’étais

revenu à Naples)

2 ERRI DE LUCA, Conversazione di fianco, in In alto a sinistra, op. cit. , p. 77. “Tornavo a Napoli… Tornavo a

Napoli” Trad. (Je revenais à Naples… Je revenais à Naples); ERRI DE LUCA, Il conto, in Il contrario di uno, op. cit. , p. 87. “Non portavo con me il verbo tornare, chi se ne va di lì perde il diritto al verbo” Trad. (Je n’apportais pas avec moi le verbe revenir, celui qui part de là perd son droit au verbe) ; ERRI DE LUCA, Napòlide, op. cit. , p. 33. “Ero di nuovo lì ma non aggiungevo un anno a quei primi diciotto... Non per soccorso, non per richiamo della patria crollata, per nessuna di queste intenzioni ero di nuovo lì, ma per amore, voce del caso che si traveste di necessità” Trad. (J’étais de nouveau là, mais je n’ajoutais pas un an à mes dix huit premières années … Ce n’était ni l’aide aux secours, ni l’appel de la patrie écroulée, j’étais à nouveau là pour aucune de ces intentions, mais par amour, voix du hasard qui se déguise en nécessité)

3 Voir le plan 4, in Annexe 2 : Plans de Naples.

4 ERRI DE LUCA, Conversazione di fianco, in In alto a sinistra, op. cit. , p. 79. “Avevi un trillo in gola, caldo, infame”

Trad. (Dans ta gorge tu avais un trille, chaud, infâme) Ici l’écrivain converse avec son ex-petite amie lui rappelant le trille qu’il l’avait attiré vers elle le premier soir de leur rencontre. Dans les souvenirs de Napòlide il évoque par contre ce trille qui trottinait dans sa tête toute la journée sur le chantier. Le mot « trille » en italien est une onomatopée, il fait allusion au chant riant d’un oiseau, d’un rossignol. C’est par allusion le chant langoureux de la sirène qui envoûte Erri De Luca et le fait demeurer à Naples.

5 ERRI DE LUCA, Napòlide, op. cit. , p. 33. Trad. (J’étais tombé amoureux par un soir d’hiver dans une pizzeria de

Fuorigrotta, d’une jeune fille assise à mes cotés. Serais-je jamais parti si je l’avais connue ? Toute une autre vie passait devant moi et se superposait en effaçant treize années de distance. Je ne suis jamais parti : je suis resté ici, tu es ma ville, je lui disais cela. Je confondais son nom avec les lieux de Naples, son corps allongé avec le golfe, ma sueur et son parfum d’herbe fumée. Le trille d’allégresse de sa voix chantait toute la journée dans ma tête, sur le chantier il me caressait la main, me faisait taire) ; ERRI DE LUCA, Il conto, in Il contrario di uno, op. cit. , pp. 88. “Luca, il cugino giovane, quella sera m’invita a una pizzeria di Fuorigrotta e così la vedo, lei la ragazza da stropicciarsi gli occhi. E siedo, parlo e bevo insieme come la più stabilita cosa da gran tempo e quei minuti fanno le veci degli anni” Trad. (Luca, mon jeune cousin, m’invite ce soir-là dans une pizzeria de Fuorigrotta et ainsi je la vois, elle, la fille à se frotter les yeux. Et je m’assieds, je parle et bois avec elle comme une chose établie depuis bien longtemps et ces minutes-là remplacent des années) Dans les deux passages cités ci-dessus, les années de chagrin hors de Naples s’effacent comme par enchantement dans le regard envoûté de l’écrivain vers cette jeune inconnue. Or, dans Napòlide Erri De Luca est beaucoup plus explicite sur la fonction consolatrice de la jeune fille. Elle est vraiment sa nouvelle sirène qui semble adoucir ses peines, ses absences. Or, nous le verrons, un être, bien que cher ne peut pas remplacer des souvenirs, surtout l’enfance qui ne reviendra plus jamais.

renoue avec la ville-sirène à travers les jeux d’Aphrodite. Femme aimée et ville envoûtante finissent par se fondre en un tout indissociable. Parthénope vient de saisir sa proie.