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Conclusion : la perception d’une journaliste

1.4 Le regard de Anna Maria Ortese

1.4.11 Conclusion : la perception d’une journaliste

Nous avons cerné d’abord comment l’écrivain perçoit les Napolitains – femmes et enfants surtout -, puis quelle atmosphère sombre et misérable se dégage de l’époque. De ces éléments résulte une vision globale qui ne met l’accent que sur l’aspect obscur de la cité. Cependant, Il mare non bagna Napoli, évoque également une autre Naples, sévère, austère, celle du sommet de la colline de Pizzofalcone, avec coté mer, vue sur le Castel dell’Ovo, et côté ville, vue sur la Chartreuse de San Martino, plus particulièrement la rue Monte di Dio, parallèle de la via Egiziaca, célèbre pour la maison Carafa et le théâtre Politeama. C’est la Naples de Il ragazzo di Montedidio4 , c’est aussi celle de Erri De Luca. C’est également la Naples d’autres artistes et intellectuels qui,

1 Idem, pp. 91-92. Trad. (« Il y courait toujours après... et tic et tac, avec ses p’tites savates. Où qu’est-elle ? qu’y

cherchait quand all’avait filé en douce »)

2 ANNA MARIA ORTESE, La città involontaria, op. cit. , p. 91. Trad. (Fous le camp !)

3 ANNA MARIA ORTESE, Il silenzio della ragione, op. cit. , p. 135. Trad. (Ils traitaient d’un problème infiniment

subtil, à savoir comment le dialecte napolitain pouvait accéder, opportunément approfondi, à la dignité de langue. Et de citer, à cet égard, Di Giacomo et Rea)

s’éloignant du ventre de la ville, discutent de son pouvoir phagocytant 1 ou de la puissance du dialecte. C’est encore la Naples des bourgeoises (telle Anastasia Finizio) où la femme s’émancipe et devient indépendante. En face, plus bas, il y a la mer de Raffaele La Capria, où l’eau cristalline et scintillante baigne Naples. En dépit de cette conscience d’aspects plus souriants de la ville, l’impression qui domine reste négative : Naples est assimilée par l’écrivain à une méduse ou à un ivrogne2. Que cherche vraiment Anna Maria Ortese ? Laissons lui la parole :

Io cercavo invece qualcosa che fosse Napoli, il Vesuvio e il contro Vesuvio, il mistero e l’odio per il mistero3.

L’a-t-elle trouvé ? Sa quête sur la vraie Naples, sur « una identificazione di Napoli »4 semble aboutir finalement à une enquête ni très claire ni très objective. Elle ne se fait que des ennemis, à commencer par son public. Trop dire, c’est quelquefois mal dire. Et se concentrer uniquement sur le négatif n’est pas une façon de rendre compte de la réalité. L’état d’abrutissement qu’elle décrit des Napolitains est sectaire, elle ne prend pas en compte la lutte au quotidien de tous ceux qui veulent améliorer leur vie. Le point de vue de l’auteur de Il mare non bagna Napoli est par conséquent, à notre sens, touchant, mais surtout hallucinant et halluciné, relatif à son état du moment, à sa condition nerveuse et mentale, à son éloignement. Elle-même parle de « vero malessere »5 dans le regard d’autrui, de « fastidio »6, se sentant « imbarazzata »7, dans un état d’âme entre angoisse et consolation8, ou pire transposant son angoisse chez les autres. Luigi Compagnone, journaliste, remarque à son propos que les écrits sont empreints d’une atmosphère funèbre, « quell’aria raccapricciata delle cantine e dei cimiteri »9, et avoue ressentir une « sensazione sottile di morte »10. morte »10. Anna Maria Ortese veut incontestablement exécuter ses confrères au lieu de se rapprocher d’eux amicalement. Elle montre véritablement un caractère hargneux en critiquant plus qu’en analysant la nouvelle génération d’écrivains napolitains, tous des larves, selon elle11. En effet, même si, selon elle, Domenico Rea semble « la voce legittima di Napoli »12, compte tenu de sa fulgurante ascension, il ne reste qu’« un rosso pallone »13. La Capria n’est pas Naples, Michele Prisco non plus. Il mare non bagna Napoli est en fait un adieu à la ville, comme en témoigne l’avant dernier chapitre :

1 ANNA MARIA ORTESE, Il silenzio della ragione, op. cit. , p. 161. Anna Maria Ortese semble déceler dans les yeux

de son camarade Prunas son propre drame existentiel, celui du rapport entre sa ville et se pose les questions suivantes : “È vero che siamo morti?... È vero che siamo stati assorbiti dalla città ?”. Trad. (Nous sommes morts, n’est-ce pas ?...La ville nous a engloutis ?)

2 Idem, pp. 133-134. “Era l’ora che Napoli si accende e gonfia come una medusa; e le sue ferite risplendono, i suoi

cenci si coprono di fiori, e la popolazione barcolla... La città si copriva di rumori, a un tratto, per non riflettere più, come un infelice si ubriaca” Trad. (C’était l’heure où Naples s’allume et enfle comme une méduse ; où ses blessures resplendissent, ses hardes se couvrent de fleurs, où la population chancelle…La ville se couvrait de bruits, soudainement, afin de ne plus réfléchir, comme un malheureux qui se soûle)

3 ANNA MARIA ORTESE, Il silenzio della ragione, op. cit. , p. 151. Trad. (Je cherchais, au contraire, quelque chose

qui fût vraiment Naples, le Vésuve et l’anti-Vésuve, le mystère et la haine du mystère)

4 Idem, p. 151. Trad. (Identité de Naples) 5 Idem, p. 104. Trad. (Véritable malaise) 6 Idem, p. 104. Trad. (Gêne)

7 ANNA MARIA ORTESE, La città involontaria, op. cit. , p. 79. Trad. (Embarrassée)

8 ANNA MARIA ORTESE, Il silenzio della ragione, op. cit. , p. 89. Lorsque elle se trouve au troisième étage des

Granili.

9 Idem, p. 125. Trad. (Le frisson des caves et des cimetières) 10 Idem, p. 125. Trad. (Subtilement, cette sensation de mort) 11 Idem, p. 119.

12 Idem, p. 123. Trad. (La plus légitime des voix napolitaines) 13 Idem, p. 122. Trad. (Ballon rouge)

Guardai tutta Napoli : nella immensa luce, delicata come quella di una conchiglia, dalle verdi colline del Vomero e di Capodimonte fino alla punta scura di Posillipo, era un solo sonno, una meraviglia senza coscienza. Guardai anche verso le mura rosse di Monte di Dio... Non si sentiva che lo sciacquio tranquillo dell’acqua sugli scogli, non si vedevano che le colline sempre più vive e vittoriose nella luce, e, più giù, le case e i vicoli grigi, i miseri vicoli infetti, dove brillava ancora, sulle immondizie qualche lume1.

Il mare non bagna Napoli, simple enquête au départ sur la Naples de l’après-guerre et la nouvelle génération d’écrivains napolitains, semble ainsi dévier de son objectif et plutôt refléter la désolation intérieure de son écrivain que rendre compte de la réalité.

Des analyses précédentes, il résulte que cet ouvrage de Anna Maria Ortese nous apparaît tendancieux et inique : en effet et comme nous l’avons vu, la journaliste se plaît à qualifier les Napolitains de larves, conspue ses confrères sans distinction et par son parti pris de dénonciation morbide, s’éloigne en définitive du réalisme auquel elle prétend. Pas plus que Rea, mais dans un autre registre, elle ne parvient à donner la dimension exacte et multiple de la ville : plus encore, elle cherche à faire de cette vision tronquée la vérité absolue et dénigre ceux qui pourraient réussir mieux qu’elle. Il n’en reste pas moins que son œuvre présente une valeur littéraire incontestable. Entre récit et enquête, son écriture excessive, émotionnelle, ne peut laisser le lecteur indifférent.

1 Idem, p. 172. Trad. (J’embrassai Naples du regard. Dans l’immense lumière, aussi délicate qu’un coquillage, depuis

les vertes collines du Vomero et de Capodimonte jusqu’à la pointe sombre de Pausilippe, tout n’était que sommeil, merveille sans conscience. Je regardai aussi vers les murailles rouges de Monte di Dio… On n’entendait que le clapotis tranquille de l’eau sur les rochers, on ne voyait que les collines toujours plus vives triomphantes en pleine lumière, et en bas, les maisons et les ruelles grises, les ruelles infectées, misérables, où quelques lampes brillaient encore sur les ordures)