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1.4 Le regard de Anna Maria Ortese

1.4.8 Le refus de la réalité

La pression de la religion et des coutumes ataviques, très ancrées dans le Sud, pèse sur ses habitants. C’est le patriarcat de Dieu qui s’exerce à travers l’homme : le Napolitain, avec ou sans travail, domine et commande la femme, dirigeant toute la maisonnée. De surcroît, les aléas de la guerre, les difficultés d’alors pour se procurer de la nourriture, aggravent cette contingence sociale et économique fort difficile. Inutile de préciser que les Napolitaines ne peuvent pas vivre à leur guise. Mariées ou vieilles filles, elles dépendent toujours du bon vouloir de leur famille. Anna Maria Ortese concentre le drame du malheur existentiel de Anastasia Finizio en l’espace d’une

1 Idem, pp. 92-93. Trad. (Des femmes, qui de féminin n’avaient plus rien, sinon une jupe et une chevelure,

s’approchaient en silence, en poussant des marmots devant elles, comme si cette enfance maudite eût pu les protéger, leur donner du courage)

2 ANNA MARIA ORTESE, Un paio di occhiali, op. cit. , p. 23.

3 L’écrivain met en exergue la compassion des femmes entre elles ainsi que leur dévouement au chevet des malades :

d’un coté de la pièce Assuntina administre des médicaments à son oncle, de l’autre la femme d’un syphilitique, agenouillée, lui humecte la main avec sa langue. ANNA MARIA ORTESE, La città involontaria, op. cit. , p. 97. Anna Maria Ortese remarque également l’allure jeune et l’air extasié de la mère de Nunzia Faiella.

4 ANNA MARIA ORTESE, Oro a Forcella, op. cit. , pp. 66-67. Trad. (Chercher les mères paraissait une folie. De

temps à autre en sortait une par derrière la roue d’un chariot, criant horriblement, elle saisissait le poignet de son enfant, elle le traînait dans un taudis d’où il s’échappait par la suite des hurlements et des pleurs, et on voyait brandir un peigne en l’air, ou une bassine en fer appuyée sur une chaise, où le pauvre malheureux était obligé de plier son douloureux visage)

5 ANNA MARIA ORTESE, Il silenzio della ragione, op. cit. , p. 152. Trad. (Des vieilles mères qui se grattent la tête, et

traînent la savate, les yeux battus, déteints par les souvenirs)

seule journée, le jour de Noël ; elle oppose le rêve d’un moment, au matin, au sommeil continuel, et ballotte son personnage entre conscience et inconscience, façon de souligner l’interpénétration et l’omniprésence de la vie et de la mort. La thématique du regard accroît également ce sentiment de refus de la réalité jusqu’à sa négation. En effet, c’est dans les yeux noirs et terribles de zia Nana qu’Anna Maria Ortese cristallise l’exemple par excellence de la « donna che non è riuscita a vivere »1 qui végète et se rassasie du bonheur des autres. Ce sera par contre dans les bons conseils que Nunziata prodigue à sa nièce, tout en lui invoquant la mort, que résonne la sentence, « Figlia mia, il mondo è meglio non vederlo che vederlo »2. Effectivement, les lunettes ensorcelées de Eugenia vont démystifier sa belle journée. Le critique Silvia Contarini par ailleurs relève que l’écrivain fait adopter ce point de vue dénonciateur à tous les autres personnages de Un paio di occhiali. En effet, elle affirme que « mettere gli occhiali dà una nausea insopportabile ai suoi personaggi condannati a vivere nell’orrore »3. Vivre à Naples serait donc pour tous ces personnages une horreur, une hallucination permanente et sans retour. Parfois, Anna Maria Ortese parle de châtiment divin, de « gastigo » ou de « martirio »4. À quoi sert donc de vivre ? La Napolitaine attend patiemment la mort que ce soit la petite Nunzia aux Granili ou Anastasia dans les beaux quartiers. Et toutes saluent la mort de donn’Amelia comme une délivrance5. Le goût baroque de la mort, typiquement napolitain, savamment rendu dans la représentation du décès impromptu de Scarpetella, est loué par le fanatique Cutolo comme un don divin6. Si l’écrivain mentionne avec humour les nouveaux appartements du feu père Finizio, qui repose maintenant dans une tombe en plein soleil, puis raconte avec brio le suicide de Giovanna Alatri comme un spectacle, c’est finalement dans les yeux suppliants de Nunzia, dans sa mort annoncée en silence qu’elle parle au nom de toutes les mères et de tous les enfants :

Non vi era in essi tristezza e neppure dolore, ma il senso di una attesa, di una pena scontata in silenzio, con la sola vita di questa attesa, di una cosa che poteva venire di là da quei muri immensi, da quell’alta finestra cieca, da quel buio, quel tanfo, quel sentore di morte.7

La plume élégiaque de la journaliste décrit ces yeux qui quémandent la mort comme un soulagement parce que cette vie n’est qu’attente permanente, silence, senteur de mort, avec une pointe d’ataraxie, entre stoïcisme et résignation chrétienne: cette petite enfant symbolise le détachement de la conscience au milieu de l’inconscience. Enfin, tout autour des larves humaines sans visage, des fenêtres bouchées, des ruelles noires et sans issue, partout la mort baigne ou plutôt inonde Naples, imprégnant les bas-fonds de cette cité « involontaire ».

Pour conclure, Anna Maria Ortese décrit un monde où la femme ne vit pas pour elle, mais au service de sa famille et dans la seule attente de l’inéluctable mort.

1 ANNA MARIA ORTESE, Interno familiare, op. cit. , p. 45. Trad. (Femme qui n’a pas pu vivre sa vie)

2 ANNA MARIA ORTESE, Un paio di occhiali, op. cit. , p. 18. Trad. (Ma petite… vaut mieux pas voir le monde que

de le voir)

3 SILVIA CONTARINI, Narrare Napoli, anni Cinquanta : Domenico Rea, Anna Maria Ortese, Raffaele La Capria,

Erri De Luca, op.cit. , p. 163. (Mettre les lunettes donne une nausée insupportable à ses personnages condamnés à vivre

dans l’horreur)

4ANNA MARIA ORTESE, Il mare non bagna Napoli, op. cit. , pp. 16; 58. 5 ANNA MARIA ORTESE, Interno familiare, op. cit. , p. 58.

6 ANNA MARIA ORTESE, La città involontaria, op. cit. , pp. 90-91.

7 Idem, 95. Trad. (Il n’y avait aucune tristesse, ans ce regard, ni même de la souffrance, mais un sentiment d’attente, de

peine expiée en silence, avec, pour toute vie, cette attente, de quelque chose qui pouvait venir d’au-delà des murs immenses, de la haute fenêtre aveugle, de l’obscurité, du relent, de cette odeur de mort)