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Les raisons qui ont donné naissance à cette enquête sur l’évolution d’un programme d’État, son origine et son développement, sont le fruit de la curiosité et de l’enthousiasme que suppose le fait d’avoir été observatrice d’une innovation en matière de politiques publiques de réhabilitation de quartiers vulnérables au Chili depuis ses débuts. L’étude de la généalogie du programme Quiero mi Barrio (PQMB) répond à l’envie de comprendre l’origine des idées et des principes de base, les profils d’acteurs qui sont à l’initiative et les dynamiques qu’il y a entre eux, qu’elles soient politiques, professionnelles, institutionnelles, etc.

Le caractère novateur de ce programme jouit d’un consensus majoritaire entre académiciens et professionnels de l’urbanisme et du logement au Chili. L’idée n’est pas de faire une évaluation positive du programme, mais de reconnaître qu’il incarne un changement de paradigme en matière d’idées et de discours définissant le travail de l’État chilien en ce qui concerne le logement et la ville.

Par généalogie nous entendons l’origine et les antécédents d’une politique de quartiers vulnérables inédite, proposée lors du gouvernement de Michelle Bachelet entre 2006 et 2010. Cette origine implique de parler des « géniteurs » ou acteurs qui ont pris part à sa germination, que ce soit directement ou indirectement, dans le ministère responsable ou dans d’autres institutions ou organismes. Cela implique également de raconter un processus, avec de nombreuses actions et phases intermédiaires, qui n’ont pas pu être approchées en totalité par cette seule enquête. La description de la généalogie du PQMB conduit donc à développer son processus de gestation : les acteurs impliqués, la naissance des premières idées, les inspirations qui sont derrière, les principes, les fondements et la définition du problème à résoudre, l’influence des modèles étrangers de réhabilitation de quartiers vulnérables, les cadres conceptuels utilisés et la justification de leur choix, le rôle donné aux associations de la société civile et le travail de participation citoyenne proposé, etc.

Cette première étape d’étude de la généalogie, commence par une approche top-down ou descendante, recueillant les expériences des policymakers ou élaborateurs de politiques, qui

ont pris part aux discussions, qu’elles soient institutionnelles ou non institutionnelles, partisanes du point de vue politique ou pas. En revanche, pour la deuxième étape de l’enquête, sur le développement du programme, l’approche est bottom-up ou ascendante, relevant les discours et les pratiques des acteurs impliqués dans la mise en place du programme dans les quartiers (aussi bien « exécutants » qu’habitants).

Pourquoi parler de « généalogie » ? D’après Gale (2001), il est habituel d’avoir une vision historique en sociologie. Cela est également souligné dans les études critiques de politique publique (critical policy studies). En effet, dans la perspective de la sociologie de l’action publique – approche méthodologique de la thèse décrite au chapitre 4 –, toute sociologie est historique. Par ailleurs, l’étude « généalogique » du PQMB comporte d’autres réflexions épistémologiques et politiques, étant donné que la signification de « politique publique » (policy), n’est pas unique : de nombreux résultats obtenus lors de l’analyse de politiques publiques sont basés sur le sens que nous donnons à la politique étudiée ; et cela a une incidence à son tour sur la manière d’interpréter les observations (Ball 1994a, in Gale, 2001). C’est-à-dire que s’ajoute aussi la question de « comment représenter » ce que nous avons trouvé ou produit en termes de connaissance. Dans ce sens, le travail des analystes de politiques publiques peut donner l’impression d’être semblable à celui des policymakers, qui cherchent à bâtir les problèmes des politiques publiques de façon á les faire coïncider avec les réponses qui sont déjà disponibles.

Cette perspective généalogique permet d’identifier la combinaison d’arguments, de logiques d’action, de référentiels de l’action publique, qui s’enchevêtrent en fonction des problèmes publics perçus et bâtis au cours du temps, mais aussi en fonction des acteurs impliqués. Quelle que soit la politique étudiée, elle s’insère dans des périodes, dans des moments de débat public, dans certaines étapes d’élaboration d’un problème public prioritaire. Elle s’inscrit toujours à la suite d’autres mesures ou de dispositifs dont elle hérite en partie. Néanmoins, cet héritage est parfois caché ou même oublié (Martin, 2012 : 16).

Ce dernier argument présente un des apports les plus attirants de l’étude de la généalogie du PQMB. Les dispositifs de politiques publiques ont une histoire et se situent dans le temps à partir de problèmes qu’ils ont développés ou construits eux-mêmes. Dans ce sens, il est intéressant de comprendre la politique publique en tant que processus dans lequel l’accumulation d’expériences est sans doute plus importante que la logique de changement ou l’invention « à partir de zéro ». Cela nous invite donc à avoir une attitude modeste face au caractère transmissible d’une forme d’intervention ou dispositif, justement à cause de la généalogie des dispositifs, la maturation des problèmes publics et des débats que ces problèmes ont provoqués.

À ce sujet il convient de se demander si la généalogie correspond seulement à l’étape de formulation du programme, ou si, étant donné son caractère pilote, il est légitime de concevoir le développement du programme ou sa mise en place dans les quartiers comme faisant partie également de sa généalogie. Il y a ici de nombreuses options de réponse. Mais pour cette thèse, concevoir la généalogie seulement comme une formulation serait laissé de côté la « naissance » du PQMB dans les quartiers eux-mêmes. Il se peut que pour le PQMB qui naît au niveau politico-institutionnel, le travail dans les quartiers relève de la « mise en application » et non pas de la généalogie, mais pour les exécutants et les habitants, il représente sa naissance. Cependant, dans l’organisation de cette thèse, la généalogie est considérée comme étant l’étape où le programme

surgit au niveau politique et institutionnel, et son développement correspond à l’étape qui montre son installation dans les quartiers, toujours en prenant bien en compte qu’il s’agit d’un processus dialectique dans lequel on reformule et transforme, aussi bien au niveau institutionnel que local, en fonction des différents évènements, réussites et échecs. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de processus linéaire, mais un processus généalogique aux développements nombreux et continuels.

Dans le domaine de la sociologie des politiques publiques, il est important de signaler l’argument de Foucault (1976) en termes de pouvoir, de discours et de connaissance, qui peut se résumer par l’analogie entre sa vision de la généalogie et la « connaissance disqualifiée » ou « anti-science ». Foucault définit la généalogie en tant que « l’union entre la connaissance érudite et les mémoires locales, qui nous permet d’établir une connaissance historique de luttes et d’en faire une utilisation stratégique au moment présent » (Foucault, 1976, in Carroll, 2004 : 228).

La « connaissance érudite » correspondrait aux études des élites, qui dans le cas de cette thèse, peuvent correspondre, dans cette première étape de l'enquête sur la formulation du programme, aux visions des policymakers et des interlocuteurs possédant un certain niveau d’influence et de pouvoir en matière de prise de décisions. La définition de la généalogie de Foucault nous permet d’argumenter encore plus la décision prise d’ajuter une deuxième étape d’étude sur le développement du programme dans les quartiers, qui peut correspondre aux « mémoires locales » mentionnées par Foucault.

Ce qui précède implique d’intégrer une dimension émancipatrice dans l’analyse. L’objectif est de libérer la connaissance historique de formes de soumission et de discipline que le discours dominant impose, en activant et en donnant vie aux connaissances locales et non professionnelles. On reconnaît alors qu’une analyse sociale « émancipatrice » est une forme de production nécessaire de connaissance dans un monde marqué par des injustices et inéquités persistantes (Carroll, 2004 : 228), argument qui acquiert tout son sens dans le cas de cette enquête.

Par ailleurs, en tant qu’observatrice et reconstructrice de ce récit, je suppose qu’il existera inévitablement une certaine partialité qui laissera en dehors certains aspects et mettra en valeur d’autres : partialité qui peut provenir de ma formation de sociologue, de mes sensibilités politiques, de mes émotions, de mon histoire et de ma sensibilité concernant ce sujet d’étude sur les quartiers vulnérables. Il se peut que pour certains cela n’ait pas de sens de parler d’émotions dans une thèse « scientifique ». Cependant, derrière chaque phrase, chaque question dans un entretien, chaque visite sur le terrain, il y a une émotion qui pousse et motive le développement de cette enquête. Comme le dit bien Humberto Maturana : « il n’existe pas d’action humaine sans une émotion pour la fonder en tant que telle et la rende possible en tant qu’acte (…) ce n’est pas la raison qui nous mène à l’action, mais l’émotion »52. L’observation, la lecture, le pari théorico-méthodologique sont, dans ce sens, des actions motivées par une vocation sociale et un souhait légitime d’apporter ne serait-ce qu’un petit grain de sable à une transformation sociale

52 Maturana, Humberto. Emociones y Lenguaje en Educación y Política. Colección Hachette-Comunicación. Santiago, Chile, CED (Centro de Estudios del Desarrollo), 1992. Pages 20-21.

dans nos villes fragmentées, par le biais d’une production de connaissance émancipatrice également, comme l’a dit Foucault.

Cette partialité inévitable provenant de ma formation professionnelle, de ma position politique et de mes émotions est cependant atténuée par d’autres expériences de vie – académiques, professionnelles et personnelles – qui jouent sur ma lecture d’un programme public. Premièrement, le fait d’avoir travaillé en tant que conseiller en matière de participation citoyenne pendant près de trois ans au Ministère de Travaux Publics (2002–2004), me facilite beaucoup la compréhension de la nature de l’appareil d’État et du monde de l’ingénierie. Deuxièmement, ma relation proche avec des économistes, m’aide à comprendre les logiques du marché et de la macroéconomie – bien que cela n’implique pas d’être d’accord avec elles. Ces logiques jouent en outre directement sur les politiques publiques. Troisièmement, mon Master in Urban Policy and Planning à Boston, aux États-Unis, m’aide à imaginer le pont nécessaire entre les sciences sociales et l’urbanisme. Finalement, faire un doctorat en France a été très favorable pour comprendre les logiques de pensée académique et, de plus, pour regarder de près des différences intéressantes entre les États-Unis et la France, en particulier en ce qui concerne l’exclusion urbaine et les actions pour la combattre.

Avant de commencer le jeu, je dois reconnaître que ma position vis-à-vis du PQMB a évolué au cours du temps, en partie en fonction des opinions de mes interlocuteurs, en partie par mes apprentissages des lectures. La phrase de Lascoumes et Le Galès (2004) résonne avec de plus en plus de sens :

« L'action publique se caractérise par du bricolage, de l’enchevêtrement des réseaux, de l'aléatoire, une multiplication d'acteurs, des finalités multiples, de l'hétérogénéité, de la transversalité des problèmes, des changements d'échelles des territoires de référence » (Lascoumes et Le Galès, 2005 : Introduction, section 3, para. 5).

Même ma perception du programme a changé et est devenue encore plus complexe pendant la deuxième étape sur le terrain dans deux contextes différents de mise en œuvre. En fait, selon Ball (1998), (in Nixon et al, 2002), toute politique publique implique des contextes, des histoires, des valeurs et des interprétations, qui prennent part dans le processus de la politique publique dans des niveaux de contextes multiples, produisant des changements d’un niveau à un autre. De cette façon, des traductions locales de politiques publiques apparemment semblables peuvent aboutir à des pratiques très différentes sur le terrain. L’exécution de politiques au niveau local est une affaire compliquée, une question aussi de « bricolage », plus que de principes cohérents. Une opinion assez semblable à celle de Lascoumes et Le Galès de 2005 est celle de Ball, soit sept ans avant, et dans un contexte totalement différent :

La mise en œuvre de politiques au niveau local est « une question d’appropriation et de reproduction de bouts d’idées d’ailleurs, mettant à profit et modifiant des visions testées au niveau local, en cannibalisant des théories, des enquêtes, des tendances et des modes (…) La plupart des politiques sont bancales, elles promettent des succès et laissent échapper des problèmes qui sont revus, rapiécés, nuancés et modulés par le biais de processus d’influence complexes, de production

de textes, de diffusion et, en dernière instance, de recréation dans des contextes de pratique » (Ball 1998, en Nixon et al, 2002 : 238)53.

Au moment où j’écris cette thèse, ma perception personnelle du programme se place dans « l’échelle de gris », c’est-à-dire, qu’il se caractérise par des réussites et des apports très importants, mais aussi par des faux-pas et des imperfections. Cependant, je ne vise pas à une évaluation positive ou négative du programme, mais à identifier du point de vue du processus et des acteurs observés, les différentes nuances : les écarts d’opinion entre acteurs, les conflits que sont apparus, les différences entre les aspirations de départ et ce qui a finalement été réalisé, en recherchant les raisons de ces écarts ou différences dans les frustrations des uns et les satisfactions des autres.

Cette deuxième partie de la thèse comprend trois chapitres. D’abord, dans le chapitre quatre nous essayons de trouver les moyens théorico-méthodologiques pour comprendre le programme Quiero mi Barrio. Nous misons sur un « bricolage théorique ». Nous soulignons aussi l’importance de rendre compte du processus d’élaboration de cette nouvelle action publique au-delà d’une approche d’évaluation de programmes ou d’une politique publique. Ensuite, le chapitre cinq décrit la généalogie de l’action publique autour du programme Quiero mi Barrio, ce qui implique de revenir au passé, aux ancêtres et précurseurs, de reconstruire leurs motivations, leurs paradigmes et leurs inspirations. Finalement, le chapitre six aborde le processus d’installation du programme Quiero mi Barrio ou le passage entre l’origine et le développement, notamment dans le contexte institutionnel.

CHAPITRE 4

COMPRENDRE UNE NOUVELLE ACTION PUBLIQUE URBAINE AU

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