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EXCLUSION SOCIALE DANS DIFFÉRENTS CONTEXTES : POINTS COMMUNS ET DIFFÉRENCES

SOUTH SIDE CHICAGO – USA (ou Chicago selon l’indicateur)

3.2 La ville fragmentée latino-américaine

Peut-on faire un parallèle de ces réalités propres au ghetto américain et la banlieue française avec la ville fragmentée latino-américaine ? La réponse la plus lucide est probablement non. Tout simplement pour la même raison que Wacquant donne à propos de l’absurdité sociologique de parler de « ghetto française » : on ne peut pas faire une simple approximation d’une de ces deux figures avec celle de la ville fragmentée latino-américaine. D’autant que la figure de la ville fragmentée latino-américaine apparaît, elle-même, comme une généralisation et une simplification des réalités urbaines des villes dans l’Amérique latine. En évoquant le même auteur, il faut travailler dans chaque contexte national et historique pour bien repérer, à la fois, les éléments communs et les spécificités : « Les mécanismes génériques qui produisent la marginalité urbaine, comme les formes spécifiques qu’elle revêt, deviennent pleinement intelligibles dès lors qu’on se donne la peine de les replacer dans la matrice historique des rapports entre les classes, l’État et l’espace caractéristique de chaque société à une époque donnée. C’est à dire que nous devons travailler à développer des images plus complexes et plus différenciées des « damnés de la ville » si nous souhaitons saisir correctement leur situation sociale et élucider leur destin collectif dans des contextes nationaux différents » (Wacquant, 2006 : 6).

Néanmoins, l’analyse qu’exige Wacquant pour repérer les mécanismes génériques et les formes spécifiques qui produisent la marginalité urbaine, dépasse le cadre de cette étude. En revanche, ce que je me propose de faire ici, c’est de mettre sur la table une discussion assez actuelle au Chili : quel cadre conceptuel faut-il utiliser pour mieux rendre compte du problème de la concentration spatiale des inégalités sociales, de son évolution récente et de sa complexification ? Deux approches s’affrontent : la ségrégation et la fragmentation, la première étant plus employée. La réflexion se trouvant derrière le choix d’un des deux cadres conceptuels est développée ci-après.

La ville fragmentée est définie comme une ville dans laquelle l’espace est divisé en multiples frontières et non en catégories centre/périphérie qui ont dominé jusqu’aux années 80. La notion de fragmentation est apparue à la fin des années 80 dans la littérature concernant la ville. Elle met en relation :

(i)

Des dimensions spatiales : déconnexion physique, discontinuités morphologiques (ii) Des dimensions sociales : repli communautaire, logiques d’exclusivité

(iii) Des dimensions politiques : dispersion des acteurs et autonomisation des dispositifs de gestion et régulation urbaine (Prévôt Schapira, 2001), c’est-à-dire, qu’il n’existe pas de figure d’agglomération.

Il existe un consensus parmi les chercheurs urbains latino-américains, pour dire que les processus de restructuration économique, productive et institutionnelle des pays de la région à partir les années 80, sont des processus structurels à long terme, poussés en grande partie, par les régimes dictatoriaux enclins à l'introduction de modèles économiques néolibéraux qui ont accéléré les processus de modernisation capitaliste dans la région. En outre, pendant les années

90, cette période de restructuration coïncide avec l'avènement des processus de mondialisation à la fois économique, culturel, écologique, technologique, etc., générant une prise de conscience du global, dans le sens que tout fait local peut toucher le monde entier (Beck, 1998).

Ainsi, nous observons une ville sans un centre – mais avec plusieurs centres –, une région urbaine organisée autour des fragments dispersés, reliés par des infrastructures en transports, mais sur une structure, en général, considérablement ségrégée. Cette dispersion urbaine semble être l’une des caractéristiques territoriales du nouveau modèle socioéconomique, qui est liée à la nouvelle structure productive, dans un contexte de globalisation où la dispersion urbaine est associée à une super-spécialisation fonctionnelle dans la ville. Cela s’est traduit par l’émergence de plusieurs centres spécialisés – soit de commerce, d’industrie, de services ou de résidences – interdépendants et complémentaires, mais fortement discriminants, car ils sont reliés par leur niveau de fonctionnalité (Link, 2007)23.

L’immense périphérie urbaine latino-américaine souffre de plus en plus d’une logique de séparation et de fragmentation – sociale et urbaine – dans laquelle l'écart entre pauvres et nantis s'accroît de plus en plus, et où émergent des « enclaves » résidentielles. Ainsi, le terme de fragmentation est-il utilisé pour analyser un phénomène de plus en plus fréquent dans la métropole latino-américaine : celui de la proximité des riches et pauvres, mais dans des espaces hermétiquement fermés, ce qui établit des relations asymétriques entre les deux parties de la ville. La matérialisation, de plus en plus visible, des processus de séparation, d’isolement – exclusion et archipellisation urbaine – par des murs, des clôtures et des barrières, « douanes privées », a largement contribué à la banalisation du terme de fragmentation (Prévôt Schapira, 2001).

Ces éléments peuvent être résumés à partir d’une distinction assez éclairante entre une fragmentation urbaine micro et macro (Link, 2008) : fragmentation urbaine micro, se référant au processus de fracture sociale décrits avant, liés à l’éloignement et l’isolement social qui se matérialisent dans le cas des quartiers fermés, dont les murs permettent de protéger leurs membres du monde extérieur ; fragmentation urbaine macro, entendue comme une diversification et une spécialisation fonctionnelle dans l’espace, associée à la restructuration productive de l’économie ainsi qu’aux changements économiques et culturels dans le domaine de la consommation.

Bref, cette restructuration correspond au passage entre une économie fondée sur la « substitution d’importations » (qui a caractérisé les économies latino-américaines après la crise de 1930 jusqu'à les années 70), à une économie capitaliste mondialisée qui revalorise le rôle des zones métropolitaines, et qui par conséquent, transforme la structure et le fonctionnement de la ville. Cette restructuration économique a produit, en plus de la tertiarisation et de la réorientation vers le secteur des services, une spécialisation industrielle des espaces dans la ville. La forme même prise par l'accumulation capitaliste depuis les années 80, renouvelle les espaces qui ont été traditionnellement associés à la production industrielle classique, leur donnant des fonctions et

23 Cette dispersion urbaine semble caractéristique notamment dans le cas du Santiago du Chili, où jusqu’aux années 60 a prévalu un modèle traditionnel de la ville, avec un centre unique – financier, commercial, politique et culturelle – servant tout la ville.

significations nouvelles et diverses. Ces nouvelles formes dans la ville se matérialisent par les districts de services spécialisés pour la production, des centres commerciaux, et des aires industrielles de nouveau type, connectées par une structure de réseaux à l’échelle métropolitaine.

Cependant, la fragmentation urbaine micro renvoie à la notion de ségrégation (Link, 2008). Quel terme utiliser alors : ville fragmentée, ville ségrégée, ville duale ? Nous avons choisi le concept de fragmentation urbaine – micro et macro – même si, en général, c’est celui de ségrégation le plus utilisé. Ce qui est intéressant ici, c’est de mettre en évidence un problème méthodologique lié aux échelles urbaines, spatiales, sociales et temporelles dans les études de la ségrégation urbaine. De quoi parle-t-on : du quartier, d’une partie de la ville ou de l’ensemble ? De la ville ou de la métropole ? Si nous ajoutons que la ségrégation est avant tout un processus, la complexité est encore plus grande. Nous ne sommes pas en situation de clarifier ni de débattre plus largement d’un sujet si complexe. En conséquence, nous nous limiterons à donner quelques éléments de discussion.

Le « fragment » pour la fragmentation, le « ghetto » pour la ségrégation, sont des objets d’étude statiques qui ne prêtent pas attention aux mouvements (Capron, 2006 ; Jirón, 2007). Mouvements de quoi ? Des activités industrielles, économiques ; du transport. Mais aussi « de qui » : mouvements des habitants, des gens. Ainsi, une complexité croissante s’ajoute aux processus auxquels nous sommes confrontés : l’unité spatiale à étudier, l’échelle choisie ; mais plus encore, la ségrégation ou la fragmentation qui touchent des personnes et des activités qui changent, qui se bougent dans la ville… ou la métropole.

Dans ce contexte, de nouvelles échelles d’analyse de la ségrégation ont vu le jour (Sabatini, Cáceres et al, 2001 ; Dureau 2004, in Capron, 2006 ; Sabatini et Sierralta, 2006), ce qui montre que le tissu socio-spatial des grandes villes a beaucoup évolué sous : (i) la pression immobilière : la gentrification, le développement des communautés fermées (gated communities) et d’autres types d’ensembles résidentiels avec des services de sécurité ; et (ii) la montée de la criminalité et de la violence urbaine. Par rapport au premier point, il est nécessaire de remarquer que le modèle de ségrégation socio-spatiale en Amérique latine change ; cette modification complexifie la simple distinction entre des zones « nanties » et des zones « pauvres ». Le développement des communautés fermées dans des zones périphériques où habitent des populations pauvres, répond à une pression immobilière, mais celle-ci répond, à son tour, aux nouvelles demandes des groupes aisés, liées à un style de vie en accord avec ses idéaux, à partir des solutions moins chères (Sabatini, 1999). C’est l’aspiration des ménages d’accéder à une maison individuelle, à une plus grande liberté, avec une grande capacité de consommation, qui montrent un fort repli sur l'espace privé, ainsi qu’une forte dépendance au transport privé et aux technologies de l’information.

En conséquence, souvent des zones riches sont contigües à des zones populaires, à l'échelle de quelques blocs. Est-ce que cela représente une diminution de la ségrégation résidentielle ? Revoyons les éléments de définition ou les dimensions de la ségrégation (Capron, 2006 ; Sabatini y Sierralta, 2006 ; Agostini, 2010) :

Tableau Nº2 : Eléments de définition ou dimensions de la ségrégation, trois exemples

Sabatini y Sierralta, 2006 Capron, 2006 Agostini, 2010

La tendance de certains groupes sociaux à se concentrer dans quelques zones de la ville

Distribution résidentielle inégale de la population dans l'espace, cet espace se référant au corpus, classique, de la division sociale de l'espace

Inégale distribution des groupes de la population dans le territoire. Définition venue de la littérature économique, qui a à voir avec un équilibre dans le marché immobilier caractérisé par des disparités dans la localisation physique des foyers appartenant à différents groupes raciaux, ethniques et socioéconomiques (Vigdor, 2008)

La conformation de zones urbaines avec un haut degré d’homogénéité sociale

L'inégalité d'accès aux services et aux équipements urbains, se référant aussi à la mobilité des personnes

La perception subjective sur la ségrégation « objective » des habitants des quartiers ou des groupes ségrégés, ainsi que des habitants « externes »

Spatialisation de la distanciation sociale entre les groupes

La ségrégation résidentielle peut être un phénomène spatial indépendant de la distribution du revenu et des différences sociales, bien que la ségrégation résidentielle soit liée à ces deux phénomènes et puisse les affecter, par exemple, par sa contribution à amplifier les inégalités.

On pourrait dire que l’installation des groupes nantis dans des communes traditionnellement pauvres, faciliterait la réduction de la ségrégation (spatiale). On pourrait dire que le rapprochement géographique entre défavorisés et nantis, représenterait des avantages pour les premières ; ou que les communautés fermées produisent des opportunités d’emploi (généralement non qualifié) et qu’elles constituent une niche de marché afin que les habitants des quartiers défavorisés développent des activités de vente au détail et similaires. En plus, on pourrait ajouter qu’elles entraînent une modernisation des zones défavorisées dans lesquelles elles se sont installées, car des équipements et des infrastructures émergent grâce à la nouvelle capacité de consommation qui arrive avec les habitants plus aisés, ce qui impliquerait une stimulation économique dans la zone et une amélioration de l'environnement (par exemple, supermarchés, banques et d’autres types de services).

Néanmoins, est-ce que cette diminution de la ségrégation spatiale implique une diminution dans la ségrégation sociale ? Quels sont les impacts réels de cette diminution de la ségrégation résidentielle dans les périphéries pauvres au regard de l’exclusion sociale ?

Que l’on utilise le concept de fragmentation micro ou de ségrégation, leur diminution impliquerait de formuler un changement dans la situation d’exclusion social urbaine dans la ville, c’est-à-dire, le rapprochement géographique entre défavorisés et nantis. Celui-ci impliquerait un rapprochement des opportunités des quartiers sensibles. Quel serait le vrai impact de cette

diminution de la ségrégation résidentielle pour les habitants défavorisés ? Implique-t-elle une amélioration des services municipaux, en particulier de l’éducation et de la santé (un effet re-distributif) ?

Par ailleurs, la mobilité met en question la relation traditionnelle de la population avec le territoire. Les habitants non seulement « résident », mais ils se mobilisent. Les pratiques spatiales sont de plus en plus discontinues – en termes d’espace et de temporalité. Cela implique que la ville change dans la forme – elle est « intermittente » dans l’extension de l’espace de l’action des individus – en observant les échelles micro, meso et macro. Réaliser des analyses considérant ces multiples échelles, qui utilisent des procédures statistiques complexes, permettrait de mieux apprécier la ségrégation. L’inégalité urbaine manifestée à travers l’opportunité d'accéder à l'éducation, la santé, l'emploi (de qualité), n’est pas révélée à partir de l’analyse de la ségrégation résidentielle. Aussi, il n’est pas possible d’affirmer que la diminution de la ségrégation résidentielle permettra d'éliminer l'inégalité (Jirón, 2007).

L'approche classique pour comprendre la ségrégation – de plus en plus appréciée comme un processus et non pas de manière statique – est de moins en moins pertinente. Les habitants habitent à différentes échelles, avec des objectifs différents et à des rythmes différents. Il faut adopter une observation multi-échelle qui prend en compte les interrelations et la logique organisationnelle de la ville actuelle. Pour cette raison, la notion de fragmentation urbaine micro et macro réponde bien à cette complexification du phénomène.

Cette discussion semble très intéressante, mais elle va au-delà des objectifs de cette recherche. Ce qui nous intéresse ici est de préciser le concept de fragmentation social urbaine, parce qu’il caractérise justement le phénomène de la proximité des riches et pauvres, mais dans des espaces fermés, déterminés par des processus de séparation, d’isolement et d’exclusion par de murs. Bien que la ségrégation socioéconomique résidentielle puisse diminuer, et donc la distance géographique entre pauvres et nantis, il existe toujours une logique de séparation et de désintégration sociale, qui implique la persistance des effets négatifs de la ségrégation : dans l’accès à la qualité de l’éducation et la santé, dans les niveaux de revenus/dépenses des municipalités, dans l’accès à des emplois stables (et pas seulement le niveau de revenu moyen par habitant à l’échelon communal) ; et aussi des effets dans l’intégration sociale. C’est l’inégalité de la distribution spatiale des problèmes sociaux qui pose un problème à la société. Il n’existe pas une vraie intégration sociale entre des différentes classes sociales : il continue à exister des mécanismes d’évitement entre elles. Ou du moins, la mixité sociale relative ne produit pas nécessairement des interactions entre des groupes différents (Capron, 2006 ; Escolano y Ortiz, 2007).

Plus radicalement, l’étude de la ségrégation est une tâche méthodologique si complexe, que plusieurs auteurs ont questionné sa pertinence ou même son existence comme un problème ou comme objectif concret des politiques publiques urbaines au Chili (Ruiz-Tagle y López, 2014 ; Agostini, 2010). Ces travaux ajoutent des éléments de discussion autour des politiques d’intégration socio-spatiale basées seulement sur la dimension de la ségrégation résidentielle – par exemple, la subvention de processus de colonisation des élites dans la périphérie, dont les effets ne sont pas encore démontrés comme étant positifs (Ruiz-Tagle y López, 2014).

En deuxième lieu, ces travaux ajoutent des questionnements profonds sur l’inexistence d’un consensus autour des niveaux et de l’évolution de la ségrégation socio-spatiale – en prenant comme exemple la Région métropolitaine au Chili –, à la différence des phénomènes de la pauvreté et de l’inégalité qui eux font consensus. La perception négative de la ségrégation à Santiago du Chili n’est pas toujours bien soutenue par une analyse empirique rigoureuse. Les études classiques sur la ségrégation au Chili ne considèrent pas les limitations statistiques et la qualité des données utilisées, et néanmoins, elles continuent à fournir des faibles preuves sur la ségrégation et à offrir des recommandations aux politiques urbaines. En revanche, la pauvreté et les différences dans le capital humain sont des problèmes de plus grande ampleur (avec une évidence empirique indiscutable), et donc, ils devraient avoir une plus grande priorité dans le débat public (Agostini, 2010).

Il est inévitable de se rappeler ici les questionnements autour des efforts pour produire de la mixité sociale : « les vertus prêtées à la mixité sont de plus en plus contestées par les spécialistes de l’urbain, y compris parmi les plus à gauche ; de plus en plus de chercheurs considèrent que l’enjeu est avant tout la solidarité redistributive et que cette solidarité ne passe pas nécessairement par un mélange social plus ou moins imposé (…) la bonne voie pour l’action publique se situe probablement dans un mélange de redistribution des populations et de développement local » (Charmes, 2009). Le débat people versus place est ainsi plus pertinent que jamais.

J’ajouterai toutefois qu’il est nécessaire de préciser la solidarité redistributive territorialisée, pour ne pas clore le débat people versus place. En rappelant la question urbaine décrite dans le chapitre 1 et les observations ci-précédentes, il semble approprié de traiter les problèmes sociaux et déployer l’action publique avec une approche territoriale, non au nom d’une diminution de la ségrégation résidentielle ou socio-spatiale, mais plutôt en faveur d’une ville plus juste, au nom de la diminution de la concentration spatiale des inégalités, au nom de la diminution des exclusions sociales, en favorisant l’accès aux systèmes fonctionnels de la société (voir figure Nº1 à la fin du chapitre 1) :

• Le logement, espaces publiques, mobilité, sécurité, services (droits urbains) • L’éducation

• La santé • Le travail

• La capacité de consommation • Les réseaux sociaux (capital social) • L’identité et la culture

L’exclusion sociale ne peut pas être abordée comme un phénomène unidimensionnel, mais comme un problème qui comprend de multiples dimensions, dont les dimensions économique, résidentielle, du travail, formative, socio-sanitaire, relationnelle, citoyenne et participative, etc. Ces dimensions doivent, à leur tour, être combinées selon trois axes transversaux : ethnie, genre, âge (Subirats, 2006). Plutôt que la ségrégation, c’est la concentration des inégalités qui nous interpelle, la notion de fragmentation urbaine étant plus adéquate à nos objectifs.

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