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COMPRENDRE UNE NOUVELLE ACTION PUBLIQUE URBAINE AU CHILI : LE PROGRAMME PUBLIC DE RÉHABILITATION DE

1. L’APPROCHE THÉORIQUE ET MÉTHODOLOGIQUE DE LA RECHERCHE : L’ANALYSE DE L’ACTION PUBLIQUE

1.2 L’analyse de l’action publique comme cadre théorique-méthodologique

Cette section rend compte d’un des efforts les plus considérables de mon travail, car elle contient une sorte de condensé et un descriptif du processus réflexif autour des aspects théoriques, analytiques et méthodologiques. Elle tente d’expliquer la manière dont la recherche est structurée, mais en décrivant aussi l’évolution de mes raisonnements et l’épistémologie de la recherche, c’est-à-dire, la relation entre connaissance et chercheur. Cette évolution de la réflexion a été fortement liée au caractère pluridisciplinaire de la recherche, en impliquant un travail complexe de discernement. Pour commencer, nous décrirons la naissance des politiques publiques, la distinction entre l’analyse des politiques publiques et l’analyse de l’action publique, ainsi que l’origine de l’analyse de l’action publique.

1.2.1 La naissance des politiques publiques

Dans le cas des sociétés occidentales, le premier germe des politiques publiques a été l’apparition de l’État, suite à un ensemble de bouleversements qui ont eu lieu entre le XVIe et le XIXe siècle. « C’est à partir de la moitié du XIXe siècle que ces transformations conduisent à la naissance de ce que l’on appellera les politiques publiques que l’on peut définir comme le mode de gouvernement des sociétés complexes » (Müller, 2011 : chapitre 1, para. 1). Alors que les sociétés traditionnelles de l’ordre féodal ont été fondées sur une logique communautaire et territoriale, les sociétés complexes sont fondées sur l’individu et les secteurs d’activité (agricole, médical, armées), ce qui implique une complexité dans leurs structures et leurs relations sociales qui explique l’origine des politiques publiques.

Au milieu du XIXe siècle, la France et l’Angleterre, pays les plus précoces dans ce processus, appliquent les premières politiques publiques pour lutter contre les conséquences que l’extension du marché et l’industrialisation provoquent sur la société. C’est ainsi qu’émerge la question sociale travaillée par Robert Castel (1995), laquelle rend compte de l’émergence du salariat et des nouvelles formes de solidarité qui donneront lieu à l’État-providence.

Cette partie de la thèse, n’a pas l’intention de faire une révision historique de l’État-providence, mais plutôt de faire le point sur l’émergence des politiques publiques. Ainsi, diverses formes d'État-providence se mettent en place en Europe lors de différentes périodes et selon des modalités particulières. Mais, en général, l’État-providence se développe historiquement sur la base d’un système assuranciel dans lequel les garanties sociales sont liées à la mise en place d’assurances obligatoires couvrant les principaux risques de l’existence (maladie, chômage, retraite, invalidité, etc.), risques non seulement associés aux accidents de travail, mais appliqués aussi à d’autres problèmes sociaux, comme la pauvreté qui est alors perçue comme une fatalité,

où le pauvre est vu comme une victime du système – comme mentionné dans la première partie sur l’exclusion sociale.

Ainsi, c’est à partir des années 30, et surtout dans les années 50 avec l’État-providence, que le secteur public commence à expérimenter des interventions directes et ponctuelles face aux problèmes concrets. En d’autres termes, les politiques publiques appliquent des politiques « substantives » (dont l’objectif est la solution d’un problème social), et non des politiques « institutionnelles » ou « constitutionnelles » (dont l’objectif est la réforme et la décentralisation des institutions de l’État) (Subirats, 2008 : 39). Bref, « l'histoire moderne de la sécurité sociale est inséparable là du renforcement du lien civique provoqué par les deux grandes guerres du siècle » (Rosanvallon, 1995 : 50). En effet, les périodes d’après-guerre constituent des phases de renégociation du contrat social.

1.2.2 La distinction entre l’analyse des politiques publiques et l’analyse de l’action publique

Avant d’examiner l’origine de l’analyse de l’action publique, il est nécessaire de soulever la distinction entre l’analyse des politiques publiques et l’analyse de l’action publique. Suivant les principes proposés par Lascoumes et Le Galès (2012) dans la 2e édition de leur ouvrage, « Sociologie de l’action publique », l’approche des politiques publiques, ou policy, ne suffit plus à rendre compte de la complexité des pratiques de l’État dans les sociétés contemporaines. La raison réside principalement dans le fait que les politiques publiques participent d’un effort généralisé à rationaliser la gestion des affaires publiques, et donc, les auteurs préfèrent le concept « d’action publique ». Cette distinction est particulièrement pertinente dans le cas de cette recherche, parce que, comme mentionné au début de ce chapitre, lors du travail de terrain, il a été nécessaire d'expliquer à plusieurs reprises, à différents interlocuteurs, que la thèse n'avait pas pour objet de conduire une évaluation de la politique de quartiers chilienne, mais que son but était de comprendre sa formation et son développement.

C’est justement cette distinction qui donne sens à l’analyse de la complexité de l’action publique, car cela implique l’étude de la mise en œuvre des politiques publiques. Il faut « …chercher à expliciter de façon compréhensive les logiques d'une dynamique souvent imprévisible dans ses formes, ses intervenants et ses effets. Cette dynamique se développe souvent de façon dialectique : un projet plus ou moins cohérent donne lieu à des appropriations dispersées, qui sont suivies de moments de recentrage, à leur tour discutés et réorientés » (Lascoumes et Le Galès, 2012 : chapitre 2, section 2, para. 15). Les auteurs signalent aussi qu’il existe une tentation à disqualifier tel processus, tel acteur ou tel résultat, ce qui implique une vision normative de l’action publique. Mais en revanche, il est intéressant de « comprendre ce qui [les politiques publiques] rend possibles »57. Étonnamment, cette description résonne presque comme une représentation littérale du processus de reformulation du Quiero mi Barrio.

57 Lascoumes et Le Galès mentionnent toutefois que Pressam et Wildavsky (1984), avec leur ouvrage sur l’impact d’un programme fédéral de développement local (EDA) à Oakland, sont les pionniers d’une

Pour Lascoumes et Le Galès, la distinction signifie une refondation de leur propre projet de recherche : « le passage d’une sociologie ‘des politiques publiques’ à une sociologie ‘de l’action publique’ » (Thoreau, 2012 : 1). Ils signalent trois ruptures décisives dans l’analyse de l’action publique, lesquelles argumentent cette distinction. La première rupture consiste à renoncer au « volontarisme politique tout-puissant, pour s'attarder plutôt sur la question de la mise en œuvre de ce que les pouvoirs publics affirment être leur volonté » (Thoreau, 2012 : 2). C’est-à-dire, qu’il ne suffit pas d’une loi ou d’une annonce pour transformer les comportements, et qu’il existe de nombreux exemples d’interventions répétitives avec peu d’effet qui montrent l’impuissance de l’État. Une deuxième rupture touche à la supposée unicité de l’État, au mythe d’un État homogène, impartial. Les élites, les groupes professionnels et les niveaux hiérarchiques se caractérisent par une importante hétérogénéité. L’État est une institution fragmentée et les politiques publiques sont influencées par des groupes d’intérêt ou des associations défendant leurs privilèges. Finalement, la troisième rupture porte sur le fétichisme de la décision rationnelle, par lequel les politiques publiques sont habituellement analysées en référence au rapport coût/efficacité. Les décisions autour d’une politique publique sont, plus qu’un processus de choix rationnel, un processus d’action collective, dans lequel se manifestent de multiples influences, des processus contradictoires, aussi bien que de non-décisions, des scènes invisibles et des acteurs cachés, qui sont des éléments centraux mais imperceptibles.

sociologie compréhensive de la mise en œuvre de l’action publique, car ils étudient les lois générales des processus d’action publique, les dynamiques créées, entre autres, au-delà de l’échec apparent du programme.

Encadré Nº5 : Définitions d’une politique publique et d’action publique

Définition d’une politique publique :

Un ensemble d'actions coordonnées et mises en œuvre pour modifier ou faire évoluer une situation donnée. Selon Page (2006), c’« est la combinaison de quatre éléments : 1) des principes – une représentation générale sur la manière de gérer les affaires publiques ; 2) des objectifs – des priorités spécifiques définies par rapport à un enjeu particulier ; 3) des mesures concrètes – des décisions, des instruments ; et 4) des actions pratiques, des comportements des fonctionnaires chargés de mettre en œuvre les mesures prises » (Page, 2006, p.213, in Lascoumes et Le Galès, 2012, chapitre 1, section 2).

Implique un effort généralisé de rationaliser la gestion des affaires publiques ; conçoit une politique publique comme une intervention directive dotée d’une forte autorité et d’une forte légitimité.

Définition d’action publique :

Une action collective qui contribue à la création d’un système d’ordre négocié, social et politique, pour la direction de la société, la régulation de ses tensions, l’intégration des groupes et pour la résolution des conflits (Lascoumes et Le Galès, 2012).

Implique l’étude de la mise en œuvre des politiques publiques, et donc, de la complexité des pratiques de l’État dans les sociétés contemporaines ; ne juge pas leur réussite ou leur échec, mais permet de percevoir les dynamiques créées, les activités d’appropriation des politiques publiques. Elle n’est ni un ensemble d’ordres, ni un chaos local où les acteurs répondent à leurs particularismes, mais elle montre l’importance des marges d’action dont disposent les acteurs en charge de sa mise en œuvre (regard « par le bas »). Cependant, une telle liberté est surveillée et mise en place sur le terrain pour contenir la diversité des appropriations (regard « par le haut » sur le rôle des élites et la façon dont se négocient les décisions) (Lascoumes et Le Galès, 2012).

Les descriptions précédentes illustrent particulièrement bien ce qui a été observé tout au long du travail de terrain de cette thèse. Finalement, il faut clarifier, selon Musselin (2005), le champ spécifique de l’analyse des politiques publiques, au sein des sciences politiques, de celui de la sociologie de l’action publique, notamment de la sociologie de « l’action organisée » qui est aussi énoncée par le même auteur. Cette sociologie de l’« action organisée » compare les approches méthodologiques de chaque champ et conclut que tous deux sont complémentaires du point du vue de deux dimensions sur trois : la construction des objets de recherche et la conduite des enquêtes empiriques. Mais les sociologues de l’action organisée et les analystes des politiques publiques n’ont pas la même conception de la troisième dimension, c’est-à-dire, la centralité du politique dans les sociétés démocratiques : les sociologues de l’action organisée répondent de manière implicite à la dimension politique, alors que les analystes des politiques publiques la considèrent comme l’objet d’étude fondamental. En ce sens, cette recherche adhère davantage à la sociologie de l’action publique, premièrement parce que je suis sociologue de formation, et deuxièmement, parce que l’action publique dans ce type de sociologie est traversée mais pas dominée par le politique. « Elle se trouve toujours à la confluence d’influences diverses et, plus ou moins, convergentes, dont le politique constitue une dimension, mais pas la seule et pas nécessairement la principale » (Musselin, 2005 : 69).

1.2.3 L’origine de l’analyse de l’action publique

Cette présentation concise permettra de décrire le courant dans lequel se situe la recherche. Selon plusieurs auteurs, l’analyse de l’action publique est formulée en 1936 aux États-Unis par Harold Laswell, dans son ouvrage « Who gets what, when and how? » Qui obtient quoi, quand et comment ? (Lascoumes et Le Galès, 2012 : chapitre 1, section 2, para. 1). Cette origine américaine réapparaît dans l’analyse des Policy Sciences en 1951 de Daniel Lerner, et dans les travaux sur le processus budgétaire d’Aaron Wildavsky, entre autres (Müller, 2011, Chapitre II, para. 1). Alors que la tradition américaine est fondée sur la notion de Government – ou comment la formation d’intérêts peut mener à la mise en place de « bonnes » politiques, efficaces, etc. – la tradition en Europe, de Hegel à Max Weber, en passant par Marx, promeut le concept d’État, celui-ci étant une institution qui commande et transcende la société (Müller, 2011).

Selon Müller (2011), la base intellectuelle de l’analyse des politiques publiques est constituée par trois grands courants de pensée : la bureaucratie, la théorie des organisations et les études de management public.

a) La bureaucratie. Pour Max Weber, sociologue expert et influent en matière de rationalité et de bureaucratie, celle-ci est une forme sociale fondée sur l’organisation rationnelle des moyens en fonction des fins qui explique l’efficacité des sociétés industrielles par rapport aux sociétés traditionnelles et constitue une organisation rationnelle qui se caractérise par « le caractère impersonnel, déshumanisé et routinisé de la bureaucratie » (Müller, 2011 : chapitre II, section 1, para. 7).

b) La théorie des organisations. Celle-ci naît aux États-Unis dans les années 1920. Le formalisme réglementaire et le caractère impersonnel de la bureaucratie représenteraient une négation de son efficacité, problématique à laquelle la théorie des organisations essaierait de répondre, en introduisant une dimension stratégique. En d’autres termes, la sociologie des organisations met l’accent sur la complexité des règles (fréquemment informelles) au sein des administrations et sur l’autonomie des acteurs, lesquels ne seraient pas des individus passifs, comme on a pu le penser avec les principes de l’organisation taylorienne.

c) Les études de management public. Le point principal est qu’il n’est pas possible d’appliquer au public les méthodes du privé. Le management d’entreprise et la gestion publique ont des logiques différentes. Le premier se caractérise par l’échange, le contrat, l’accord des volontés ; la deuxième, par le prélèvement des ressources, la distribution et l’offre de prestations sans contrepartie, et, de manière plus générale, par le règlement des comportements. La boîte à outils du management public est donc spécifique.

Müller (2011) ajoute qu’« en tant que science de l’action publique, elle prend souvent la forme de simples méthodes ou de check-lists à l’usage de décideurs plus que d’une discipline académique avec un corps de savoirs théoriques bien constitué » (Müller, 2011 : Introduction, para. 2). Il existe un doute encore aujourd’hui, à savoir si l’analyse des politiques publiques serait une sous-discipline de la science politique, autrement dit, si elle pose à la réalité sociale une

question spécifique, différente des interrogations posées dans d’autres champs de la science politique.

En outre, selon Lascoumes et Le Galès (2012), les contextes historiques dans lesquels les modèles d’analyse des politiques publiques s’insèrent ont aussi des effets sur la production de la connaissance, car ils sont liés aux sociétés les auteurs utilisent comme référence. Ces deux auteurs ajoutent que l’analyse des politiques publiques demeure celle des sociétés nationales et industrielles, modernes et occidentales, qui ont été pilotées par l’État, celui-ci étant une forme politique particulière. Cependant, aujourd’hui, ces sociétés et leurs États, sont traversés par de profondes transformations, dans lesquelles le capitalisme s’impose (même avec ses crises), « sous des formes différenciées dans toutes les parties du globe adaptant les formes occidentales de régulation tout en inventant les leurs » (Lascoumes et Le Galès, 2012 : chapitre 1, para. 3).

Ainsi, afin de comprendre les changements des sociétés contemporaines et leur régulation, l’analyse de l’action publique doit s’insérer dans les paradigmes des sciences sociales et dans la temporalité des transformations de l’État. La section suivante décrit les principaux paradigmes, les théories et les cadres identifiés dans la littérature et utiles à l’analyse de l’action publique.

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