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TROIS CONFIGURATIONS SPATIALES DE LA PAUVRETÉ URBAINE : VILLE FRAGMENTÉE LATINO-AMÉRICAINE, BANLIEUE FRANÇAISE ET GHETTO AMÉRICAIN

EXCLUSION SOCIALE DANS DIFFÉRENTS CONTEXTES : POINTS COMMUNS ET DIFFÉRENCES

3. TROIS CONFIGURATIONS SPATIALES DE LA PAUVRETÉ URBAINE : VILLE FRAGMENTÉE LATINO-AMÉRICAINE, BANLIEUE FRANÇAISE ET GHETTO AMÉRICAIN

Les trois figures de la pauvreté urbaine qui ont été présentées – l’exclusion, l’underclass, et la marginalidad – peuvent mener à la fois à trois configurations dans l’espace urbain : la banlieue française, le ghetto noir américain et la ville fragmentée latino-américaine18. C’est qui est intéressant dans les cas français et latino-américain, ce que les études empiriques centrées sur les violences urbaines et la délinquance, ne cessent pas de mobiliser des références théoriques propres aux ghettos américains : le « ghetto français » ou des processus de « ghettoïsation » au Chili. Néanmoins, par-delà d’apparentes similitudes dans les trois cas – chômage, pauvreté, échec scolaire, ségrégation, violences urbaines – la logique de ségrégation raciale, d’une part, et les situations d’exclusion sociale et économique d’autre part, différencient radicalement le ghetto noir américain des banlieues françaises et les périphéries latino-américaines.

18 Autrement dit, la favela au Brésil, la villa miseria en Argentine, le rancho au Venezuela, les poblaciones au Chili, etc.

3.1

Banlieue française versus ghetto noir américain

Dans les cas des États-Unis et de la France, les traditions culturelles et politiques sont différentes, mais les questions posées peuvent être considérées, au moins partiellement, comme de plus en plus similaires. Les processus sociaux à l’œuvre dans la production de l’exclusion ne sont pas si éloignés. Comme nous l’avons mentionné ci-dessous, malgré les différences, il existe un problème auquel s’affrontent la politique de la ville française et son équivalent états-unien : la « nouvelle question urbaine » (Donzelot et Jaillet, 1999). Elle est caractérisée par des zones où s’accumulent les pauvres et les causes de la pauvreté. Siège d’émeutes sporadiques depuis la désindustrialisation des années 80 qui affectent la population peu ou pas qualifiée qui y habite. Ce sont les banlieues d’habitat social en France et les inner cities aux États-Unis. Violence urbaine et logique de séparation sont des éléments qui caractérisent la nouvelle question urbaine, et qui sont toutes les deux présentes en France et aux États-Unis.

Néanmoins, en France la question posée n’est pas celle du ghetto, mais celle de l’intégration des quartiers multiculturels. C’est vrai que la France est de plus en plus confrontée à des questions ethniques qui se combinent avec la relégation spatiale et le problème plus classique de l’emploi. De sorte que l’évolution des quartiers sensibles donne du poids à la thèse des dynamiques du ghetto. Cependant, la récente évolution du ghetto noir américain est à l’inverse de l’évolution des quartiers sensibles en France : de l’exclusivité de la thèse raciale de la ségrégation des ghettos, on est passé donner de plus en plus d’importance aux variables socio-économiques (Avenel, 2007).

Cette discussion sur la validité de la comparaison ghetto américain/banlieue française, constitue un débat sociologique très ambivalent en France. Même si la plupart des chercheurs reconnaissent que les ghettos et les banlieues ne sont pas comparables, les positions varient depuis des chercheurs qui postulent l’existence de différences radicales, à des chercheurs qui soutiennent l’idée d’une convergence. Après avoir mentionné les similitudes, ce qui nous intéresse ici, c’est de repérer les différences entre les deux, et ensuite, d’essayer de faire un exercice similaire avec la ville fragmentée latino-américaine.

L’analyse comparative la plus citée sur le ghetto américain versus la banlieue française, est celle de Loïc Wacquant (2006). Elle est aussi la plus radicale, car elle déclare que parler de « ghetto français » est une absurdité sociologique (Wacquant, 2006)19 Wacquant compare plusieurs indicateurs d’exclusion entre la cité Quatre mille de la Courneuve à Paris et les quartiers

19 En effet, Wacquant évalue le livre d’Eric Maurin Le ghetto français comme « The latest avatar of this fad » ou le dernier avatar de cet engouement. Il affirme que ce livre présente une discussion confuse de la dimension spatiale de l'inégalité, qui reprend les normes états-uniennes de la thématique des « effets de quartier », tout en ignorant les nombreuses recherches effectuées sur le sujet. Il confond la différenciation spatiale, la ségrégation, les inégalités et la mobilité ; et présente comme un développement nouveau et inquiétant la formation des nouvelles zones « de l’entre soi » de la classe supérieure, alors qu’elles ont existé pendant près d'un siècle.

noirs du South Side de Chicago : niveau de pauvreté, structure de la famille – familles monoparentales –, taux de chômage, composition par âge – prédominance des jeunes –, composition raciale – concentration de « minorités » –, ségrégation raciale résidentielle, taux de mortalité des nourrissons, stigmatisation résidentielle, etc. Bref, des similarités apparentes dans l’évolution morphologique et le vécu des populations masquent de profondes différences d’échelle, de structure et de fonction. Il n’existe pas seulement une différence de degré mais une différence de nature.

Parmi les similarités montrées par l’auteur, on peut mentionner : une atmosphère de monotonie et de désespoir, la vie étant ressentie comme ralentie, ennuyeuse et incertaine. Ces lieux sont brutalement délimités dans leur contexte urbain respectif, reconnus par leurs habitants comme des endroits d’échec, où la mobilité est descendante et la marginalité prolongée. Les habitants de ces lieux croient que la stigmatisation territoriale liée au fait d’y habiter affecte leurs possibilités économiques et sociales, en réduisant leurs chances d’obtenir un emploi, un logement et même de pouvoir établir des contacts interpersonnels. Cette stigmatisation détermine aussi un affaiblissement des conditions pour la solidarité et l’action collective, à cause de l’évitement mutuel et la méfiance (Wacquant, 1993, in McFate, Lawson et Wilson, 1993). Finalement, ces lieux ont souffert d’une détérioration des logements à grande échelle et d’une dépopulation sévère, aussi bien que de taux de chômage élevés, etc.

Néanmoins, derrière ces similitudes apparentes, se cachent d’importantes différences structurales. En premier lieu, il y a une nette différence de taille : du côté français, aucune cité n’atteint un dixième de la taille de l'un des ghettos américains : 13 000 habitants dans 348 mètres carrés versus 300 000 dans plusieurs centaines de kilomètres carrés. Dans les banlieues françaises, les familles ont tendance à briser les barrières géographiques, lorsqu’elles vont travailler et consommer en dehors de cet espace. Du côté états-unien, au contraire, le ghetto ne représente pas seulement un habitat isolé qui concentre des familles pauvres et reléguées, mais un continent doté de sa propre division sociale du travail et d’une certaine autonomie institutionnelle, ce qui fait que les ghettos peuvent fonctionner par eux-mêmes. Le South Side de Chicago est une véritable « ville noire dans la ville », contenant un réseau d’organisations (magasins et bureaux de crédit, écoles et églises, médias, associations d'entraide, cliniques et organisations politiques, etc.), qui sont parallèles à ces organisations dont les noirs ont été habituellement exclus.

En deuxième lieu, le ghetto américain est mono-racial et clos sur lui-même alors que les cités françaises sont multiculturelles et ouvertes (Avenel, 2007 : 29). Une des données intéressantes présentées par Wacquant, c’est que 97% des femmes noires états-uniennes épousent des hommes noirs, alors qu’une majorité de femmes immigrantes et leurs filles en France épousent un homme en dehors de leur groupe (Wacquant, 2006 : 15). De plus, les niveaux de pauvreté, l’état du logement, les conditions matérielles et la violence, sont beaucoup plus dégradées dans le ghetto américain que dans la banlieue française. Le tableau suivant résume les principaux indicateurs d’exclusion mentionnés par Wacquant dans son étude, et montre les différences entre le ghetto noir américain et la banlieue française.

Bref, selon l’auteur la fréquence cumulative de la ségrégation, la pauvreté, l'isolement et la violence supposent une intensité tout à fait différente aux États-Unis. L’auteur explique que la

gravité du problème de la pauvreté est encore accentuée aux États-Unis, car la comparaison des deux lieux confronte, en fait, une situation française exagérée avec la Courneuve (un degré de privation économique anormalement élevé par rapport aux normes nationales), avec un ghetto américain de pauvreté modérée (il est classé 13e sur l'échelle de la pauvreté parmi les 26

Community Areas ou zones communautaires de Chicago). D’autre part, selon l’auteur la politique d'abandon urbain de Washington ne peut pas être comparée avec la politique de la ville en France, notamment les plans de rénovation des « quartiers sensibles » (Programme de Développement social des quartiers) qui sont commencés au milieu des années 80, qui reflètent une volonté collective et une responsabilité politique diamétralement opposées à l'attitude de « négligence bienveillante » des autorités américaines (Wacquant, 2006).

Selon Wacquant (1995), il existe un important contraste entre la banlieue française de La Courneuve et le ghetto noir américain de Woodlawn, South Side Chicago, en termes de présence des associations et d’organismes publiques. Selon l’auteur, La Courneuve semble souffrir d’une hyper-pénétration des institutions publics, aussi bien que de la présence d’associations, alors que le ghetto Woodlawn souffre d’un désengagement et d’un effondrement des institutions publiques. Il faut prendre en compte, cependant, que le contexte organisationnel décrit par Wacquant peut avoir changé radicalement depuis qu’il a réalisé son étude : par exemple, il est probable que la présence des associations dans le ghetto américain de Woodlawn puisse avoir augmenté pendant les dernières deux décennies, notamment la présence de Community Development Organizations (CDC). En tout cas, l’observation de Wacquant est en résonnance avec celle de Bacqué (2000), qui indique que, selon une étude réalisée sur 130 CDC aux États-Unis, celles-ci ne sont que 23% à intervenir dans les quartiers les plus difficiles, intervenant surtout dans des quartiers mixtes. En revanche, Donzelot (2003) observe un rôle prépondérant des CDC dans les réponses à la crise urbaine aux États-Unis. Ces divergences sur le rôle des CDC seront abordées dans un chapitre suivant.

Tableau Nº1 : Comparaison entre quelques indicateurs d’exclusion sociale en La Courneuve – France et le South Side Chicago – États-Unis

INDICATEUR LA COURNEUVE – France

(ou la France ou l’Europe selon l’indicateur)

SOUTH SIDE CHICAGO – USA

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