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Les caractéristiques actuelles de la pauvreté au Chili et le paradigme de la « nouvelle pauvreté urbaine »

EXCLUSION SOCIALE DANS DIFFÉRENTS CONTEXTES : POINTS COMMUNS ET DIFFÉRENCES

SOUTH SIDE CHICAGO – USA (ou Chicago selon l’indicateur)

4. LA VILLE DE SANTIAGO DU CHILI

4.1 Les caractéristiques actuelles de la pauvreté au Chili et le paradigme de la « nouvelle pauvreté urbaine »

La pauvreté est traditionnellement définie comme l'insuffisance des moyens pour la satisfaction des besoins humains fondamentaux tels que l'eau potable, la nourriture, les vêtements, le logement, les soins de santé et des conditions de vie en général. Au Chili, cette pauvreté absolue mesurée en termes de seuil de pauvreté, a diminuée régulièrement sous les gouvernements démocratiques, de 38.6% en 1990 à 13.7% en 2006 (voir Graphique Nº1) (Sabatini et Wormald 2004 ; Fundación Nacional para la Superación de la Pobreza 2009 ; Jordán et Martínez 2009)24.

24 Total pays (individus). Malgré le fait que le Chili est le pays avec les chiffres les plus bas en termes de pauvreté et d’indigence dans l’Amérique Latine (Jiménez, 2002), il reste encore 2 millions de personnes en condition de pauvreté. C’est pour cette raison que le gouvernement chilien continue d’effectuer des programmes publics de dépassement de la pauvreté, dont le Fondo Solidario de la Vivienda (Fonds Solidaire pour le Logement) est crucial.

Graphique Nº1 : Evolution de l'incidence de la pauvreté au Chili 1987-2006

Source : Fundación Nacional para la Superación de la Pobreza. 2009. Umbrales sociales para Chile: hacia una futura política social.

Graphique Nº2 : Population urbaine des pays en Amérique Latine sous le seuil de pauvreté, années 1990 et 2005

Source : Jordán, R. y Martínez, R. 2009. Pobreza y precariedad urbana en América Latina y el Caribe. Situación actual y financiamiento de políticas y programas. Colección Documentos de proyectos. Publicación de las Naciones Unidas. CEPAL.

Dans la même période (1990-2006), le Chili maintient une position favorable dans le contexte latino-américain, comme l'un des quatre pays avec la plus faible incidence de la pauvreté dans la région (voir Graphique Nº2) (Marquez, 2003 ; Jordán et Martínez, 2009). Les causes qui ont conduit à la réduction marquée de la pauvreté pendant la décennie 1990-2000 au Chili, seraient principalement au nombre de trois : l'évolution de l'emploi, une faible inflation et l'augmentation des salaires et des revenus du travail (FOSIS 2001, in Márquez, 2003). Il est important de mentionner le rôle des politiques sociales des gouvernements démocratiques depuis l’année 1990 dans cette réduction de la pauvreté.

En effet, pendant les années de dictature, entre 1973 et 1989, l’État n’a développé que des programmes compensatoires de lutte contre la pauvreté, à travers le transfert direct de biens et de services pour soulager des situations de précarité aiguë ou extrême, comme la subvention des programmes d'urgence d’emploi, l’allocation familiale unique, la pension d’assistance, des déjeuners scolaires, des centres ouverts, entre autres. Alors que bon nombre de ces programmes ont continué pendant les années 90, des politiques « d’investissement social » ou de promotion sociale émergent comme une priorité, dont le but était de fournir aux sujets (personnes, familles, groupes, organisations, lieux) les ressources et les compétences nécessaires pour assumer la responsabilité de l'amélioration de leurs conditions de vie (Raczynski et Serrano, 2001b).

De même, le contexte actuel de la pauvreté au Chili est différent de celui du passé. Les pauvres sont plus intégrés dans la société en termes symboliques et de consommation, quoiqu’ils perdurent comme un segment exclu, socialement et spatialement. En même temps, les pauvres font partie d’une société marquée par une inégalité sociale énorme. Il suffit de regarder quelques coefficients de Gini25 par rapport à d’autres pays pour montrer cette énorme inégalité au Chili et sa persistance dans le temps (voir graphique Nº3).

25 Mesure statistique utilisée pour mesurer l'inégalité des revenus dans un pays, variant de 0 à 1, où 0 signifie l'égalité parfaite et 1 signifie l'inégalité totale.

Graphique Nº3 : Valeurs moyennes du coefficient de Gini par quelques pays de l’OECD. Évolution par décennies

Source : élaboration propre sur la base des données de l’OECD.

Les principales différences entre la pauvreté actuelle (années 90 et début du XXI siècle) et celle du passé (années 60 et 70) sont, en premier lieu, que la pauvreté est plus urbaine et concentrée dans les grandes villes du pays, où les pauvres habitent dans des quartiers de plus en plus éloignés du centre de la ville et des espaces de travail. Cette observation est fondamentale si nous considérons que le Chili est l'un des pays les plus urbanisés d'Amérique latine – avec l'Argentine et l'Uruguay : 86,6% de la population vit dans des villes (Moris, 2012) ; et, de plus, la tendance à la concentration de la population dans la Région Métropolitaine persiste et s’est accentuée : 35,7% de la population totale du Chili vit à Santiago (Marquez, 2003 ; Moris, 2012).

En deuxième lieu, il nous faut préciser le concept général de la pauvreté et la considérer comme une pauvreté urbaine : ils habitent dans des conditions de surpeuplement ; ils n’ont pas un accès adéquat et sécurisé ni à l'eau potable ni à l'assainissement ; ils n'ont pas une sécurité de l'occupation résidentielle ; ils n'ont pas accès au système de santé ou à l'éducation; ils souffrent du chômage ou du sous-emploi ; ils n'ont pas une consommation régulière et adéquate ; ils ne sont pas protégés par la loi en ce qui concerne leur droits économiques, sociaux, environnementaux, culturels, civiques et politiques. Ce mode de vie en milieu urbain implique des coûts monétaires et non monétaires qui ne sont pas présents dans les zones rurales (Jordán y Martínez, 2009). Néanmoins, dans ce contexte, la pauvreté actuelle se caractérise par le fait que les attentes de toute la population ont augmenté de manière significative, ainsi que le niveau de

0,00 0,10 0,20 0,30 0,40 0,50 0,60 Denmark Sweden Norway Netherlands Germany France Canada Spain Japan Greece United Kingdom United States Portugal Turkey Mexico Chile mid-2000s mid-90s mid-80s

scolarité, l'accès aux services d'eau, d'électricité et d'assainissement en milieu urbain, la santé et l'éducation et l'accès aux médias de masse.

Les manifestations de la pauvreté, qui dans le passé ont été associées à des besoins essentiels de nourriture, d’abri et d’habillement, d’accès à l’enseignement primaire et aux services de santé, sont aujourd’hui associées à la mauvaise qualité des services, comme des petits logements montrant une détérioration rapide, le manque d'équipements collectifs, d’espaces verts et de possibilités de loisirs (Raczynski et Serrano, 2001a). D’autres manifestations indiquées sont l’endettement, l’obésité infantile, le décrochage scolaire, le chômage, l’inactivité des jeunes, les cas de grossesse chez les adolescentes, à savoir, des problèmes qui ne sont plus liés à la survie (Marquez, 2003).

Une autre différence importante entre la pauvreté actuelle et celle du passé au Chili est que la pauvreté se combine à des nouveaux problèmes dans la société : la drogue, la violence, l’insécurité, la dégradation de l'environnement, entre autres. Ces difficultés affectent les pauvres et les non pauvres, mais les premiers sont moins susceptibles de faire face à ces problèmes, ce qui ajoute de la complexité aux politiques de lutte contre la pauvreté. Finalement, aujourd’hui ce sont les jeunes, et non les enfants, le groupe d’âge le plus visible dans les zones caractérisées par la pauvreté (Raczynski et Serrano, 2001a).

En ce sens, il n’y aurait pas une condition de carence appelée « la pauvreté », mais plusieurs pauvretés qui répondent à différents types de carences, et donc, un individu ou une famille peut présenter une ou plusieurs conditions de pauvreté, que ce soit dans le domaine de l'éducation, la santé, le logement, le revenu, etc. Également, la pauvreté est plus complexe en termes d’insertion au travail et de stabilité de l'emploi. Les pauvres auraient un emploi, mais de mauvaise qualité, en partie à cause de la flexibilisation du travail et de la déréglementation du marché du travail. Par rapport au passé, il y a une augmentation de la pauvreté dans les couches de travailleurs ouvriers et une diminution relative de la même pauvreté chez les travailleurs du commerce et des services, qui augmentent en nombre.

À la précarisation de l’emploi s’ajoutent les effets de la libéralisation économique qui a commencé dans les années 80, ce qui a impliqué la participation des banques et des établissements financiers dans l’offre de microcrédits, de cartes de crédit et de comptes d'épargne, qui a permis à la population d’avoir les moyens de payer des produits et des services plus facilement (JUNDEP, 2007). Il existe un nouveau pouvoir d'achat et ainsi une nouvelle forme d'intégration sociale (symbolique) à travers la consommation de biens et de services, qui, non seulement dissimule de profondes inégalités mais aboutit au surendettement, et en conséquence, accroit la vulnérabilité et le risque de devenir pauvre.

Enfin, au Chili, on a évoqué la notion de « nouvelle pauvreté urbaine », terme qui indiquerait une meilleure qualité de vie que dans les dernières décennies en raison des grandes transformations économiques, sociales, culturelles et urbaines survenues pendant les années 90 (Tironi, 2003). Bref, ce modèle de la « nouvelle pauvreté urbaine » se caractérise par une augmentation du niveau de revenu des plus pauvres et, par conséquent, par le changement des habitudes de dépenses et de consommation. Il se caractérise aussi par des dépenses sociales qui augmentent considérablement dans la décennie de 90, par un système éducatif qui comprend

près de 100% des enfants et des jeunes, mais dans lequel, on constate toujours des signes clairs d'exclusion et de discrimination, et par un marché du travail instable avec d’importants chiffres du chômage après la crise qui a débuté en 1998 (Marquez, 2003 ; Tironi, 2003).

Dans ce contexte, il est nécessaire de remarquer l’importance du sondage longitudinal CASEN 1996-2001-2006 (enquête de caractérisation socioéconomique), dont la réussite principale a été d’installer dans l’agenda public chilien, le drame des vulnérables, ce groupe de la population qui avant l’année 2006 avait de bons travails, des ressources suffisantes pour assurer deux paniers alimentaires de base, une sécurité sociale de santé, etc., mais dont les ressources économiques et sociales se sont détériorées au point de ne plus être capable de survivre avec dignité. Bref, pour une partie importante de la société chilienne, le risque de tomber sous le seuil de la pauvreté et de l'indigence est élevé. Mais surtout pour ceux qui vivent sur « le bord de la ligne », c'est-à-dire, la classe moyenne qui souffre des fortes conditions de précarité (Márquez, 2010).

C’est précisément la notion de précarité qui a aidé à mettre l’accent non plus sur les groupes marginaux, mais sur des segments de population, parfaitement adaptés à la société, mais victimes de la crise de l’emploi et de la conjoncture économique. Dans ce contexte, les analyses longitudinales ont permis d’identifier de nouvelles réalités plus complexes que la pauvreté. Elles ont contribué à modifier progressivement la représentation traditionnelle de la pauvreté26.

En outre, certains auteurs proposent de retenir lieu de résidence comme une de causes de la pauvreté et non comme sa traduction, ce qui veut dire que la pauvreté est créée par des facteurs spatiaux et les conditions d’habitat (Katzman, 2000 ; Tironi, 2003). Les études traditionnelles sur la pauvreté ont interprété le facteur spatial comme un reflet des conditions structurelles de la pauvreté. Les caractéristiques des logements pauvres et de la pauvreté urbaine ne seraient que la traduction spatiale et matérielle des conditions économiques, sociales, politiques ou culturelles de la pauvreté. Néanmoins, de nouvelles études considèrent que la pauvreté est générée par des facteurs spatiaux. Face à des conditions sociales, économiques et culturelles identiques, la pauvreté varie en fonction de la qualité de l’habitat, de ce qui est offert ou non en matière d’emplois, de services, de possibilités de transport, de parcs, d’espaces récréatifs, d’espaces de consommation, de culture, etc. (Sabatini, 2002 ; Tironi, 2003). Dans ce contexte, la politique du logement se transforme en une variable essentielle à la compréhension de la nouvelle pauvreté urbaine au Chili, ainsi que les programmes publics qui tentent de lutter contre. L’effort fait en matière de logement a impliqué le transfert résidentiel définitif de la population qui a habité dans des taudis vers les « nouvelles villas » de logement social, lesquelles concentrent la plupart des pauvres urbains actuels. En ce qui concerne Santiago, capitale du Chili, la pauvreté urbaine est aujourd’hui la pauvreté dans le logement social (Marquez 2003, Tironi 2003).

Le concept de « nouvelle pauvreté » a aussi été longuement discuté, en particulier parce qu'il a tendance à généraliser et à fusionner en une seule catégorie, des populations pauvres et

26 Le débat en France a été aussi organisé autour du concept des « nouveaux pauvres » ; en 1988, la loi sur le revenu minimum d’insertion fut adoptée afin de faciliter leur réinsertion économique. Ensuite, au début des années 90, le dispositif du RMI sert à mieux connaître l’hétérogénéité des allocataires et à identifier le caractère instable et évolutif de leurs situations, ou « les trajectoires ».

vulnérables très dissemblables : les décrocheurs scolaires, les personnes ayant une dépendance à l'alcool et aux drogues, des mères célibataires tributaires de l'aide sociale, des mendiants et criminels de la rue. Ces populations ne doivent pas être mises dans le « même sac » (Bauman, 2000). L'énorme hétérogénéité des manifestations de la pauvreté actuelle mérite qu’on ne la réduise pas à des catégories simplistes, afin de formuler des politiques publiques cohérentes avec cette hétérogénéité.

En fait, plusieurs auteurs ont souligné l’obsolescence du concept de pauvreté et la nécessité d’introduire de nouveaux termes tels que le concept d’exclusion ou d’inégalité afin d’analyser le nouveau contexte de précarité au Chili (Bonnefoy, 2002 ; Bengoa, Márquez et Aravena, 1998 ; Link, 2010). Le cas chilien exige ce changement de perspective, car le pays a dépassé, en grande partie, les manques fondamentaux de la population – principalement urbaine – dans des domaines tels que la couverture de logement, l'accès aux services de base, la couverture par l'éducation, par l’accès à la santé représentée par de bons indicateurs de l'espérance de vie et de la mortalité infantile, etc., de sorte que l'analyse unidimensionnelle de la pauvreté n’expliquerait pas la complexe réalité de l’inclusion-exclusion dans ce nouveau contexte.

Pareillement, d’autres auteurs mentionnent que, bien que le Chili ait réussi à diminuer la pauvreté pendant les 20 dernières années (de 38,6% en 1990 à 13,7% en 2006), il est indispensable dans l’avenir de construire une représentation de la distribution spatiale de la pauvreté la plus détaillée possible pour une meilleure focalisation des dépenses. Le problème actuel est que les données disponibles dans les enquêtes sur le revenu ne sont pas assez précises aux niveaux géographiques les plus fins, et les recensements n’offrent pas de données sur le revenu. Cela implique de développer des méthodologies qui permettent de combiner les données des sondages et des recensements afin d’obtenir des estimations robustes de la pauvreté à des niveaux géographiques plus fins (Agostini, Brown y Góngora, 2008).

Au Chili, même s’il n’existe pas des données robustes sur la pauvreté, l’État travaille avec la « Fiche de Protection Sociale ». À partir de l’année 2006, le secteur public a instauré ce nouvel instrument pour inclure les risques sociaux auxquels les personnes et les groupes vulnérables sont exposés. Le but est ainsi de sélectionner les bénéficiaires des programmes publics, non seulement à partir de leur condition socioéconomique générale, mais aussi en fonction des besoins et des situations spécifiques, comme le handicap, la vieillesse, le chômage, un faible revenu, des maladies, entre autres vulnérabilités (MIDEPLAN, 2010). Bref, à partir de la Fiche de Protection Sociale, l’approche de la politique sociale s’est élargie, en intégrant la vulnérabilité socioéconomique comme le nouveau critère, afin d’inclure aux foyers effectivement pauvres (sous le seuil de pauvreté) et les foyers susceptibles de tomber dans une situation de pauvreté. Cette description sera reprise dans le chapitre suivant, notamment dans la section sur les changements dans les politiques publiques contre la pauvreté urbaine au Chili, et la question sur l’apparition d’une transition des politiques sociales vers des politiques socio-urbaines.

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