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II – Erri De Luca et Naples

2.3 L’autre visage de Naples

2.3.5 Les vacances : une révélation

Ses parents louent un appartement chaque année à Ischia. Pour leur fils, c’est là que résident toutes les joies et les peines des premières amours et des amitiés éphémères ! Cette présence de la mer et de l’île pendant l’enfance à Ischia revient en force à l’adolescence dans Non ora, non qui et Tu, mio. Erri De Luca s’y raconte alors qu’il est âgé de seize ans, en famille, en compagnie de son cousin et des amis de ce dernier. Etranger au groupe, car plus jeune, l’adolescent, toujours très réservé, se tient à l’écart malgré son attirance pour ce milieu plus mûr. Il a le sentiment qu’il y est admis comme un étranger. Il rejoint le groupe sur la plage des pêcheurs après son dur labeur de marin avec Nicola, le pêcheur. Or, la fréquentation sporadique de ces jeunes gens allie la quête sur la guerre de l’apprenti marin. En effet, les questions posées à ses parents sur ce sujet sont depuis restées sans réponse ; seul le marin, le pêcheur Nicola, a évoqué quelquefois d’autres lieux, d’autres drames. Les réponses tant attendues vont finalement venir de la bouche de Caia, une jeune fille juive, qui incarne pour lui tout le peuple juif. Il retrouve ainsi ce lien recherché avec le passé. Pour avoir perdu ses parents pendant la guerre, Caia vient étancher la soif de connaissance de son jeune ami sur ces évènements tragiques. Erri De Luca se sent responsable d’elle, il la protège d’une tendresse quasi paternelle. Mais, effet de cette empathie, le jeune homme prend le malheur de Caia à son compte et se sent comme investi d’un besoin de vengeance : il incendie les voitures de touristes allemands. Il faut rappeler que Erri De Luca qui s’est plongé pendant toute une année1 dans des ouvrages pour comprendre l’histoire et la guerre, a fini par qualifier ces livres de « libri della storia infame »2. C’est dire toute la souffrance qu’il ressent à l’évocation de la Shoah. La rencontre alors avec une autre jeune fille, Eliana, est vécue comme un baume, elle représente son premier contact avec le monde féminin. Jusque là, l’écrivain avoue ne jamais avoir connu de jeunes filles, même s’il a éprouvé quelque émoi, sur Ischia, pour une jeune romaine :

Diciotto anni, dal primo all’ultimo ho vissuto nella città di nascita, Napoli, da sterile, senza amare nessuna ragazza nei quartieri dell’adolescenza. Solo nell’isola di fronte, un’estate, mi spuntò amore per una ragazza di Roma3.

Le souvenir de cette période n’oublie donc pas de magnifier le temps des amours. Certes, la rencontre avec Caia, le drame qu’elle révèle en entendant des Allemands chanter l’hymne des SS souligne les blessures de la jeune fille et met en évidence celles personnelles de Erri De Luca. Mais l’écrivain se souvient aussi de la vie paisible de l’île pour ces jeunes bourgeois qui s’adonnent à des loisirs propres à leur âge, tels les promenades, les bains de mer et de soleil, les sorties en barque, les chansons, les films et les flirts, les merveilleuses glaces du bar Calise, sans oublier les pizzas. Le personnage de Daniele, jeune homme, équivalent du jeune Zaza de Raffaele La Capria dans Ferito a morte, pourrait symboliser tout l’esprit de cette époque : il est présenté comme un dandy à l’affût

1 ERRI DE LUCA, Tu, mio, op. cit. , p. 100. “Sono cresciuto dietro il tuo dolore, ma prima d’incontrarti ho passato un

anno a chiedere ai libri in che secolo stavo e su che terra mettevo i piedi” Trad. (J’ai grandi derrière ta douleur, mais avant de te rencontrer j’ai passé un an à demander aux livres en quel siècle je vivais)

2 Idem, p. 20. Trad. (Livres de l’histoire infâme)

3 ERRI DE LUCA, La camicia al muro, in Il contrario di uno, op. cit. , p. 41. Trad. (Dix-huit années, de la première à la

la dernière, j’ai vécu à Naples, ma ville de naissance, stérile, sans aimer aucune fille dans les quartiers de mon adolescence. Ce n’est que sur l’île d’en face, un été, que m’est venu un amour pour une fille de Rome)

de filles à qui jouer la comédie, la recita. Guide officiel de Ischia, il pointe du doigt les niaiseries de l’île pour ses belles étrangères :

Daniele si era trasformato in guida ufficale e presentava l’isola alle due ospiti : i cani randagi, gli oleandri, le solenni cacche di cavallo lasciate dal passaggio delle carrozzelle, il bar del migliore gelato, i pinoli da schiacciare e da offrire sul palmo e le dita di una ragazza straniera che coglievano piano il piccolo frutto dal centro della mano, per prolungare di un secondo il contatto... Daniele era un mago di scherzi1.

Le cousin de Erri De Luca et ses amis appartiennent au même milieu que Raffaele La Capria, même s’ils sont de la génération suivante. Daniele regrette d’ailleurs que ses vacances aient été gâchées par les révélations de Caia. Il aurait préféré le silence, privilégiant la superficialité et l’insouciance. C’est Erri De Luca qui le raisonne, arguant du fait que la vie devient « sfregiata » quand on l’ignore :

“Meglio che non mi diceva niente” Davvero, Daniele, davvero meglio che neanche in ultimo dovessimo sapere chi avevamo avuto l’occasione d’incontrare? Sappiamo riconoscere i pesci a mare, le stelle in cielo e dobbiamo ignorare le persone in terra ? “No, non lo penso, anzi le sono grato... Mi ha fatto sentire più grande, mi ha reso un onore. Però che accidenti di ragazza, troppo dura per me abituato a questa bell’isola con le barche da pesca, la chitarra, le vacanze. E tutto di colpo in un posto beato e addormentato spunta la vita sfregiata di una che sembra come noi”2.

Ischia, Bildungland, permet donc à Erri De Luca de devenir adulte en se confrontant à la découverte des épouvantables réalités de la guerre comme l’extermination des Juifs mais aussi à celles de la vie indissociable de la mort : la perte tragique de son meilleur ami, Massimo, est

un drame personnel qui va altérer à jamais son rapport de symbiose avec la mer3. De retour dans sa

ville, Erri De Luca continue inlassablement à s’instruire et à se documenter dans les livres qui l’empoisonnent 4 et l’isolent5 parce qu’ils le coupent de tout rapport social. Il qualifie son état d’alors de « disturbo del comportamento »6, trouble auquel sa sœur a heureusement échappé. Il

1 ERRI DE LUCA, Tu, mio, op. cit. , pp. 95-96. Trad. (Daniele s’était transformé en guide officiel et présentait l’île à

ses deux invitées : les chiens errants, les lauriers-roses, les solennelles cacas de cheval laissées sur le passage des fiacres, le bar de la meilleure glace, les pignons qu’on écrasait pour les offrir dans le creux de la main, et les doigts d’une jeune étrangère qui recueillaient doucement le petit fruit dans la paume, pour prolonger d’une seconde le contact… Daniele avait la magie des plaisanteries)

2 Idem, p. 83. Trad. (« Elle aurait mieux fait de ne rien me dire » Vraiment, Daniele, vraiment aurait-il mieux valu que

jusqu’au bout nous ne sachions pas qui nous avions eu l’occasion de rencontrer ? Nous savons reconnaître les poissons dans la mer, les étoiles dans le ciel et nous devons ignorer les personnes sur la terre ? « Non, je ne le pense pas, je lui en suis même reconnaissant… Je me suis senti plus grand grâce à elle, c’est un honneur qu’elle m’a fait. Pourtant, quelle drôle de fille, trop dure pour moi habitué à cette belle île avec les bateaux de pêche, la guitare, les vacances. Et, soudain, dans un endroit heureux et endormi, surgit la vie balafrée d’une personne qui semble comme nous)

3 ERRI DE LUCA, Lettere ad Angelo Bolaffi sull’anno sessantottesimo del millenovecento, in Lettere da una città

bruciata, op. cit. , p. 23. “Noi partiti da Napoli che ci credavamo evasi” Trad. (Nous partis de Naples qu’on se croyait

des évadés)

4 ERRI DE LUCA, I libri, in Altre prove di risposta, op. cit. , p. 25. “Io mi sono avvelenato” Trad. (Je me suis

empoisonné)

5 Idem, p. 25. “L’intimità con quel materiale isolante, la convivenza, mi ha appartato del tutto” Trad. (L’intimité avec

ce matériau isolant, la cohabitation, m’a complètement isolé)

reconnaît néanmoins l’importance de ses lectures miraculeuses qui lui ont donné un autre regard sur le vaste monde :

Di quel recinto intorno non volevo conoscere altro. Miracolo furono i libri di mio padre, molto più grandi del mondo che avrei conosciuto, molto più profondi1.

Après les loisirs, les rencontres exceptionnelles et les grands malheurs sur l’île, Erri De Luca, de retour à la ville, renfile ses chaussures comme « un galeotto si lega la palla al piede »2, reprend « la vita chiusa di città »3 et ses lectures studieuses. C’est à partir de ce moment là qu’il va côtoyer de plus près les Américains, et pas sous leur meilleur jour, comme nous allons le voir.