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III – En quête d’harmonie

3.2 Prise de conscience du stéréotype du migrant napolitain

3.2.2 Apprentissage d’un métier

Erri De Luca doit-il être considéré comme un migrant, du même type que ceux qu’il vient de décrire ? Lui-même n’a jamais travaillé au port de Naples, n’a pas davantage quitté sa ville pour les Etats-Unis. Certes, il est parti en Europe et en Afrique, là où se situe d’après lui le véritable Sud5.

1 ERRI DE LUCA, Udito: un grido, in I colpi dei sensi, op. cit. , p. 9. Trad. (Il voyait rester sur le quai des bouts de

familles mutilées par les séparations. Tous les adieux du Sud aboutissaient à ce quai, là se rompaient tous les liens)

2 Tous les textes des I colpi dei sensi ont été recueillis dans Il contrario di uno, publié en 2003.

3 ERRI DE LUCA, Calcio, in Napòlide, op. cit. , p. 63. “Si svuotava di maschi da emigrazione” Trad. (Elle se vidait

d’hommes qui émigraient)

4 ERRI DE LUCA, Donne a Sud, in Napòlide, op. cit. , p. 89. “L’uomo aveva ... al peggio della disperazione, la dignità

di andarsene, emigrare anche” Trad. (L’homme avait... au pire de son désespoir, la dignité de partir, d’émigrer aussi)

5 ERRI DE LUCA, Più Sud che Nord, in Pianoterra, p. 25. “Un tempo ho visto il Sud del mondo” Trad. (Autrefois j’ai

Mais cela ne fait pas pour autant de lui un migrant, d’ailleurs il se considère davantage comme un errant, un vagabond du travail :

Sono stato un operaio errante, andavo dove c’era l’occasione, dove mi licenziavano e dove mi licenziavo da me1.

C’est après dix années de militantisme gauchiste qu’il est allé travailler à Paris, à Turin, puis en Sicile. S’il s’est ensuite rendu à plusieurs reprises à l’étranger, c’était pour aider les plus pauvres, comme en Bosnie et en Tanzanie. Mais aussi, avoue-t-il pour fuir la justice2. Or, même dans ces contrées si éloignées de Naples, ses pensées sont toujours tournées vers la cité parthénopéenne, son soleil, sa muse, sa vie intérieure. Mais que pouvait-il faire d’autre que partir après ces années si engagées politiquement dans Lotta Continua ? Erri De Luca avoue être devenu ouvrier un peu au hasard de la vie3, aussi par manque de diplômes et de perspective, mais surtout à la suite de sa déception après la défaite du mouvement :

Sono stato uno che ha passato il frattempo tra il ’77 e il ’95 a fare il mestiere di operaio come può intenderlo chi s’imbarca marinaio per tenersi al largo e alla larga dal mondo che gli si è chiuso dietro4.

Pendant dix-huit ans, il a continué d’exercer le métier d’ouvrier sans jamais obtenir de qualification, ni monter en grade5. Il a effectué les tâches les plus difficiles dans des conditions extrêmement dangereuses, conditions que le code du travail aujourd’hui dénoncerait. Il a accepté les travaux les plus sales et les plus fatigants que personne ne voulait faire. Il a enduré la fatigue sans broncher, les nuisances sans protester pour la seule raison qu’il aimait le contact avec la matière6. Mais à quel prix ! À Paris, pendant une douzaine de jours, il a dû creuser une galerie à la recherche

1 ERRI DE LUCA, Corpo, in Altre prove di risposta, op. cit. , p. 45. Trad. (J’ai été un ouvrier errant, j’allais où

l’occasion se présentait, où on me licenciait et où je démissionnais)

2 ERRI DE LUCA, Sulla traccia di Nives, op. cit. , p. 104. “Si stava al largo per non finire nei processi sommari delle

leggi di emergenza, ergastoli dati a chi aveva ospitato un latitante, associandolo alla responsabilità dei reati del gruppo” Trad. (On se tenait à distance pour ne pas finir dans les procès sommaires des lois d’urgence, la prison guettant celui qui avait hébergé un fugitif, l’associant à la responsabilité des délits du groupe)

3 ERRI DE LUCA, Realtà, in Alzaia, op. cit. , p. 94. “Ho finito per fare mestieri operai più per caso che per vocazione”

Trad. (J’ai fini par faire des métiers d’ouvrier plus par hasard que par vocation)

4 ERRI DE LUCA, Eravamo di maggio, in Lettere da una città bruciata, op. cit. p. 77. Trad. (J’ai été quelqu’un qui a

passé tout le temps entre 1977 et 1995 à faire le métier d’ouvrier comme peut l’entendre celui qui s’embarque marin pour se tenir à l’écart et à distance du monde qui s’est fermé derrière lui)

5 ERRI DE LUCA, Fare il mestiere, in Lettere da una città bruciata, op. cit. , p. 47. “Ma poi uno si trova a trent’anni

senza studi e non sa fare altro e così quel mestiere si appiccica addosso e lo si fa perché quella è la porzione in terra che è toccata. Chiunque faccia l’operaio spera un giorno o l’altro di migliorare, di lavorare in proprio. In questo non sono dei loro. Sono rimasto a fare l’operaio comune, al rango più basso della gerarchia” Trad. (Et après on se retrouve à trente ans sans diplômes et sans savoir rien faire d’autre et c’est ainsi que ce métier se colle à ta peau et on le fait parce que c’est la portion sur terre à toi. N’importe quel ouvrier espère un jour ou l’autre d’améliorer sa condition, de travailler à son compte. En cela je ne suis pas comme eux. Je suis resté à faire l’ouvrier commun, au rang le plus bas de la hiérarchie) ; ERRI DE LUCA, Urti, in Altre prove di risposta, op. cit. , p. 52. “Come operaio, lavoro svolto per diciotto anni, mai sono salito di qualifica” Trad. (En tant qu’ouvrier, travail effectué pendant dix-huit ans, je ne suis jamais monté en grade)

6 ERRI DE LUCA, Ebraico, in Altre prove di risposta, op. cit. , p. 63. “Ho lavorato in posti in cui il frastuono ci faceva

faceva muti” Trad. (J’ai travaillé dans des endroits où le vacarme nous faisait devenir muets); Idem, p. 63. “Mi piace la materia, ci ho lavorato quando ero muratore” Trad. (J’aime la matière, j’y ai travaillé lorsque j’étais maçon)

d’un égout. Lorsqu’il l’a trouvé, il a été si soulagé qu’il s’est décrit heureux d’en respirer les odeurs nauséabondes. Et pourtant, ce travail, effectué tout seul, dans une galerie d’un mètre de largeur et de six mètres de profondeur, galerie de surcroît sans étais, était des plus périlleux ; il avoue qu’il avait l’impression de se trouver dans le « vicolo stretto della propria vita »1. Dans une autre fosse, à Milan, il a martelé, un mois durant, une dalle blindée dans le fracas infernal d’un marteau piqueur2. Il a partagé avec les ouvriers le regard plein de mépris des passants (le même regard que celui des guappi3 napolitains au moment du tremblement de terre en 1980), la non reconnaissance de son métier, le salaire misérable, la sensation d’avoir touché le fond de soi-même et de ses propres limites 4. Mais c’est cependant avec fierté que Erri De Luca raconte sa vie, son histoire, dans le gouffre d’un « inferno »5 dantesque, dans « una specie di trincea »6 , celle de son siècle. Cette histoire n’est pas indépendante de la guerre, mais il la fait sienne, comme pour répondre à ce combat que son père, lui, n’a pas mené. Les égouts de Paris résonnent en termes de victoire personnelle, victoire qui permet de dépasser ce qu’il pense être l’échec paternel, la faute familiale. Preuve en est la manière dont il mêle dans ses lettres « mixtes »7 à son ami Angelo Bolaffi, le souvenir des années de militantisme politique à celui du temps passé en tant qu’ouvrier8.