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LE PARADIGME DE L’EXCLUSION SOCIALE

2. EXCLUSION ET QUESTION SOCIALE DANS LE CONTEXTE EUROPÉEN

Les historiens ayant contribué à l’étude de l’exclusion montrent que le phénomène de l’exclusion n’est en réalité que le renouvellement de formes anciennes de relégation des groupes sociaux discrédités ou jugés menaçants pour l’ordre social (Paugam, 1996 : 568). La ségrégation spatiale se reproduit, même si ses formes et son intensité ne sont pas identiques. Le système scolaire n’a pas supprimé les processus ségrégatifs et le chômage, qui d'une nature différente aujourd'hui, continue d'affecter la classe moyenne. En bref, que l’on parle du concept de paupérisme du XIXe siècle ou du concept d’exclusion, tous deux renvoient aux concepts de précarité de l’emploi, d’absence de qualification, de chômage, d’incertitude sur l’avenir ; tous deux représentent les phénomènes de privation matérielle (même si elle est moins sévère aujourd’hui), de dégradation morale, et surtout de désocialisation (Paugam, 2008 : 8). Néanmoins, selon Robert Castel (1995), un phénomène similaire existait déjà dans les sociétés préindustrielles d’Europe occidentale entre les XIVe et XVIIIe siècles, lequel était matérialisé par le vagabondage, défini comme la limite d’un processus de désaffiliation alimenté par la précarité du rapport au travail et par la fragilité des réseaux de sociabilité (Castel, 1995 : 152).

Autrement dit, bien que la problématique concerne toujours les situations provoquées par la précarité du travail, ce sont les manifestations et les caractéristiques spécifiques de cette précarité qui changent dans les temps. Dans ce contexte, le phénomène du paupérisme du XIXe siècle et le phénomène de l’exclusion sociale de la fin du XXe siècle jusqu'à nos jours posent tous deux le problème de la question sociale. Celle-ci représente un défi qui interroge la capacité de la société à exister comme un ensemble lié par des relations d’interdépendance, c’est-à-dire, à trouver sa cohésion, laquelle se trouve menacée par la pression de ceux qui ne trouvent pas leur place dans la société au travers de l’organisation traditionnelle du travail. La question sociale se situe ainsi aux marges de la vie sociale, mais elle remet en question l’ensemble de la société (Castel, 1995 : 30). Ainsi la réponse à la question sociale se trouve dans l’ensemble des dispositifs créés pour promouvoir l’intégration des « exclus », ce qui amène alors à la problématique du rôle

de l’État. Nous reviendrons plus tard sur ce sujet. Pour le moment, mentionnons que cette discussion sur l’exclusion et la question sociale est fondamentale pour comprendre le cadre dans lequel s’insèrent les interventions des quartiers défavorisés et validons le fait que la société doit assumer l’intégration des « exclus » qui habitent les quartiers défavorisés. Dans ce contexte, la notion de cohésion sociale prend de l’importance. Elle sera abordée dans une prochaine section.

Plus précisément, la « question sociale » renvoie au problème du paupérisme du XIXe siècle, vécu par les franges les plus désocialisées des travailleurs dans les sociétés industrielles européennes avant les conquêtes sociales et les régulations étatiques. Le paupérisme représente le processus de détérioration des conditions de vie de la classe ouvrière, dû à l'exode rural et aux prémices de la révolution industrielle. L’indigence du paupérisme n’est pas due à l’absence de travail, mais à la nouvelle organisation de celui-ci, laquelle constitue un facteur permanent d’insécurité sociale. La précarité du travail, l’absence de qualification, les alternances entre emploi et non-emploi et le chômage caractérisent la condition générale de la classe ouvrière naissante (Castel, 1995 : 353). Le paupérisme ne représente pas seulement une misère matérielle, mais aussi une dégradation morale profonde, un état de désocialisation, spécialement urbaine, créé par une industrialisation vorace sans régulations et aux conditions de travail misérables à l’intérieur des manufactures, qui se débarrasse des travailleurs qui ont contribué à construire une richesse de laquelle ils ne tirent aucun avantage.

Par sa part, la « nouvelle question sociale » (Rosanvallon, 1995) représente la question de l’exclusion des « normaux devenus inutiles » (Donzelot, in Paugam 1996 : 89) ou encore des « travailleurs sans travail », lesquels occupent dans la société postindustrielle européenne la place des surnuméraires, des « inutiles au monde ». Ces derniers sont en situation de flottaison et représentent la manifestation d’un déficit de places à occuper dans la structure sociale (Castel, 1995 : 623). Travailleurs vieillissants, jeunes en quête d’un premier emploi et chômeurs de longue durée sont tous victimes de la précarisation de l’emploi et de la montée du chômage.

Toutefois, ajoutons une spécificité à la nouvelle question sociale, celle que Robert Castel appelle la déstabilisation des stables, ou la menace de basculement dans la pauvreté pour une partie de la classe ouvrière intégrée et des salariés de la petite classe moyenne, classes qui toutes deux expriment un blocage au niveau de l’ascension sociale, ce qui confirme qu’il ne suffit pas de traiter la question sociale à partir de ses marges et de dénoncer l’exclusion sociale. Cela signifie que des portions de plus en plus importantes de la population, auparavant protégées et socialement intégrées, risquent de tomber dans des situations d’instabilité d’emploi et d’exclusion, alors qu’elles ne se trouvaient pas nécessairement en marge de la société avant de tomber dans cette situation. Ce sont les victimes du nouvel ordre socioéconomique, de la mondialisation de l’économie et du marché du travail, caractérisée par la délocalisation d’une partie de la production dans les pays où la main-d’œuvre non qualifiée coûte le moins cher, et caractérisée aussi par la sous-traitance et la réduction des effectifs à l’intérieur des firmes. De la sécurité dans l’emploi nous sommes passés à la mobilité dans les entreprises. Compétitivité et flexibilité du travail sont toutes deux nécessaires aux entreprises actuelles, mais elles font également partie des causes de la précarisation du travail et de l’exclusion.

En ce qui concerne le rôle de l’État, il est intéressant d’intégrer l’analyse de Jacques Donzelot sur la transformation de l’intervention sociale de l’État face à l’exclusion, entre deux

périodes qui contiennent la question sociale classique et la nouvelle question sociale. La première période est celle de la société industrielle européenne, marquée par l’exploitation et la lutte des classes et organisée autour du conflit. La seconde est celle de la société postindustrielle où la nouvelle question sociale se définit à travers les problématiques de l’exclusion et de la ségrégation urbaine, là où ne subsistent que l’indifférence et la séparation de la part des plus aisés – séparation résidentielle et scolaire notamment – (Maurin, 2009 : 8). La ville, et non plus le monde du travail ou de l’entreprise, serait désormais centrale (Tissot, in Bacqué, 2006). En ce sens, on est passé d’une question sociale à une question urbaine, car c’est dans les quartiers que se posent les problèmes sociaux et qu’intervient l’action publique.

Selon Donzelot (in Paugam, 1996), dans la première question sociale, la notion de l’exclusion est principalement politique ; l’exclusion est ici le résultat de la marginalisation ou de l’auto-marginalisation d’une classe ouvrière qui se reconnaît peu ou mal dans les institutions de la République française. Dans la nouvelle question sociale, le sentiment d’exclusion est socio-économique : l’exclusion est alors produite par l’ordre socio-socio-économique lui-même. Cette nouvelle question n’est plus tant une crise de représentation politique, mais l’effet des limitations de l’action de l’État, d’une déconnexion entre l’appareil d’action publique et la société. Après la validation du suffrage universel, on ne dénonce plus la démocratie formelle, mais l’impuissance de l’État et son incapacité à lutter contre le chômage, la relégation urbaine et la nouvelle pauvreté (Donzelot, in Paugam, 1996).

Ainsi, d’une manière générale, on parle d’exclusion à propos de l’échec des politiques publiques développées en France dans les années quatre-vingt : du travail et de l’emploi, de l’Éducation nationale, et du logement (Revenu minimum d’insertion ou RMI, politique de la ville, etc.). En fait, les caractéristiques particulières de cette nouvelle question sociale conduisent Jacques Donzelot à préférer parler d’une question urbaine plutôt que sociale : bien que la problématique urbaine soit aussi la traduction d’un problème social, cette problématique inédite surgit avec la « question de banlieues » ou le problème des violences urbaines dans les banlieues : celle de la séparation des riches et des pauvres (Donzelot, 2006). Sur ce point, Donzelot diffère de l’avis de Robert Castel qui considère que les violences collectives du XIXe siècle ont une signification identique aux violences des banlieues d’aujourd’hui.

Bref, les définitions d’exclusion sociale ont commencé à se développer autour des évidentes déconnexions du marché du travail dans les sociétés où l'accréditation des droits civils répond en grande partie à l'emplacement sur le marché du travail, comme dans le cas de la France. De sorte que le concept d’exclusion est formulé afin de constater les déficits de cohésion sociale provoqués dans les régimes de protection sociale en Europe, lesquels ont réussi à consolider les mécanismes d'intégration basés sur le travail, avec une ampleur relativement universelle. L'assurance chômage est ainsi la forme institutionnelle par laquelle la société maintient « inclus » ceux qui ont été écartés du marché du travail.

Néanmoins, selon Pierre Rosanvallon (1995), durant les années quatre-vingt, l’inefficacité du vieux système assuranciel devient évidente face aux risques, comme le chômage, les handicaps physiques et mentaux, etc., qui constituent des situations de longue durée : les prestations sociales ne permettent plus de lutter efficacement contre le chômage et la précarité qui se sont accentués (Rosanvallon, 1995). Par conséquent, l’État-providence doit sortir d’un

rôle « passif » et ne doit pas se contenter de distribuer des compensations, mais doit permettre réellement aux individus de s’insérer dans la société via une participation active rendue possible grâce à une valorisation du « droit au travail » et non du « droit au revenu », lequel est matérialisé par le Revenu Minimum d’Insertion en France.

La discussion sur la nouvelle question sociale et le rôle de l’État nous intéresse dans la mesure où elle se connecte à la nouvelle question urbaine (Donzelot et Jaillet, 1999), sujet qui sera abordé ci-dessous. Comment l’État répond-t-il à un problème inédit représenté par les violences dans les banlieues et par le séparatisme social, lesquels caractérisent la société d’aujourd’hui ? Par ailleurs, quelles sont les différences entre les réponses de la France, des États-Unis et du Chili à ce problème ? Celui-ci, même s’il existe des manifestations différentes dans les trois contextes, répond toujours aux problématiques de la concentration de la pauvreté et de l’inégalité de la distribution spatiale des troubles sociaux.

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