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LE PARADIGME DE L’EXCLUSION SOCIALE

1. LE CONCEPT D’EXCLUSION SOCIALE DANS LE CONTEXTE EUROPÉEN

1.2 Exclusion, cohésion sociale et identités sociales

Si l’exclusion sociale représente le processus de rupture de liens sociaux, la cohésion sociale renvoie à la nature et à l’intensité du lien social ou des relations sociales qui existent entre les membres d’une société. Comme tout concept en sciences sociales, le terme de cohésion sociale a une origine, une évolution particulière, ainsi qu’un usage, lesquels déterminent aujourd’hui la compréhension de la réalité sociale et l’intervention de l’État à son égard.

C’est Émile Durkheim qui énonce pour première fois la notion de cohésion sociale. En effet, il identifie la division du travail comme la source de cohésion sociale et la définit comme l'état de bon fonctionnement de la société, où s'exprime la solidarité entre individus et la conscience collective. Comme mentionné ci-dessus, selon le modèle durkheimien, la société est comme un ensemble d’éléments interdépendants. Mais cette définition fait sens dans le contexte dans lequel Durkheim a écrit son ouvrage De la division du travail social, en 1893. Cet ouvrage analyse le passage d’une société traditionnelle à une société moderne, résultat de la division du travail, dans laquelle les individus ne sont plus liés entre eux du fait de leurs similitudes (solidarité mécanique), mais deviennent interdépendants du fait de leur différenciation augmentée (solidarité organique).

Deux éléments de sa définition continuent d’exister : le lien entre les personnes et la capacité à garantir le bien-être de tous en évitant les disparités grâce à la coresponsabilité des acteurs. Par ailleurs, la notion de cohésion sociale est parfois employée pour développer des politiques publiques qui ne souhaitent pas souscrire à l’idée de lutte contre les inégalités sociales. En ce sens, dans le cadre d’une problématique d’intégration et en termes de réduction des inégalités, le concept de cohésion sociale représente la version « réformiste » ou conservatrice des politiques de revenus, de promotion de chances sociales, etc., et non la version « révolutionnaire », laquelle signifie un bouleversement complet de la structure sociale qui assurerait à tous une égalité réelle de condition (Castel, 1995 : 28). La cohésion sociale a pour but de contribuer à l'équilibre et au bon fonctionnement de la société, tandis que la lutte contre les inégalités cherche au contraire à corriger les déséquilibres produits par la société.

Une autre observation sur la cohésion sociale, assez illustrative, est donnée par Paul Bernard (1999). Selon l’auteur, ce concept sert de cache-misère aux inégalités sociales grandissantes, car la cohésion exige un consensus – là où il n'en existe pas nécessairement – sur le

souci commun de la productivité et de la loyauté à l’entreprise, toutes deux représentant la condition pour la prospérité. Tous, employeurs et travailleurs, doivent s’accorder en vue de la productivité et s’occuper de la croissance économique, tout particulièrement après les crises économiques, par exemple celles des années quatre-vingt et début des années quatre-vingt-dix qui ont menacé l’existence de plusieurs entreprises et donc de nombreux emplois. Consensus et cohésion sociale face à la possibilité de fermeture d’entreprises, mais rien sur la possibilité de remettre en question les formes sociales au sein desquelles se déroule le travail et se partagent ses bénéfices. « Concept de convenance aussi que celui de cohésion sociale, et la nébuleuse de concepts apparentés, comme le capital social ou la confiance mutuelle » (Bernard, 1999 : 48). L’économie néolibérale devrait prendre en considération ces concepts plutôt que de chercher à corriger les inégalités sociales et à développer une médiation institutionnelle des intérêts12.

Cette observation fait aussi sens dans le contexte de la théorie économique dominante des années quatre-vingt-dix, selon laquelle si l'économie croît, les bénéfices produits profiteraient également aux secteurs à faibles revenus. Autrement dit, si le gâteau est plus grand, la part des pauvres sera au moins aussi grande qu'elle l'était auparavant. En conséquence, il faut s'occuper des indicateurs macroéconomiques et susciter la croissance afin de réduire les inégalités sociales, en particulier au niveau des revenus. Dans ce contexte, la formule consensuelle, encouragée par l’idée de cohésion sociale, représente une manière de maintenir l'ordre social nécessaire au bon fonctionnement du système économique.

Notons que ces deux paradigmes, cohésion sociale et lutte contre les inégalités, renvoient à deux traditions sociologiques opposées : le fonctionnalisme et la théorie du conflit. Les théoriciens de la société tels que Durkheim et les économistes en général – très présents dans le développement des politiques sociales d'aujourd'hui – considèrent la société comme un système relativement équilibré et dont l'ordre est maintenu grâce au consensus sur les valeurs présentes parmi les membres de la société et leur interdépendance fonctionnelle. En revanche, les théoriciens du conflit considèrent que les sociétés se maintiennent, non grâce aux besoins fonctionnels et aux accords généraux entre les groupes, mais grâce au pouvoir des classes dominantes et des élites dirigeantes, qui imposent leur volonté à la majorité. La stabilité et l’ordre sont maintenus par la coercition, non par le consensus (Marger, 2008 : 45). Cette observation est importante considérant ses implications politiques. En effet, les politiques publiques prendront leurs futures décisions, selon la manière dont le phénomène est défini et analysé. Il n’est pas égal de travailler en ayant pour contexte le consensus et l’ordre social qu’en ayant celui des déséquilibres et des inégalités sociales.

12 Le fait est qu’un débat très similaire existe autour du concept de capital social. A la fin des années quatre-vingt-dix, la théorie du capital social acquiert une nouvelle importance comme l'un des concepts qui pourrait aider à surmonter le dilemme des inégalités sociales, que ni le marché ni la démocratie n’avaient été capables de résoudre par eux-mêmes. Certains auteurs affirment que, lorsque le capital social est considéré comme un « médicament miracle », pour résoudre les inégalités structurelles ou atténuer la pauvreté, il limite les explications structurelles ou de classe et révoque les causes institutionnelles et politiques. La pauvreté n'est pas abordée dans le cadre des grandes institutions politiques et économiques, mais plutôt sur la base des capacités individuelles. En outre, les habitants des quartiers défavorisés des banlieues disposent effectivement de capital social : ils ont des réseaux, la confiance entre leurs membres et de nombreuses organisations de type communautaire. Ce qui leur manque, c'est le pouvoir et le capital qui constitue en partie ce pouvoir (Ulriksen, 2008).

Pour les chercheurs qui étudient la question de l’exclusion sociale, l’idée qui prévaut est que les liens sociaux se relâchent. Ce fait est présent dans différentes sphères de la vie collective, comme celle du travail, de la famille, du quartier, de l’école, etc. Les chercheurs analysent en profondeur l’ensemble des facteurs qui affaiblissent la cohésion sociale, détériorent l’identité des groupes et désorganisent les rapports sociaux. Ainsi, il ressort de ces études, une fois de plus, que la cohésion sociale et l'exclusion sont des phénomènes différents mais fortement interconnectés. En d’autres termes, l’exclusion n’est pas l’antonyme de la cohésion sociale : il existe plusieurs facteurs d’exclusion/inclusion dans la société qui affaiblissent ou renforcent la cohésion sociale/anomie ou désintégration sociale (voir figure Nº1 à la fin du chapitre 1).

En outre, il est particulièrement intéressant de remarquer que ce relâchement des liens sociaux remet en question les identités sociales, à cause des erreurs dans les processus de socialisation – entendue comme l’ensemble des processus grâce auxquels l’individu intériorise les normes et les valeurs de son groupe d’appartenance et construit son identité sociale. Par exemple, avec la dislocation du marché du travail, l’emploi et les relations d’emploi ont perdu de leur portée intégratrice. Le chômage menace de détruire l’identité professionnelle. Cet affaiblissement de l’identité sociale, notamment au niveau du travail, est plus dramatique pour les catégories les plus modestes de la société dont la faiblesse de qualification ne permet pas de s’adapter facilement à l’évolution des techniques et des systèmes culturels (Paugam, 1996 : 571). Le problème de la détérioration des identités sociales se rencontre aussi dans d’autres sphères de la vie collective, comme celle de la famille ou de l’éducation. Le divorce ou la séparation fragilisent souvent l’identité familiale et l’éloignement des enfants peut, dans certains cas, affecter l’identité parentale. Le décrochage scolaire représente aussi une perte de socialisation dans le milieu scolaire et de possibilité à constituer une identité d’étudiant qui réponde aux attentes de la société.

Ainsi, la construction des identités sociales s’effectue à travers la socialisation des individus dans des institutions telle que la famille, le travail et l’école, lesquels favorisent les mécanismes d’intégration sociale et donc de liens sociaux. Cette argumentation au sujet des identités sociales est essentielle à la compréhension des impacts sociaux des expériences d’exclusion. La honte du chômeur, la disqualification de l’assisté, l’infériorisation ou l’identité négative renvoient à des situations de destitution d’identité sociale, de dés-identification ou encore de désaffection sociale, laquelle n’est rien de plus qu’une rupture plus radicale. Il n’y a plus de lien, en termes d’allégeance, entre l’acteur et le système. Le soi se sent abandonné et floué, ne trouvant d’issue qu’« hors institution », « hors système ». Par conséquent, la « désespérance » vécue par les franges « exclues » de la population, « n’est rien d’autre que la crise des attentes collectives, attentes sans lesquelles aucune identité sociale n’est concevable, créant une désaffection créatrice d’explosions sans issue » (De Queiroz, en Paugam, 1996 : 309).

Néanmoins, il reste à revenir de plus près sur l’absence de cohésion identitaire chez les groupes défavorisés. Il faut tout d’abord faire la différence entre une identité individuelle et une identité collective. Distinguer ensuite le rôle du quartier dans la construction d’une identité sociale territoriale ou, au contraire, son rôle dans le déficit d’intégration identitaire dans les banlieues notamment.

En premier lieu, et comme mentionné ci-dessus, les groupes défavorisés ou « exclus » forment presque une « non-classe » (Rosanvallon, 1995), car ils ne constituent pas une classe qui pourrait avoir des délégués ou des porte-paroles, comme la classe ouvrière produite par la société industrielle et qui possède une identité, une culture, des organisations et des régulations. Comment les chômeurs de longue durée et les jeunes de « la galère » pourraient-ils construire une identité collective d’« exclus »? Par ailleurs, moins comme institution que comme foyer de relations affectives, la famille est au centre de la construction des identités individuelles. La sphère privée est le point d’ancrage de l’identité et des projets. Cependant, le repli sur la famille peut être ambivalent : la famille est un point d’appui, mais elle est aussi soumise aux mécanismes d’exclusion, car la vie en famille n’est pas toujours volontaire et existe souvent à cause des conditions économiques de privation (Avenel, 2007 : 43).

En second lieu, il faut évoquer la problématique de la construction d’une identité collective par les groupes défavorisés. Dans ce contexte, intéressant est l’argument d’Eric Maurin qui stipule qu’avec la dislocation du marché du travail le quartier est devenu, par défaut, l’un des principaux vecteurs de socialisation, et en conséquence, de construction d’identités sociales. Le lieu de résidence représente un enjeu majeur tant pour les enfants et les adolescents que pour les adultes et ainsi il détermine la recherche d’un entre-soi et les mécanismes d’évitement des classes sociales entre elles.La recherche d’un entre-soi n’est qu’un moyen de construire une identité sociale ou plutôt un statut, ce qui conduit, à son tour, à la ségrégation territoriale (Maurin, 2004). Selon Maurin, la recherche d’un entre-soi en France reflète la compétition entre familles pour accéder et se maintenir dans les voisinages où résident les élèves les plus performants à l’école. « C’est la morphologie sociale d’un quartier dans toutes ses dimensions qui est une ressource pour ses habitants, ressource pour laquelle ils sont prêts à payer, et même à payer cher » (Maurin, 2004 : 27). En revanche, des mécanismes d’évitement existent de manière importante. Avec le classement en zone d’éducation prioritaire (ZEP13), les classes moyennes fuient progressivement le quartier ainsi stigmatisé. Les habitants des cités défavorisées sont ainsi condamnés à vivre un entre-soi contraint (Donzelot, 2006).

En conséquence, on ne peut pas parler d’identité collective – ou de carence d’identité – chez les groupes défavorisés, notamment les habitants de banlieues, sans parler de mécanismes de distinction sociale et de stigmatisation. D’une part, les processus de ségrégation sociale urbaine correspondent non pas à une « ghettoïsation par le bas », mais à une « ghettoïsation par le haut » (Maurin, 2004 : 7). Cela implique que les habitants des banlieues ne choisissent pas eux-mêmes le lieu où ils habitent. La concentration des familles pauvres représente davantage un phénomène par défaut que le résultat d’une stratégie active de ces familles. Le marché résidentiel focalise la demande de logement des personnes les plus riches dans quelques beaux quartiers caractérisés par des prix élevés, condamnant ainsi les plus pauvres à habiter ailleurs. Autrement dit, pour les groupes défavorisés des quartiers pauvres, le quartier n’est pas un mécanisme de distinction sociale de la manière qu’il l’est pour ceux qui ont la capacité de choisir et de payer un logement dans le quartier où ils veulent résider.

13 Un territoire qui regroupe des écoles où existent des obstacles majeurs à la réussite scolaire. Les établissements sont dotés de moyens supplémentaires et disposent d’une plus grande autonomie pour faire face aux difficultés d’ordre scolaires et sociales.

D’autre part, les groupes défavorisés qui habitent les banlieues sont victimes de la stigmatisation des « quartiers sensibles ». Cette stigmatisation répond à une logique externe : une construction sociale par les médias et les professionnels qui travaillent à l’amélioration des conditions de vie dans ces quartiers-là. Cependant, elle répond aussi à une logique interne : le stigmate collectif qui devient un mécanisme altérant non seulement l’ensemble des relations entre les habitants mais aussi l’image de soi.

Néanmoins, les conséquences de cette stigmatisation, au niveau des identités collectives autant qu’individuelles, ne sont ni évidentes ni homogènes au moment de comparer les quartiers sensibles et leurs habitants. Le débat en France, par exemple, consiste à se demander si les cités HLM (Habitations à Loyer Modéré) constituent des territoires anomiques – caractérisés par la désintégration des normes qui règlent la conduite des hommes et garantissent l'ordre social – ou si elles représentent des lieux où il est possible d’instaurer des systèmes cohérents au niveau de l’organisation sociale et des initiatives sociales innovatrices. D’une part, des analyses soulignent le poids des effets du chômage et de la désorganisation sociale pour expliquer les violences urbaines, la fragilité de l’action collective et la dégradation des formes classiques de solidarité. Certaines études déplorent l’absence d’identité collective dans les Grands Ensembles de logement social et le repli sur soi généralisé d’individus atomisés (Avenel, 2007 : 37).En ce sens, ce que l’on appelle la « crise des banlieues » serait aussi un relâchement des liens sociaux et un déficit d’intégration identitaire (Paugam, 1996).

D’autre part, dès le milieu des années 1980, des études ethnologiques soulignent la densité des liens de convivialité et des modes de sociabilité. On observe un système de relations et une réorganisation de la vie quotidienne autour de la pauvreté, laquelle n’est pas définie par le simple manque de revenus mais comme un mode de vie. En effet, des travaux plus récents ne constatent pas une situation d’anomie, mais une richesse de la vie associative et l’existence d’un ordre social, au sein desquelles sont désormais interrogés les enjeux économiques et symboliques, tout comme les identités collectives et la structuration d’une économie parallèle locale (Avenel, 2007 : 38).

En somme, la mauvaise réputation des quartiers sensibles ne pèse pas de la même manière sur les identités individuelles. La stigmatisation n’assigne pas une identité collective homogène. Les personnes qui habitent les banlieues et qui disposent d’un emploi stable sont suffisamment assurées dans leur position, ce qui fait qu’elles ne considèrent ni le stigmate ni le regard extérieur, et qu’elles ne construisent pas une image dégradée d’elles-mêmes. En revanche, pour les individus en situations de précarité, il est plus difficile de se faire une image personnelle positive à cause de la réputation négative qui est projetée sur eux.

Les habitants des quartiers sont trop différents pour partager un même système de normes et de valeurs qui leur serait spécifique. Ils ne se pensent guère comme une classe sociale et ne se rejoignent pas dans les stéréotypes qui stigmatisent les banlieues. Les individus se présentent plutôt comme des acteurs de la société de consommation, surtout quand ils sont soumis à des formes de rejet. Ce sont leurs aspirations plutôt que leurs positions dans une classe sociale qu’ils utilisent pour se définir, bien qu’ils s’identifient et adhèrent au modèle culturel dominant des couches moyennes (Avenel, 2007 : 53).

En conclusion, le rôle du quartier n’est pas si défini dans les divers contextes, qu’il agisse dans la construction d’une identité sociale territoriale ou, au contraire, dans le déficit d’intégration identitaire dans les banlieues. Il est plutôt spécifique à chaque situation. Cependant, sont évidents les processus de ségrégation, de concentration de la pauvreté, de stigmatisation, ainsi que les tentatives d’intégration sociale relative à la société de consommation de la part des plus défavorisés, lesquels forment une identité de préférence individuelle que collective. Ce phénomène est étroitement lié aux processus d’individualisation de notre société actuelle, dans laquelle les individus se préoccupent d’être pleinement responsables d’eux-mêmes. Pour les classes populaires cela implique de nouveaux processus identitaires et la transformation des problèmes sociaux en problèmes personnels, à défaut d’une mobilisation collective improbable (Avenel, 2007 : 54). Pourtant, pour les groupes populaires d’Amérique latine, le voisinage et la proximité constituent des ressources de grande valeur et forment une sorte de support (Merklen, 2009). Ainsi, le quartier reste fonctionnel malgré les processus croissants d’individualisation.

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